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Essai Société

Le défi agricole de l’Anthropocène


par Bertrand Valiorgue , le 6 octobre 2020


Que sera l’agriculture de demain ? Y aura-t-il encore place pour une agriculture ? Ce qui est certain, c’est que l’heure sonne d’une refonte complète d’un modèle désormais caduc. Cet essai envisage les scénarios possibles.

L’agriculture est le plus ancien des problèmes auxquels les sociétés humaines ont été confrontées. Pendant toute leur histoire, les sociétés occidentales et les institutions qui les gouvernaient ont eu maille à partir avec des famines, des crises alimentaires, des disettes qui décimaient les populations et compromettaient toute forme de progrès social, culturel et économique. Cette dure réalité est encore celle de nombreux pays. Le basculement dans l’ère géologique de l’Anthropocène fait ressurgir ces questionnements et impose une refonte complète de notre modèle agricole.

L’agriculture, première victime de l’Anthropocène

Les systèmes alimentaires que l’Occident est parvenu à mettre en place au sortir de la Seconde Guerre mondiale ont fait preuve d’une réussite incontestable en matière de quantité et de qualité de la nourriture mise à disposition du plus grand nombre à un coût qui n’a jamais cessé de diminuer. Depuis le début des années 1950, la part des dépenses engagées par les Occidentaux pour s’alimenter a été divisée par cinq. Le budget alimentaire des ménages représente désormais une fraction modeste des dépenses courantes qui est en France de l’ordre de 14 %.

Cette sécurisation des besoins alimentaires n’est pas tombée du ciel. Elle est issue d’un gigantesque travail de transformation de l’agriculture qui a conduit les pays occidentaux à développer des politiques publiques afin de transformer les pratiques agricoles pour simultanément doper les volumes de production, générer de la variété alimentaire et réduire la part des dépenses consacrées à l’alimentation. Les politiques agricoles de l’Europe et des États-Unis sont sans équivalent dans l’histoire de l’humanité et seule une volonté politique constante a pu conduire à la souveraineté alimentaire telle que nous la connaissons actuellement en Occident (Pisani, 1994).

Tout est pensé aujourd’hui en Occident comme si la question agricole et alimentaire était définitivement dépassée. Pourtant, un simple regard sur nos systèmes alimentaires permet de prendre conscience des immenses fragilités qui, si rien n’est fait, pourraient réduire à néant plusieurs décennies de progrès et d’efforts. Cette très grande fragilité provient d’une transformation profonde et irréversible du système Terre qui se traduit par un basculement dans une nouvelle époque géologique : l’Anthropocène.

La partie la plus visible et la plus commentée de cette bascule dans l’ère géologique de l’Anthropocène est sans aucun doute l’augmentation des températures et le changement climatique. Cette augmentation progressive des températures à un rythme et des niveaux que l’on a du mal à stabiliser n’est toutefois qu’une fraction des changements qui sont aujourd’hui à l’œuvre. Une multitude de changements sont en cours. Ils vont faire émerger une planète aux caractéristiques et mode de fonctionnement totalement inédits (Bonneuil & Fressoz, 2016).

L’activité agricole est directement bouleversée par ces changements.

Les plantes et les animaux que les humains ont mis des milliers d’années à domestiquer sont de moins en moins adaptés aux caractéristiques du système Terre qui émergent. Cela signifie deux choses. D’une part, les connaissances acquises pour maîtriser les cycles biologiques des espèces végétales et animales actuelles deviennent de plus en plus caduques, car ces connaissances ne sont valables que dans des conditions pédoclimatiques [1] stables et connues. Un nouveau climat signifie un nouveau comportement des plantes et des animaux, de nouvelles pathologies, et donc de nouvelles pratiques agricoles qui sont à inventer, tester et apprendre. D’autre part, ce nouveau système Terre implique en toute logique de s’intéresser à de nouvelles variétés de végétaux ou d’animaux plus adaptées au nouveau climat et qui n’ont pas été ou très peu mobilisés dans le cadre de l’activité agricole. Il faut ainsi se lancer dans l’exploitation de cycles biologiques (animaux ou plantes) dont les agriculteurs ne connaissent pas ou mal les caractéristiques.

Le système Terre se transforme sous nos yeux et il ne retrouvera plus jamais les équilibres et la grande stabilité que nous avons connus. L’agriculture et nos systèmes alimentaires sont puissamment impliqués, car les transformations du système Terre modifient le comportement des plantes et des animaux qui ne réagissent plus de la même façon. Il y a moins d’eau, plus de lumières, plus de CO2 dans l’atmosphère, plus d’évènements extrêmes, moins de biodiversité. Nous sommes en train de basculer dans un monde dans lequel l’agriculture va devenir de plus en plus compliquée, incertaine et coûteuse, voire tout simplement impossible dans certaines régions.

Une contestation et une prise de conscience qui s’amplifient

Le basculement dans l’ère géologique de l’Anthropocène n’est pas une simple crise environnementale. Il s’agit bien d’une transformation majeure et irréversible du système Terre qui fragilise considérablement les fondements de l’activité agricole, mais également sa légitimité. Dans ces conditions, si l’activité agricole ne parvient pas à se réinventer, les risques d’une disparition pure et simple ne sont pas négligeables.

On assiste en effet à l’émergence et à la structuration de puissants mouvements sociaux qui s’attaquent frontalement à l’agriculture et dénoncent sa contribution aux dérèglements du système Terre. Peter Singer, un des principaux théoriciens de l’antispécisme, soutient par exemple que le meilleur moyen de lutter contre le réchauffement climatique est de tout simplement mettre un terme à l’élevage industriel d’animaux dont l’empreinte écologique est particulièrement significative (Singer, 1995). Dans un essai très polémique publié en 1987, Jared Diamond affirme que l’agriculture est « la plus grande erreur dans l’histoire de la race humaine ». Pour cet intellectuel de renommée internationale, l’agriculture a considérablement réduit la diversité alimentaire à travers la sélection de quelques espèces exposant les sociétés à des risques de famine. L’agriculture est également accusée d’avoir institutionnalisé des différences de classes et des hiérarchies sociales dont nos sociétés contemporaines sont les directes héritières. Plus fondamentalement, la perspective de Diamond est construite autour d’une vision malthusienne. L’agriculture maintient la possibilité illusoire d’un accroissement sans limites de la population humaine qu’il faut nourrir à partir d’une agriculture toujours plus productive (Diamond, 1987, 2005).

Ces développements intellectuels et philosophiques sont abondamment repris et développés par des mouvements sociaux et des ONG qui prennent les opinions publiques occidentales à témoin afin d’enclencher des évolutions plus ou moins radicales au niveau de l’agriculture. Eddy Fougier, un des rares spécialistes des mouvements sociaux qui émettent des critiques à l’égard de l’agriculture, identifie cinq grandes catégories d’activistes. Ces activistes n’ont pas la même identité ni les mêmes modes opératoires, mais leurs actions visent à politiser les enjeux autour de certaines pratiques agricoles afin d’obtenir des réformes réglementaires et législatives (Fougier, 2016, 2018) :

Les ONG spécialisées : Ces acteurs ont une bonne connaissance de l’agriculture et des pratiques agricoles. Ils ciblent de manière privilégiée certaines exploitations agricoles ou acteurs de l’agro-industrie afin de dénoncer des pratiques qu’ils jugent inadaptées. On retrouve ici des organisations comme L214, Combat Monsanto, OGM Dangers ou encore Générations futures. Comme le souligne Fougier, ces activistes spécialisées ont professionnalisé leurs techniques de communication. Ils disposent d’une forte visibilité et de relais médiatiques puissants qui épousent leurs causes. Ils ont des impacts forts et structurants sur l’opinion publique.

Les ONG généralistes : Ces organisations ne sont pas spécialisées dans l’agriculture, mais leurs combats et projets de réformes touchent à un moment ou un autre les questions agricoles. On retrouve ici une catégorie d’ONG bien établies et qui disposent d’un accès privilégié aux décideurs et à la sphère politique (WWF, FNH, FNE, Greenpeace, Fondation Brigitte Bardot, Oxfam, Attac…). Ces structures ont des capacités d’influence importantes et certains de leurs responsables pratiques ce que les Anglo-saxons nomment le « revolving door ». Cette pratique consiste à faire des chassés-croisés entre la sphère politique et la sphère activiste au cours d’une carrière professionnelle. Yannick Jadot, Nicolas Hulot, Cécile Duflot sont les personnalités les plus connues qui pratiquent ce type d’aller-retour.

Les leaders d’opinions et influenceurs : Il s’agit d’individus engagés qui du fait de leurs productions scientifiques ou littéraires disposent d’une aura et d’une audience. Ils véhiculent des idées et influencent les représentations. Les pouvoirs publics leur commandent parfois des rapports et des missions qui donnent de la visibilité à leurs pensées. On les retrouve également dans des think tanks et des fondations qui soutiennent et diffusent les productions intellectuelles de ces leaders d’opinion.

Les associations de victimes : Fougier note avec pertinence que les associations de victimes et de défense des droits constituent également des acteurs qui influencent fortement les représentations et la compréhension de l’opinion publique. Les combats qu’ils mènent et qu’ils médiatisent ont de fortes résonnances. Les multiples procès de l’agriculteur Paul François contre Monsanto constituent un exemple emblématique de ces victimes et associations de victimes dont les combats largement médiatisés se diffusent dans toute la société civile.

Les groupes radicaux : Cette catégorie d’activiste ne se contente pas de discours et de slogans qui circulent sur les réseaux sociaux et dans les médias traditionnels. Ils passent à l’acte et souvent de manière violente. On retrouve ici les Faucheurs volontaires, Boucherie Abolition, le Front de libération animale. Ces activistes s’introduisent dans les exploitations agricoles ou dans certains points de vente qu’ils saccagent délibérément. Ces actions violentes ont généralement de forts échos dans la presse et les médias. Elles modifient les croyances et représentations de la société civile.

Ces mouvements sociaux se multiplient en France et dans la plupart des pays occidentaux. Ils ont aujourd’hui des effets notables sur les opinions publiques et la sphère politique. Ils ont également une traduction économique directe qui se traduit par l’émergence d’entrepreneurs et d’investisseurs dont la raison d’être est de proposer des alternatives à l’agriculture afin de couvrir les besoins en protéines animales et végétales des humains. On observe en effet les investissements se multiplier afin de mener des recherches et des projets industriels autour de ce que l’on nomme de manière tout à fait inappropriée l’agriculture cellulaire. L’agriculture telle que nous la connaissons aujourd’hui consiste à maîtriser la totalité d’un cycle biologique depuis la naissance/plantation jusqu’à la récolte/abattage en passant par la phase de croissance/élevage d’une plante ou d’un animal. Ces cycles vont d’une année à plusieurs années. L’agriculture dite cellulaire fait totalement abstraction de ces cycles biologiques et base sa production de denrées alimentaires sur la multiplication de cellules animales ou végétales dans des laboratoires à partir des connaissances et moyens offerts par les biotechnologies.

L’idée très simple de l’agriculture cellulaire est de partir de cellules souches prélevées sur un animal vivant puis de les multiplier. Grâce à l’injection de liquide nutritif contenant des protéines et des hormones de croissance, ces cellules souches finissent par devenir de véritables morceaux de viande qui sont ensuite consommés par les humains. Le premier hamburger développé à partir d’un morceau de viande cellulaire a été produit en 2013 par la société Mosa Meat située aux Pays-Bas. Depuis cette toute première opération de Mosa Meat, les coûts de production de la viande cellulaire ont considérablement diminué. Certains analystes parient aujourd’hui sur un déclin de 50 % de l’élevage industriel à l’horizon 2030 sous l’effet d’une généralisation des techniques de production de la viande cellulaire.

En suivant ces technologies, il n’y a plus besoin de nourrir, de soigner et d’abattre les animaux. Ces activités agricoles sont en effet très polluantes et consommatrices en matière de ressources naturelles. On fait alors « pousser » de la viande dans des bioréacteurs, et il possible de supprimer l’élevage des animaux et toutes les opérations agricoles en amont et en aval. On supprime également par là toute forme de souffrance animale. Des sommes considérables sont aujourd’hui injectées dans cette technologie, et certaines start-up de l’agriTech se voient déjà comme des futurs géants de l’agroalimentaire à la place des opérateurs historiques qui s’appuient sur l’élevage des animaux.

La même technique peut être développée pour les protéines végétales. Il est aujourd’hui possible de partir de cellules végétales pour fabriquer ce que l’on nomme également de manière inappropriée des « steaks végétaux » qui contiennent les nutriments et protéines nécessaires à l’alimentation humaine. L’opérateur industriel le plus avancé aujourd’hui est Beyond Meat. Cette entreprise a produit son premier steak végétal en 2015 et elle est aujourd’hui capable de produire des steaks végétaux dont la texture et le goût se rapprochent de la viande de poulet, de bœuf ou encore de porc.

De grands capitaines d’industrie comme Richard Branson ou encore Bill Gates se montrent très enthousiastes sur la capacité de ces technologies qu’ils qualifient de technologies de ruptures (Gates, 2019). Les investissements et les levées de fonds sont conséquentes, grâce à l’attention que ces technologies de substitution à l’agriculture ont suscitée auprès de riches entrepreneurs et fonds d’investissement. L’entreprise américaine Memphis Meats a été financée à hauteur de plus de 180 millions de dollars depuis sa fondation en 2015. L’entreprise a une importante avance sur la viande cellulaire et ses nouveaux investisseurs souhaitent positionner le développement de l’entreprise à l’échelle du globe. L’entreprise américaine Perfect Day qui est spécialisée dans la fabrication de protéines à base de lait a levé quant à elle plus de 160 millions de dollars en 2019. Meatable une entreprise hollandaise a bénéficié de plusieurs dizaines de millions de dollars toujours en 2019. Mais le record de levée de fonds pour la seule année 2019 revient à l’entreprise américaine Beyond Meat qui a récupéré auprès d’investisseurs plus de 240 millions de dollars pour poursuivre ses recherches et son développement commercial.

L’agriculture traditionnelle au pied du mur

Mouvements sociaux et entrepreneurs de l’alimentation cellulaire sont les deux faces d’un vaste et profond mouvement de fond qui vise à légitimer et faire émerger des technologies alternatives à l’agriculture traditionnelle à l’heure de l’Anthropocène. Ces mouvements sociaux et entrepreneuriaux appellent nécessairement une réponse de la part de la profession agricole. Le statu quo est impossible à tenir d’un point de vue politique et climatique.

Comme d’autres secteurs, l’activité agricole a indiscutablement une responsabilité dans l’émergence de l’Anthropocène. Cette responsabilité ne peut pas être niée et la sensibilité croissante des opinions publiques à l’égard du changement climatique va contribuer à mettre toujours un peu plus de lumière et de pression sur ce secteur. Les différents activistes qui s’attaquent à ce secteur sont en quelque sorte sur une rente de situation, car il est certain que dans les années à venir, ils vont bénéficier de plus en plus de soutiens politiques et financiers. Ils vont accentuer la contestation de l’agriculture. La profession agricole ne pourra pas rester sourde à ces pressions et revendications. Elle devra apporter des réponses claires et définir une nouvelle trajectoire en phase avec les attentes de la société.

La profession agricole ne peut pas non plus se permettre l’option de l’inertie du point de vue des fondements de son activité. Nous avons vu que l’Anthropocène change le comportement des plantes et des animaux. Il va nécessairement falloir que les agriculteurs trouvent et apportent des réponses à ces changements sous peine de voir les rendements s’effondrer. L’activité agricole redevient fondamentalement incertaine et la profession doit se lancer dans le développement de connaissances et d’institutions susceptibles de sécuriser les rendements et les revenus. Sans cette nouvelle dynamique de progrès agronomique, le coût de l’alimentation augmentera de manière considérable entraînant une grande fragilisation de nos systèmes économiques et d’importantes contestations politiques aussi bien dans les pays développés que dans les pays en développement.

Trois grands scénarios se dégagent de ces transformations de fond qui affectent le secteur agricole.

L’effondrement : Dans ce scénario, l’entrée dans l’ère de l’Anthropocène est à l’origine de perturbations très importantes qui conduisent à des hausses considérables du coût de l’alimentation dans un contexte d’urbanisation et d’augmentation de la population mondiale. L’agriculture n’arrive plus à nourrir l’humanité. Il s’en suit des perturbations politiques et économiques considérables qui conduisent à l’effondrement des sociétés telles que nous les connaissons aujourd’hui. Notre système économique est rattrapé par ces contradictions et son rapport structurellement défaillant à la nature. Le « réveil de Gaïa » généré par l’activité humaine entraîne l’impossibilité de nourrir les humains (Latour, 2017). On entre dans une crise structurelle qui appelle un dépassement du système. C’est le scénario des collapsologues, largement présent dans les librairies et discuté dans la société civile. Suivant ce scénario de l’effondrement qui en fonction du degré de pessimisme des auteurs varie de l’échelle de la décennie à celle du siècle, on peine à voir quelle agriculture va émerger. S’agit-il de revenir à une agriculture de subsistance, capable de donner les moyens et les ressources pour que les citoyens gagnent en autonomie alimentaire, ou encore de faire des centres urbains des lieux de production de l’alimentation ? Les auteurs qui parient sur le scénario de l’effondrement semblent plus soucieux de décrire l’inéluctable que de prévoir et de faire émerger des solutions. Cette attitude profondément pessimiste et paralysante est dénoncée par Catherine et Raphaël Larrère qui montrent que si l’Anthropocène est bien une certitude, le scénario de la catastrophe n’est pas inévitable (Larrère & Larrère, 2020).

La grande substitution : Dans ce scénario, l’agriculture devient une technologie obsolète. Le changement climatique conduit à faire baisser les rendements et à renchérir le coût de l’alimentation. Les biotechnologies et l’alimentation cellulaire se développent suite à des investissements massifs. Les tensions politiques et les inquiétudes liées au changement climatique poussent les consommateurs à massivement accepter l’alimentation cellulaire. Ces technologies de substitution ont également le mérite de faire chuter le coût de l’alimentation et de relancer une dynamique de consommation favorisant le développement économique. La part des aliments et des protéines issues de l’agriculture traditionnelle devient nettement minoritaire. L’humanité reconfigure son alimentation et elle change sa nature même. Cette grande substitution doit être reliée aux mouvements philosophiques et scientifiques du transhumanisme qui visent à faire émerger un nouvel homme qui s’émancipe de sa condition naturelle et redéfinit, entre autres, la manière dont il va s’alimenter. Si les activistes [2] et entrepreneurs de l’alimentation cellulaire ne voient que des mérites à cette technologie pour produire des protéines, certains chercheurs montrent cependant que cette technologie a de très importants effets collatéraux sur l’environnement (Lynch & Pierrehumbert, 2019). Elle nécessite beaucoup d’énergie pour réaliser la croissance cellulaire, et il n’est pas démontré que ses rendements soient supérieurs à certaines pratiques d’élevages traditionnelles, plus soucieuses de leur empreinte environnementale. À cet égard, l’alimentation cellulaire risque de contribuer directement au réchauffement climatique et au dérèglement du système Terre. Par ailleurs, les éléments et liquides nutritifs qui sont aujourd’hui utilisés pour générer la croissance cellulaire nécessitent de produire et d’abattre en masse des animaux vivants dans lesquels sont prélevés ces éléments nutritifs. L’alimentation cellulaire ne supprime donc pas la souffrance animale et le recours à des élevages intensifs. D’autres travaux plus orientés vers les sciences sociales et politiques font également ressortir les risques d’une alimentation à deux vitesses. Les couches les plus aisées de la population continueront à s’alimenter sur la base d’une alimentation traditionnelle de qualité, alors que la masse de la population ingérera une alimentation cellulaire destinée à couvrir ses besoins physiologiques en protéines. Derrière la rhétorique progressiste et le slogan « se nourrir sans détruire la planète » qui est le mantra de l’alimentation cellulaire se cachent de nombreuses contradictions et de puissants intérêts scientifiques et économiques qui sont en train de se coaliser (voir Luneau, 2020 pour une description). Cette substitution de l’agriculture traditionnelle par l’alimentation cellulaire pose des enjeux politiques et éthiques de premier plan dont on peine à voir les modalités de résolution (Sexton, 2018).

Le nouveau contrat social : Dans ce troisième scénario, les biotechnologies et l’alimentation cellulaire ne tiennent pas toutes leurs promesses, et sont refusées par les populations. L’agriculture se maintient, mais elle doit opérer une grande mutation afin de maintenir un coût de l’alimentation dans des contextes pédoclimatiques en constante mutation. Elle doit également montrer qu’elle est capable de réparer le système Terre à travers l’adoption de pratiques qui vont bien au-delà d’une neutralisation des impacts. À travers l’adoption de nouvelles pratiques, l’agriculture devient une activité avec une empreinte écologique positive. Elle est susceptible de réparer et de compenser les impacts négatifs d’autres secteurs d’activités. Sur les bases de cette agriculture régénératrice, les acteurs du secteur signent un nouveau contrat social dont les termes sont assez simples : nourrir le monde tout en réparant la planète.

Les quatre piliers de l’agriculture régénératrice

Dans tous les cas de figure, il est inévitable que l’agriculture se transforme. Elle devra le faire pour des raisons géologiques, économiques et politiques. L’ampleur et la brutalité des changements ne sont pas les mêmes en fonction des scénarios qui vont s’imposer. Néanmoins, le basculement dans l’Anthropocène va dans tous les cas se traduire par le développement plus ou moins obligatoire et rapide d’une agriculture régénératrice construite autour de quatre objectifs :

Limiter l’empreinte environnementale : L’empreinte environnementale de l’activité agricole est considérable. On en connait aujourd’hui l’ampleur. Pour limiter ou stopper cette empreinte environnementale, l’agriculture régénératrice doit dépasser certaines technologies et inventer de nouvelles pratiques agronomiques ou zootechniques. Il s’agit de faire émerger ce que Michel Griffon nomme « une révolution doublement verte et une agriculture écologiquement intensive » (Griffon, 2011 ; Griffon & Weber, 1996). Il existe aujourd’hui de nombreux verrous industriels et scientifiques qui bloquent le progrès agronomique. Plutôt que de subir des technologies et de se voir imposer des schémas agricoles dépassés, les agriculteurs doivent réclamer de nouvelles solutions à l’ensemble des opérateurs privés et publics. Les agriculteurs doivent se positionner en tant que militants du progrès agronomique et zootechnique plutôt que de soutenir les rentes de situation de certains industriels de l’agro-industrie. Un exemple suffit à éclairer notre propos. Les légumineuses sont des plantes riches en protéines et elles ont également comme propriété remarquable de fixer l’azote. Elles nourrissent les hommes et sont susceptibles de fixer de l’azote dans le sol. Azote qui est ensuite utilisé par d’autres cultures plus gourmandes comme les céréales sans avoir à effectuer d’apports artificiels via des engrais. Or le poids des légumineuses par rapport aux céréales est aujourd’hui très largement minoritaire. Ceci est le résultat de choix politiques et économiques qui ont conduit à privilégier les céréales. Si les entreprises et organismes de recherche avaient consacré autant d’effort à la promotion des légumineuses, nous aurions pu considérablement limiter les effets que nous constatons aujourd’hui. Dans cet état d’esprit, un ensemble de technologies et de savoir-faire sont aujourd’hui en train d’émerger autour de l’agriculture de conservation des sols qui s’appuie sur une diversité d’espèces végétales et des rotations intelligentes qui conduisent à régénérer les sols. Des dynamiques similaires sont possibles dans l’élevage afin de réduire et/ou d’utiliser intelligemment les effluents et réduire la mobilisation massive d’antibiotiques. L’agriculture régénératrice limite son empreinte environnementale et ouvre la voie d’un nouveau progrès agronomique et zootechnique dont les agriculteurs sont les premiers promoteurs.

Réparer l’atmosphère : Un des éléments essentiels qui explique le basculement dans l’ère géologique de l’Anthropocène est le réchauffement climatique. Ce réchauffement est en grande partie généré par une augmentation de la teneur en CO2 dans l’atmosphère. Certaines pratiques agricoles conduisent à un bilan carbone négatif, alors que d’autres peuvent déboucher sur un bilan nettement positif. C’est la magie du vivant, qui en fonction des comportements que l’on induit, peut se comporter de manière fondamentalement différente. La manière de cultiver les sols dans le cadre de l’activité agricole est déterminante dans sa capacité à stocker ou libérer du carbone. Le labour et le retournement des sols, par exemple, est une pratique qui conduit à massivement libérer du carbone dans l’atmosphère. Le carbone stocké dans le sol par l’activité des plantes et de leurs racines se retrouve libéré dans l’atmosphère dans des proportions considérables. Une tonne de carbone stockée dans le sol est équivalente à 3,6 tonnes de CO2 stockées dans l’atmosphère. Si elle adopte certaines pratiques comme l’arrêt du labour, la présence de couverts végétaux permanents et les mélanges d’espèces végétales, l’agriculture peut être une activité qui participe massivement à retirer le CO2 contenu dans l’atmosphère pour le stocker en tant que carbone dans les sols. Sur une surface d’un hectare, l’augmentation de 1 % de la matière organique contenue dans les sols peut conduire à stocker 21 tonnes de carbone [3]. Ce qui revient à retirer 75.6 tonnes de CO2 dans l’atmosphère (Toensmeier, 2016). En adoptant certaines pratiques, l’agriculture régénératrice peut puissamment renverser la tendance et devenir un secteur qui capture et stocke massivement le CO2 dans l’atmosphère.

Reconquérir la biodiversité : La reconquête de la biodiversité dans le cadre d’une agriculture régénératrice est essentielle. 75 % de la production alimentaire mondiale est aujourd’hui générée à partir de 12 espèces végétales et de 5 espèces animales. Les travaux des botanistes ont mis en évidence l’existence de plusieurs centaines de milliers d’espèces végétales (entre 300 000 et 500 000). Environ 30 000 d’entre elles sont comestibles. Aujourd’hui 90 % des apports en protéines végétales sont réalisés à partir du blé, du maïs et du riz. Et si l’on prend le blé, quatre variétés seulement assurent à elles seules 70 % de la production en France. Si au fil de son histoire l’agriculture a mobilisé des milliers de plantes et d’espèces, le fonctionnement actuel de l’agriculture conduit à réduire considérablement le champ des possibles alors que nous avons précisément besoin de nous appuyer sur de nouvelles espèces et variétés suite aux transformations des conditions pédoclimatiques. La même dynamique est observable chez les animaux. Nous sommes dépendants de quelques espèces animales et les progrès des biotechnologies font qu’au sein d’une même espèce nous dépendons d’une lignée et bientôt d’individus clonés à l’infini du fait de leurs rendements exceptionnels. La concentration des sources de protéines sur quelques variétés animales et végétales est rationnelle dans un environnement naturel ou les conditions pédoclimatiques sont connues, étudiées et maîtrisées. Dès l’instant où cet environnement naturel se transforme, s’appuyer sur cette poignée d’espèces fait courir un risque majeur. La réintroduction d’une diversité ancienne ou de nouvelles espèces est un impératif de l’agriculture régénératrice. Cette réintroduction ne doit pas se faire dans des biobanques ou des musées, mais bien dans les champs et dans les élevages.

Développer un travail institutionnel continu : L’Anthropocène va engendrer un nouveau comportement des plantes et des animaux domestiques mobilisés pour l’alimentation humaine. Il va falloir, nous l’avons dit, développer de nouvelles connaissances pour les rendre plus adaptables voir de les changer afin d’avoir des comportements et des performances nutritionnelles en phase avec les nouveaux contextes pédoclimatiques qui vont émerger. Des changements de comportement vont également s’opérer au niveau des plantes et des animaux sauvages qui vont avoir des comportements et des réactions nouvelles. Des crises sanitaires causées par des contaminations entre les espèces ou la multiplication de fléaux comme les vols de criquets sont à prévoir, anticiper et gérer. C’est en fin de compte l’ensemble des espèces domestiques et sauvages qui vont se comporter différemment. Face à l’incertitude biologique de l’Anthropocène, il apparaît indispensable de développer de nouvelles connaissances pour se prémunir des risques et des dommages potentiels qui peuvent être très importants. Il convient d’engager ce que certains économistes et sociologues nomment un travail institutionnel. Ce travail institutionnel va consister à détruire certaines institutions qui sont inadaptées au contexte de l’Anthropocène, à maintenir certaines qui auront fait leurs preuves et en inventer de nouvelles. Les institutions qui vont faire l’objet de ce travail institutionnel sont politiques (lois et règlements), agronomique/zootechnique (protection des cycles biologiques) et bien évidemment économique (régulation des marchés et incitations).

La question agricole et alimentaire est devant nous et, si rien n’est fait, nos sociétés devront affronter d’importantes tensions. L’avenir du système Terre et le futur de notre alimentation est aujourd’hui entre les mains d’une profession et d’acteurs industriels qui rencontrent des difficultés pour intégrer les défis de l’Anthropocène et bifurquer vers une agriculture régénératrice. Si elles souhaitent maîtriser la manière dont elles vont s’alimenter, les sociétés occidentales doivent politiquement se réapproprier ces enjeux. Elles doivent considérer l’agriculture n’ont pas comme une simple activité économique constitutive du secteur primaire, mais bien comme une activité essentielle qui façonne notre humanité et notre manière d’être au monde.

par Bertrand Valiorgue, le 6 octobre 2020

Aller plus loin

Bibliographie
• Bonneuil, C., & Fressoz, J.-B. (2016). L’événement Anthropocène : la Terre, l’histoire et nous. Paris, Seuil.
• Diamond, J. (1987). The worst mistake in the history of the human race. Discover, May, 95-98.
• Diamond, J. (2005). Collapse : How societies choose to fail or succeed. New York : Penguin.
• Fougier, E. (2016). Animalistes, zadistes, néo-luddites : nouvelles menaces pour la sécurité des entreprises en France. Sécurité et stratégie, 24(4), 32-39.
• Fougier, E. (2018). Le monde agricole face au défi de l’agribashing. Paris : FNSEA.
• Gates, B. (2019). How we’ll invent the future, MIT Technology Review.
• Griffon, M. (2011). Pour des agricultures écologiquement intensives. Paris : Éditions de l’Aube.
• Griffon, M., & Weber, J. (1996). La révolution doublement verte : économie et institutions. Cahiers Agricultures, 5(4), 239-242.
• Larrère, C., & Larrère, R. (2020). Le Pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste. Paris : Premier Parallèle.
• Latour, B. (2017). Facing Gaia : Eight lectures on the new climatic regime. New York : John Wiley & Sons.
• Luneau, G. (2020). Steak barbare ; Hold-up vegan sur l’assiette. Paris : Éditions de l’Aube.
• Lynch, J., & Pierrehumbert, R. (2019). Climate impacts of cultured meat and beef cattle. Frontiers in sustainable food systems, 3, 5.
• Pisani, E. (1994). L’agriculture française et la politique agricole commune. Paris : Conseil économique et social.
• Sexton, A. (2018). Eating for the post‐Anthropocene : Alternative proteins and the biopolitics of edibility. Transactions of the Institute of British Geographers, 43(4), 586-600.
• Singer, P. (1995). Animal liberation. New-York : Random House.
• Toensmeier, E. (2016). The carbon farming solution : a global toolkit of perennial crops and regenerative agriculture practices for climate change mitigation and food security. White River Junction : Chelsea Green Publishing.

• Certains éléments de ce texte sont directement repris de l’ouvrage Refonder l’agriculture à l’heure de l’Anthropocène publié aux éditions le Bord de l’Eau (2020). L’auteur remercie chaleureusement l’éditeur d’avoir accepté de reproduire certains passages.

Pour citer cet article :

Bertrand Valiorgue, « Le défi agricole de l’Anthropocène », La Vie des idées , 6 octobre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-defi-agricole-de-l-Anthropocene

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Conditions qui renvoient à un climat interne d’un sol donné en fonction des conditions saisonnières de température, d’hygrométrie et de composition de l’atmosphère.

[2Voir l’ouvrage militant et dithyrambique de Paul Shapiro, Clean meat : how growing meat without animals will revolutionize dinner and the world publié en 2018 chez Simon and Schuster.

[3Les spécialistes des sols considèrent que les capacités de stockage des sols sont de 30 à 50 tonnes par hectare.

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