Célèbre criminologue conservateur, professeur de science politique à Harvard, James Q. Wilson voit dans la déchéance du mariage une des principales causes de l’aggravation des problèmes sociaux. La thèse, ancienne, pourrait prêter à sourire si elle n’avait pas une influence directe sur les politiques sociales américaines.
Ce texte est extrait de J. Damon, Question sociales : analyses anglo-saxonnes. Socialement incorrect ? , collection Major, PUF, mars 2009.
Recensé : James Q. Wilson, The Marriage Problem. How our Culture has Weakened Families, New York, HarperCollins, 2002, 274 p.
Le mariage et la famille ébranlés
Les évolutions de la structure familiale américaine sont marquées, comme partout en Occident, par un relatif déclin de la nuptialité, la progression des divorces et de la monoparentalité. Il n’en reste pas moins que le mariage reste valorisé, même chez les parents célibataires. On liste, dans le désordre, quelques-uns des principaux constats relevés par Wilson.
En 2000, la moitié seulement des ménages américains avaient à leur tête un couple marié, contre 78 % en 1950 et 61 % en 1980.
Parmi les familles ayant des enfants de moins de 18 ans, moins des trois quarts avaient à leur tête un couple marié en 2000. Cette proportion était de 93 % en 1950 et de 81 % en 1980.
La proportion de naissances hors mariage est passée de 12 % en 1970 à 18 % en 1980 et à plus du tiers aujourd’hui.
En 1963, 83 % des femmes âgées de 25 à 55 ans étaient mariées. En 2000, cette proportion est nettement inférieure aux deux tiers.
En 1960, un cinquième des enfants noirs vivaient avec leur mère isolée, sans leur père. Vers 2000, c’est le cas du cinquième des enfants blancs, et de plus de la moitié des enfants noirs.
Les trois quarts des maternités précoces (des naissances avant la majorité des mères) sont le fait d’adolescentes non mariées. Dans le cas des jeunes filles noires mineures qui ont des enfants, 90 % d’entre elles ne sont pas mariées.
Les parents célibataires sont trois fois plus nombreux que les parents mariés à connaître des problèmes de drogue et d’alcool.
La moitié des enfants qui vivent dans un ménage dirigé par une femme isolée sont en situation de pauvreté [1].
Face à cette situation, des responsables politiques, libéraux et conservateurs, en sont venus à promouvoir le mariage comme stratégie de lutte contre la pauvreté [2]. Des fonds ont été affectés à cette fin. Dans le cadre de la réforme du Welfare votée en 1996 sous l’ère Clinton, les États ont été incités à encourager la formation et le soutien des familles biparentales. L’administration Bush a débloqué 300 millions de dollars pour soutenir le mariage (primes de mariage, cours de préparation au mariage, réduction des allocations en cas de naissances hors mariage, etc.).
Wilson se fait le champion du mariage pour revaloriser la famille, aujourd’hui fortement remise en question par l’individualisation des comportements et la privatisation des mœurs. Par une formule, il résume les évolutions familiales des deux ou trois derniers siècles : auparavant l’individu appartenait à la famille, désormais la famille appartient à l’individu. Chacun, dans ce contexte, peut donc faire ce qu’il veut en termes de comportements reproductifs et matrimoniaux, ce qui, pour Wilson, est une corruption morale fondamentale.
Deux nations séparées
Wilson débute son analyse en écrivant que les Américains contemporains sont dans une situation matérielle beaucoup plus favorable que celle de leurs parents. Les plus pauvres des Américains ont actuellement une vie meilleure que celle de la plus grande partie des Américains il y a un siècle. Spirituellement, c’est le contraire.
Citant Disraeli et ses célèbres deux Nations, Wilson considère que les États-Unis sont aujourd’hui une nation éclatée, non plus seulement par la richesse, mais par des attitudes encouragées par la loi. Dans une des deux nations, un enfant est élevé par ses deux parents. Il trouve une formation, un emploi, une épouse. Il ne verse pas dans la violence et la criminalité. Dans l’autre nation, où l’assistance est devenue un mode de vie, un enfant est élevé par sa mère, qui ne s’est pas mariée, dans un environnement sans père. Il ne va pas à l’école et s’organise dans des gangs.
Le problème familial est à la base de cette séparation culturelle entre deux nations opposées. Ce n’est pas, toujours selon Wilson, un problème d’argent. Globalement le pays, et les individus, n’ont jamais autant disposé de ressources. En outre, toutes choses (dont les ressources) égales par ailleurs, il apparaît des contrastes très nets entre les individus vivant dans des structures familiales différentes. Le taux d’homicides des enfants vivant dans des familles recomposées est 70 fois plus élevé que chez les enfants vivant avec leurs deux parents biologiques. Les enfants vivant dans des familles monoparentales présentent un risque deux fois plus élevé que les enfants vivant dans des familles biparentales de quitter l’école précocement. Les filles dans les familles monoparentales ont deux fois plus de chance de se retrouver enceintes avant 18 ans. On pourrait continuer sans fin la liste qui compose ce tableau peu reluisant.
Ce qui est sûr, c’est que les familles monoparentales sont bien plus défavorisées que les familles biparentales. Certains problèmes pourraient être dus au revenu et non à la structure familiale. Les effets propres de l’absence de père et de la faiblesse des revenus comptent chacun pour partie dans l’explication des différences de comportements des enfants. Mais si l’argent fait une différence, la structure familiale en fait une plus importante. Si l’on regarde dans les quartiers où se concentrent les problèmes de violence, la criminalité est plus corrélée à la structure familiale qu’au niveau de revenu et à l’origine ethnique des individus.
Parmi les études qu’il cite, Wilson en apprécie particulièrement une. Celle-ci indique que pour éviter la pauvreté, trois choses sont nécessaires : terminer ses études secondaires ; se marier avant d’avoir des enfants ; ne pas avoir d’enfants avant d’avoir atteint vingt ans. Seulement 10 % des parents qui réunissent ces trois caractéristiques sont pauvres. 80 % des parents qui ne réunissent aucune de ces caractéristiques sont pauvres.
Le divorce en cause
Wilson considère – c’est la conclusion de son ouvrage – que la principale attitude à adopter et à valoriser est de ne pas avoir d’enfant avant de se marier. Il considère ensuite que les parents doivent tout faire pour ne pas se séparer et que tout doit être fait pour les y aider.
On estime actuellement, aux États-Unis comme à Paris, qu’un mariage sur deux devrait se terminer par un divorce. Outre-Atlantique, près d’un million d’enfants sont chaque année impliqués dans un divorce. Wilson repère deux écoles de pensée face au divorce et à ses conséquences. Les premiers pensent que ce n’est pas le divorce qui a un impact négatif sur les enfants, mais le conflit des parents qui mène au divorce. Dans ce cas le divorce est plus une solution qu’un problème. Les deuxièmes soutiennent que le divorce affecte les enfants indépendamment du conflit qui le précède. Dans ce cas il faut tout faire pour limiter le nombre de divorces. C’est dans cette deuxième perspective que s’inscrit Wilson. Il utilise la longue série d’études qui ont montré les impacts négatifs du divorce sur les enfants, en termes de performances scolaires notamment [3].
De manière plus originale, il fait état d’études menées auprès d’adolescents vivant dans des configurations familiales diverses : couple parental intact, parents divorcés, parents en instance de divorce. De ces études, il ressort que le divorce explique plus complètement les difficultés des adolescents que les conflits conjugaux de leurs parents.
Selon Wilson, qui analyse les évolutions de la législation, le problème est qu’on divorce plus facilement. Ce n’est que dans un tiers des cas de divorce que l’on rapporte des incidents sérieux ou des querelles régulières entre les parents. Le divorce est engagé aujourd’hui à un degré de difficulté conjugale beaucoup plus faible qu’auparavant. Pour les enfants de ces mariages, le divorce est bien la principale source de douleur et de tension.
Deux explications : l’esclavage et les Lumières
À la suite de ces constats et réflexions, Wilson en vient à poser la vraie question. Si le mariage permet une vie meilleure et plus longue, pourquoi tant d’hommes et de femmes le repoussent ?
On pourrait considérer, selon notre auteur, qu’il y a là l’influence des idéaux des années 1960 – explication souveraine de tout problème culturel. Il y a peut-être un peu de vrai, selon Wilson, avec notamment le vote de lois facilitant le divorce. Il serait toutefois étrange qu’une institution aussi ancienne et universelle que le mariage soit devenue si vulnérable en raison d’une décennie de changement culturel.
Deux explications plongent leurs racines plus profondément dans l’histoire : l’esclavage et les Lumières. Dans le premier cas, les impacts sont évidents : les hommes esclaves ne pouvaient devenir ni père ni époux. Les descendants des esclaves ont hérité de l’image dévalorisée d’un homme qui ne peut se réaliser que dans la quête d’émancipation. Dans le second cas, il s’agit d’un mouvement général d’individualisation, qui a ses vertus, mais qui a contribué à profondément déstabiliser l’institution familiale. De sacrement le mariage est devenu contrat. De contrat il s’est transformé en arrangement.
Des Lumières, les Occidentaux ont hérité, entre autres, une bienveillance qui n’a fait que croître à l’égard du concubinage, désormais baptisé « cohabitation ». La cohabitation signifie que deux personnes sont d’accord pour vivre ensemble, pour partager un appartement, des repas et du sexe. Le mariage signifie que deux personnes se promettent de vivre ensemble jusqu’à la mort, de partager un appartement, des repas et du sexe, ainsi qu’une obligation de prendre soin l’un de l’autre. La grande différence est donc dans la promesse, dans l’engagement pris publiquement.
Notons que la cohabitation à l’américaine présente une différence notable par rapport aux cas européens. Aux États-Unis, plus le niveau d’éducation est élevé plus les individus ont une probabilité forte de marier. En Europe, c’est l’inverse : le mariage est plus ancré chez les moins éduqués. Wilson ne sait trop comment expliquer ce phénomène.
En tout cas, dans sa charge contre la cohabitation, il en profite pour rappeler que la cohabitation n’est pas véritablement un sas protecteur vers le mariage. Les jeunes qui cohabitent avant le mariage ont un risque, après leur mariage, de divorce plus élevé que ceux qui n’ont pas cohabité avant de se marier.
Des conclusions et propositions pas toujours convaincantes
Wilson a l’ambition de proposer une lecture critique de toutes les expertises et controverses relatives au mariage, à la famille et aux enfants. Il s’agit cependant plus d’une recension d’expertises réalisées par des auteurs plutôt conservateurs, que d’une réelle mise en balance des thèses en présence.
Contre une conception individualiste et privative de la famille, certains appellent à restaurer et à valoriser le lien conjugal. Contre une conception traditionnelle et jugée anachronique des rapports privés, d’autres considèrent la cohabitation comme une alternative au mariage. Les apports de Wilson ne permettent pas de trancher. Ses appels à la « responsabilisation » des parents et à la remise à l’honneur des vertus familiales traditionnelles constituent seulement une pièce (bibliographique) à verser au dossier.
Le propos de Wilson ne saurait réellement passer pour réactionnaire. Se rapprochant même des féministes, il considère que la fonction de père doit être appuyée. Considérant également que la participation des femmes au marché du travail est un bienfait à la fois pour l’économie, pour les femmes, et pour leurs enfants, il plaide pour le développement de modes de garde de qualité permettant aux familles modernes de mieux concilier leurs contraintes professionnelles et leur vie familiale.
Quant à ses propositions de promotion du mariage, allant dans le sens des politiques publiques actuellement menées, il faut bien dire que c’est plutôt l’incertitude qui est de mise. On ne sait trop si les mesures de promotion du mariage peuvent avoir un impact sur la nuptialité et sur la pauvreté. Se marier ne transformerait pas les époux en citoyens plus instruits, trouvant plus aisément un emploi mieux rémunéré. Ce n’est pas en se mariant qu’on devient riche, bien portant et bienheureux. Le mariage ne place pas mécaniquement des parents célibataires dans la situation de plus grande aisance que connaissent les parents mariés. À lui seul, il ne peut assurément constituer une stratégie anti-pauvreté efficace. L’acte, le contrat et le sacrement de mariage ne peuvent éradiquer les différences importantes qui existent entre les couples mariés et les couples non mariés [4]. La situation matrimoniale, n’en déplaise à Wilson, n’est qu’un des facteurs auxquels on peut imputer les différences de niveau de vie.
Julien Damon, « Le déclin du mariage, un problème social ? »,
La Vie des idées
, 3 avril 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-declin-du-mariage-un-probleme
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[1] En 2005, 91 % des couples mariés avec enfants avaient, avant transferts, des revenus supérieurs au seuil de pauvreté. Ce n’était le cas que de 56 % des mères isolées.
[2] Du côté des experts progressistes, voir la note de Ron Haskins et Isabel Sawhill, Attacking Poverty and Inequality, Washington, Brookings Institution, 2007. Ils soutiennent que la famille est, avec le travail, la première priorité en matière de lutte contre la pauvreté. Ils proposent des programmes, à côté d’investissements massifs dans les politiques de la jeunesse, pour soutenir la stabilité conjugale.
[3] Pour le cas français, on consultera Paul Archambault, « Séparation et divorce : quelles conséquences sur la réussite scolaire des enfants ? », Population et sociétés, n° 379, 2002.
[4] Voir Wendy Sigle-Rushton, Sara McLanahan, « Pour le meilleur ou pour le pire ? Le mariage comme moyen d’échapper à la pauvreté aux États-Unis », Population, vol. 57, n° 3, 2002, p. 519-538.