Alors que les mouvements d’extrême droite se durcissent et se décomplexent partout ailleurs, en France, le Rassemblement national joue la carte de la modération. « JE NE SUIS PAS D’EXTRÊME DROITE [1] », assure d’ailleurs en lettres capitales son président, Jordan Bardella, au seuil d’un chapitre de Ce que je cherche, l’autobiographie politique qu’il publie chez Fayard. Plus proche des carnets de campagne que des mémoires où se sont illustrées plusieurs des personnalités historiques que nomme J. Bardella − d’André Malraux au général de Gaulle −, Ce que je cherche poursuit l’entreprise de dédiabolisation du RN et la banalisation de ses idées, avec pour objectif « la conquête de Matignon », et sans doute au-delà celle de la présidence de la République. J. Bardella, qui s’y dépeint en banlieusard travailleur et combatif, y endosse des habits neufs. Lui qui, lors de sa toute première interview, n’aurait rien eu à se mettre qu’« une veste, en solde », « de piètre qualité et pas vraiment à [s]a taille », acquise « grâce aux quelques euros d’argent de poche [qu’il] avai[t] économisés », ne se considère pas comme un transfuge de classe ; plutôt un jeune homme ordinaire à qui sa « passion » pour la politique, précocement constituée en « vocation » et en « sacerdoce », a valu une ascension, mais aussi des sacrifices extraordinaires.
L’autobiographie comme genre est fondée sur l’illusion de la sincérité ; mais toute autobiographie autorise aussi le soupçon, dans la mesure où elle livre une présentation orientée de soi, fondée sur des vérités intimes, en partie invérifiables [2]. Si J. Bardella exploite une rhétorique de la dissimulation, comment échapper au reproche de lui faire un procès d’intention ? Par quels moyens lutter contre une extrême droite qui ne dit plus son nom, et qui avance en partie masquée, dans une France où, par ailleurs, on observe un double processus de droitisation décomplexée des élites économico-politiques et des médias, et d’euphémisation des préjugés, maintenus implicites ou recouverts de l’uniforme de la « laïcité [3] » ?
Ni bons mots ni saillies dans Ce que je cherche. Conséquence d’une plume faiblarde, ou pièce supplémentaire d’une stratégie qui rabote les échardes, gomme les plis et les rides, pour faire croire qu’elle égalise ? Avec Ce que je cherche, J. Bardella espère écrire une histoire qui « ne ressemble en rien aux récits médiatiques et aux diverses caricatures », une histoire où sa mesure le distinguerait des violences de ses adversaires, où qu’ils se trouvent. Insidieuse insipidité : Ce que je cherche ratisse large, s’adressant d’une part à de potentiels nouveaux électeurs du RN, qu’une violence ostensible effaroucherait, et de l’autre aux fidèles de l’extrême droite, lesquels distinguent sous les allusions un bagage fort clair.
Un extrême chasse l’autre ?
Aidé par une prestance dont le parti a fait un atout, le bellâtre du RN – né en 1995, élu au conseil régional d’Île-de-France à 20 ans, président du « premier parti de France » avant la trentaine − aspire à une respectabilité qu’il dénie à ses principaux adversaires. Aussi affirme-t-il que « porter un costume est une marque de considération et de déférence à l’égard de ceux qui placent leur confiance en vous », proclamant que « l’élégance fait partie d’un inconscient français ». Voilà qui déplace sur le terrain culturaliste ce qui, dans la bouche d’Emmanuel Macron, était apparu comme du mépris de classe, et transforme une « sortie de route » en savoir-vivre patriotique. Les plus circonspects entendront, dans cette mention de l’inconscient, une rengaine qui tourne, de Jules Soury à son disciple Maurice Barrès, d’Eduard von Hartmann à Gustave Le Bon [4]. J. Bardella espère surtout tailler un costard à ceux qui, « à gauche, […] considèrent que s’habiller négligemment – parfois de façon débraillée – permet de se donner un air “populaireˮ » : les « députés de Jean-Luc Mélenchon, souvent indigne et irrespectueux à l’égard des instances de la République », dont il sait qu’il est le principal adversaire du RN. C’est ainsi à J.-L. Mélenchon, à La France insoumise – dont il estime qu’elle connaît une « dérive antirépublicaine » − et au Nouveau front populaire qu’est essentiellement réservé l’adjectif « extrême », dans son texte : « La perspective de voir la gauche extrême accéder au pouvoir, dans le cadre d’une union des partis de gauche, effraie », écrit J. Bardella, qui épargne « Raphaël Glucksmann, le candidat soutenu par le Parti socialiste dont le mérite aura été de réveiller une gauche modérée et raisonnable, éloignée des outrances et de la violence des troupes mélenchonistes. » Au mépris des différentes sensibilités et partis qui le composent, J. Bardella associe systématiquement le Nouveau front populaire à Jean-Luc Mélenchon : comme d’autres, il personnalise donc, réflexe qui relève bien de la polémique. Celui qu’il qualifie de « Lider Maximo [sic] » − surnom jadis octroyé par les médias à Fidel Castro − serait, contrairement à lui, un « grand bourgeois parisien » coupé du peuple, un hypocrite ami des puissants, un « déclamateur » doublé d’un embusqué ; un fauteur de troubles surtout, qui fomenterait la violence verbale (il a « trait[é] [Marine Le Pen] de « semi-démente ») autant que physique (il a « refus[é] d’appeler au calme » pendant les émeutes de 2023 ayant suivi la mort de Nahel Merzouk). Si, au dire de J. Bardella, le RN ne relève plus de l’extrême droite, l’extrême gauche existe donc encore : elle serait composée de « personnalités qui qualifi[ent] régulièrement nos policiers de barbares, qui persécut[ent] nos agriculteurs, qui diffus[ent] dans la société une haine sociale érigée en programme économique, et qui repren[nent] les codes de l’islamisme pour séduire une partie des banlieues »… Le journal Libération serait son organe ! Plusieurs fois, J. Bardella épingle nommément son contributeur Nicolas Massol, à l’origine de plusieurs enquêtes sur le RN et ses fréquentations [5]. Il lui reproche d’avoir, pour ce faire, fouillé dans sa vie privée, et tiré parti d’un entretien qu’il a bien voulu lui donner, sans savoir qu’il aboutirait à un livre à charge.
J. Bardella brosse un tableau très noir d’une « extrême gauche », prête à « transforme[r] la sixième puissance économique mondiale en un Venezuela sans pétrole et en Cuba sans soleil », en particulier de La France insoumise : « Alors qu’elle se fait le chantre des droits et des libertés, elle conteste nos traditions séculaires et le mode de vie de millions de Français. Au nom d’une vision dévoyée de l’écologie, elle hurle contre les arbres de Noël, les barbecues en famille ou l’utilisation de la voiture thermique. […] Elle est la complice de la pire idéologie obscurantiste, l’islamisme, qui sert à cette heure de carburant électoral, mais qui pourrait devenir un produit très inflammable : on ne peut pas sans risques manipuler une allumette près d’une station-essence. » La flamme aurait changé de camp ; seul irradierait encore le « stoïcisme incandescent » de Marine Le Pen, par ailleurs érigée en modèle de tempérance, quoique ses excès (son penchant pour l’alcool, entre autres) aient été révélés au grand jour.
L’ancienne présidente du RN – qui avait fait en sorte que le Front national trop lié à son négationniste de père soit rebaptisé Rassemblement national, pour marquer la rupture − se caractériserait par « son refus des outrances, par son expression à la fois ferme et raisonnable, [un exemple qui] nous conforte dans l’idée que ce que nous pensons n’est ni extrême ni honteux, mais relève du bon sens… ». N’en déplaise aux « contradicteurs » : ce sont eux, les pousse-au-crime, qui « mettent à égalité, et à tort, le Front national d’hier et le Rassemblement national d’aujourd’hui », alors que « sa fondatrice a publiquement fait son aggiornamento en 2015, tournant le dos aux provocations parfois blessantes, allant jusqu’à exclure son propre père du parti qu’il a fondé ». Plusieurs contre-vérités ici, à commencer par l’affirmation selon laquelle Jean-Marie Le Pen aurait fondé le Front national : ce parti l’a été par des militants d’Ordre nouveau, un groupuscule néofasciste. Le Pen fut choisi pour en être le porte-parole, incarnant une image modérée et fédératrice à l’extrême droite [6]. Mais ce qu’il faut retenir ici, c’est le mot d’aggiornamento, qui signale que le RN s’est adapté à la réalité contemporaine ; il a en quelque sorte réinventé sa tradition.
J. Bardella, qui remercie E. Macron de tenir « le Rassemblement national de Marine Le Pen [pour] un interlocuteur comme les autres » −, déclare rompre avec l’héritage encombrant de Jean-Marie Le Pen (il a tout de même conservé le même garde du corps que lui, Thierry Légier). En somme, Bardella appartiendrait à une autre génération ; sa jeunesse le préserverait du racisme, de l’antisémitisme et du négationnisme des anciens. Il préfère se réclamer du général de Gaulle – non pas, on s’en doute, celui de la Guerre d’Algérie ou de Mai-68, mais le chef de la Résistance qui a su rassembler, le fondateur de la France libre et le défenseur d’un exécutif fort, le stratège souverainiste qui pendant la Guerre froide a conservé à la France son « indépendan[c]e », faisant en sorte qu’elle « participe à la réalisation d’une Europe des nations organisée et puissante, capable à la fois de rééquilibrer les rapports de force avec Moscou et de conquérir son autonomie vis-à-vis des tutelles internationales. » Ce parrainage permet à J. Bardella de se rattacher à la fois à la démocratie, au républicanisme, et à une droite bonapartiste conjointement autoritaire, dirigiste et sociale [7]. Il convoite vraisemblablement de nouveaux électeurs chez les orphelins du gaullisme, emboîtant en cela le pas à Florian Philippot, bien qu’il raille « l’ex-conseiller déchu de Marine Le Pen », incarnation des « hauts cadres dogmatiques », précisément parce qu’« il se rêvait lointain héritier de Charles de Gaulle », mais que ce rêve s’est évanoui après qu’il a quitté le FN. J. Bardella traque les votes jusque parmi les populations issues, comme lui, d’une immigration déjà ancienne (et, de préférence, intra-européenne).
Au-delà de la violence ?
Ainsi que le nom de son parti le suggère, J. Bardella espère rassembler. Dès la deuxième page de Ce que je cherche, il indique : « Je tiens à rassurer ceux qui voudront me lire et qui ne partagent pas mes idées : ce livre n’est ni un essai ni un programme. Il est le reflet de mon existence. Ce texte est d’abord un témoignage, celui d’une vie dans une cité HLM de Seine-Saint-Denis, la terre qui m’a vu grandir. » Du quotidien à Saint-Denis, on apprendra peu de choses, sinon que le jeune Bardella, qui a grandi au dernier étage d’une HLM (l’auteur ne s’attarde pas sur les week-ends passés chez son père, bien mieux loti), « sortai[t] peu », pour éviter les dealers et les balles perdues (il ne serait presque jamais allé à Paris avant d’inviter une fille au cinéma, à l’adolescence !), « préférant les longs après-midis de lecture et les jeux vidéo – parties de Fifa et de Call Of Duty en tête ». Gamer passionné, il a même consacré une chaîne YouTube aux jeux vidéo de ce type, ce qui concède à ce garçon qui se présente comme « timide » et sensible un peu de la virilité qu’on prête, dans les classes populaires, à ces passe-temps. Pour la même raison, en dépit de sa défense de la gastronomie française et ses prétendues résistances « au globalisme et à l’uniformisation », J. Bardella souligne combien il apprécie les « Big Mac », et le fait que les militants RN se fournissent, pendant une réunion, chez « le plus célèbre des fast-foods ». Une manière de laisser entendre que, comme une part des Français, ses responsables ne crachent pas sur la junk food. Ils espèrent ainsi se construire une image « populaire », contrastant avec ceux qui sont présentés comme des privilégiés, à commencer par le président de la République en exercice, Emmanuel Macron.
J. Bardella se rattache coûte que coûte à la « cité », qui aurait motivé son engagement politique (voir la deuxième partie du livre, intitulée « De la cité à la Cité »). Rétrospectivement, il le fait remonter à 2005 – il avait alors dix ans −, année du rejet par référendum du projet de Constitution européenne, et surtout d’émeutes qu’il constitue en « traumatisme, ravivé lors des émeutes de l’été 2023 ». Une expérience réitérée de la violence, sous différentes formes (deals, overdoses, règlements de compte à l’arme à feu, émeutes et conséquences des attentats) qui justifie selon lui son refus de la « culture de l’excuse » (trois mentions, dont une où elle est qualifiée de « quasi criminelle »), et sa volonté de faire mieux que N. Sarkozy, au pouvoir en 2005. Cela revient à accentuer la répression, durcir les lois migratoires et les mesures contre l’islam ; c’est-à-dire à être encore plus à droite que N. Sarkozy. J. Bardella tait la violence que suppose l’endiguement de telles émeutes : la violence « légale » n’est en pas pour lui, surtout si elle vise les populations issues de l’immigration, comme il le suggère en favorisant ellipses et glissements logiques. Ainsi lorsque, rapportant une discussion avec le chef d’État, J. Bardella calcule l’enchaînement des phrases et l’équivalence entre « l’immigration et la violence » posée par la coordination : « Monsieur le Président, durant les émeutes, je me suis rendu dans plusieurs commissariats qui ont été attaqués. Plus aucun territoire n’est épargné par l’immigration et la violence […] ». De fait, la description apocalyptique que J. Bardella livre de la banlieue n’est guère éloignée de celle d’un Guillaume Faye (1949-2019) – ancien pilier du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), considéré comme le père spirituel des identitaires −, le caractère halluciné en moins.
É. Zemmour a converti la dénonciation virulente de la banlieue en marque de fabrique. J. Bardella se démarque du personnage, présenté comme sanguin et intransigeant : « Du doigt d’honneur adressé à une opposante à Marseille jusqu’au refus d’accueillir les familles chrétiennes d’Ukraine fuyant l’invasion russe, les heurts qui ont animé sa campagne sont les témoins de multiples fébrilités. Elles donnent de lui une image brutale. » Entendre : contrairement à Bardella, Zemmour ne sait ni se contrôler, ni contrôler son image ; ses frêles épaules ne peuvent soutenir la dédiabolisation de l’extrême droite. Né en banlieue comme É. Zemmour, issu comme lui de l’immigration, passé également par l’école privée, J. Bardella se construit tout contre lui. En 2021, dans La France n’a pas dit son dernier mot, édité chez « Rubempré & Vautrin », É. Zemmour faisait de la Seine-Saint-Denis, « le cœur historique de la France, avec la basilique Saint-Denis, où reposent les tombeaux de nos rois », le symbole d’un pays défiguré par l’immigration et l’islamisation. Bardella partage le constat de Zemmour : se joue à Saint-Denis une quasi-« guerre civile » qui pourrait bien s’étendre à l’ensemble du pays. Mais Bardella dit son attachement au « paradis paradoxal » (cette paronomase constitue l’une des rares figures de style du texte) de ses vertes années : « Malgré sa réputation et l’atmosphère de violence qui y règne, je n’arrive pas à détester Saint-Denis. » Son discours n’empruntera donc pas la fureur et l’ironie assassines de Zemmour, que Bardella dit « apprécier » comme orateur et journaliste, mais pas comme politique. Il voit dans celui qui, en 2022, faisait de l’ombre à Marine Le Pen, « un candidat gonflé à l’hélium médiatique et sondagier », qui n’arrivera jamais au sommet de l’État, parce qu’il apparaît « trop caricatural, excessif pour être compris de tous », « souvent blessant à l’égard des Français issus de l’immigration qui partagent une fibre patriote et qui, forcés, se tiennent éloignés de ses idées ». Zemmour ne peut fédérer. Bardella dresse face au « journaliste imprécateur », polémiste, la justesse supposée de Marine Le Pen, qui elle aurait su « faire la différence entre l’islamisme et les Français de confession musulmane, attachés à la laïcité et aux valeurs de la République. » Ce faisant, J. Bardella rejoue la division des années 1950-1960 entre les « nationaux », modérés, souvent issus de Vichy et ayant eu une expérience politique avant-guerre, cherchant à se réinsérer dans le jeu politique, et les « nationalistes », radicaux et néofascistes, rejetant la démocratie. Un pari déjà tenté par ceux qui placèrent J.-M. Le Pen à la tête du FN.
Moins « popu » que populiste
Stratégiquement rangé par son éditeur parmi les « Documents, témoignage » [sic], Ce que je cherche semble peu charpenté sur le plan idéologique. « Jamais je ne me suis senti de proximité intellectuelle avec l’héritage politique de “l’extrême droiteˮ », affirme J. Bardella – laissant penser par les guillemets que cette extrême droite n’existerait pas, même hors de lui, en tant qu’extrême −, juste après avoir déclaré : « La raison guide mon engagement. Je n’aime ni les outrances ni les excès. » Pareille déclaration n’est de nature ni à rattacher J. Bardella à l’Action française, qui se réclamait de la Raison, ni à un irrationalisme courant à l’extrême droite (rejet de la Raison, hostilité aux Lumières et aux intellectuels, apologie de l’inconscient…). Poursuivant la tradition conservatrice qui associe l’idéologie à la gauche, Bardella, « loin des grands idéologues qui professent des lectures simplistes du monde, […] revendique un certain bon sens » (sur le rejet de la mondialisation, celui d’une immigration supposée incontrôlée, sur le besoin sécuritaire). L’appel au « bon sens » fait partie d’un arsenal anti-intellectualiste, démagogique − souvent qualifié de « populiste » −, qu’il mobilise comme l’avait fait avant lui Pierre Poujade (1920-2003), auprès duquel Jean-Marie Le Pen a fourbi ses premières armes. Mais Poujade avait en horreur les élites étatiques, alors que Bardella aspire aux plus hautes fonctions. De manière significative, Bardella s’identifie à de Gaulle, que les poujadistes honnissaient comme un « philosophe qui tourne en rond dans le cercle de ses idées », par opposition à l’« homme d’action » Poujade. Un poujadiste écrivait dans les années 1960 : « De Gaulle, nourri de culture classique à un point où cela devient de la déformation, ne connaît la vie qu’à travers les livres. […] Pierre Poujade, encore qu’il lise beaucoup, croit essentiellement à l’expérience de la vie, et non à celle des autres [8] ». Le de Gaulle des poujadistes est remplacé chez J. Bardella par E. Macron. S’il dit respecter la fonction présidentielle et suggère qu’il partage avec E. Macron énergie et puissance de travail, J. Bardella peint ce dernier en « président procrastinateur », perdu « dans des raisonnements infinis » : « Emmanuel Macron a horreur de la vie réelle. Il n’aime que les rêves qui jaillissent de son cerveau bouillonnant. » Lui se pose au contraire en homme de terrain (comme Poujade), heureux d’aller à la rencontre de Français qui lui ressemblent, et de se faire photographier avec eux, parce qu’il en est proche. Les anecdotes misérabilistes peu crédibles qui émaillent son témoignage visent à ériger Bardella en nouveau fils du peuple, ni rouge ni brun. Cela suppose de privilégier le lien à la mère − qui « compt[e] et recompt[e], list[e] sur un carnet chacune de ses dépenses, de la baguette de pain à la moindre fourniture scolaire » − plutôt que le soutien du père entrepreneur, qui a aidé à financer les études de son fils dans le privé, puis lui a offert une Smart et un appartement dans une résidence, ce que J. Bardella se garde bien de préciser.
Sous le masque, l’idéologie
Bien des idées que professe le RN sont partagées au-delà de la droite, à la faveur de l’extrême droitisation actuelle de la société ; pour Bardella, ce qui retient encore certains Français de le rejoindre, ce sont des « craintes […] [p]eut-être davantage envers [s]on parti qu’envers ses idées ». Bon nombre des valeurs dont lui se réclame (le patriotisme, « le retour de l’autorité, la promotion du respect, du mérite et du travail », la défense des « humanités » et du service public, du mérite, de la laïcité) font historiquement partie de l’arsenal républicain. S’il défend les enseignants, c’est en gardant en tête l’assassinat des professeurs Samuel Paty et Dominique Bernard par des terroristes se réclamant d’une « idéologie islamiste » fondée selon lui sur la « conquête », terme aux multiples résonances historiques.
Parlant du RN, Bardella précise : « Il n’y a rien de “socialisantˮ à avoir le souci des gens. Le travail qui paie et la juste récompense de l’effort furent les piliers de la campagne présidentielle de la droite en 2007. » J. Bardella se serait essentiellement formé en regardant sur le site de l’INA la captation vidéo de grands discours, et les débats politiques à la télévision. Il dit avoir beaucoup lu pendant son adolescence. Sans égrener les titres. On saura, tout au plus, qu’il aime Albert Camus, dont il a découvert l’œuvre grâce à une « professeure de français » (notons, au passage, qu’il féminise ici un nom de métier, marque d’ouverture), laquelle reproduisait en quelque sorte le geste fondateur de Louis Germain, l’instituteur d’Albert Camus. La référence est commode, la gauche comme la droite se réclamant de Camus, au cœur malgré les polémiques d’une sorte de consensus mou [9]. En plein débat sur l’identité nationale, N. Sarkozy n’avait-il pas souhaité faire entrer au Panthéon l’auteur de La Peste ? Comme N. Sarkozy et d’autres avant lui, J. Bardella capte sans leur donner vraiment corps un certain nombre de références « républicaines » : Victor Hugo, « Jaurès » (pourtant assassiné par un nationaliste) et ses « héritiers », « le Conseil national de la Résistance ». Par périphrase, la France est présentée comme le « pays de Clemenceau, Jaurès et de Gaulle ». Hugo, de Gaulle, Malraux, Mitterrand ont un point commun : « Tous, avant de déclamer ces grands discours, auront cherché la grandeur. » Or, c’est précisément l’ambition de Bardella, ainsi qu’en témoigne l’épigraphe à son livre : « Ce que je cherche avant tout, c’est la grandeur : ce qui est grand est toujours beau », phrase extraite d’une lettre de Bonaparte à Vivant Denon au temps de la campagne d’Égypte [10]. Bardella aurait dévoré le Napoléon de Max Gallo comme Zemmour, enfant, celui d’André Castelot. Définitivement, le Corse − 29 ans à l’heure de conquérir l’Égypte, précisément l’âge de Bardella aujourd’hui – lui offre un alter ego. L’écart entre Bardella et Sarkozy se creuse ici : comme le notaient les membres du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), « dans le site Sarkozy/UMP » nulle trace de « Napoléon ou Bonaparte » ; « Sarkozy se rêv[ait] bien en nouveau Bonaparte, mais cela n’[était] pas dicible [11] ». Aujourd’hui, les langues se délient.
Sont également évoqués à diverses reprises Victor Hugo, André Malraux, Raymond Aron et, plus incidemment, le Renan de Qu’est-ce qu’une nation ?, le Marc Bloch de L’Étrange défaite, François-René de Chateaubriand, André Suarès, Guillaume Apollinaire, Pierre Soulages. J. Bardella va jusqu’à citer les propos de François Hollande sur la « situation de guerre » dans les banlieues françaises, et François Mitterrand comme orateur, dénonciateur des jeunesses socialistes comme « école du vice » et de la hargne destructrice des journalistes − forcément très à gauche selon un lieu commun du discours du RN, puis du FN. Bardella mentionne en outre la notion d’« archipellisation » de la France qu’on doit à Jérôme Fourquet, le collectif Les Territoires perdus de la République. Antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire d’Emmanuel Brenner (pseudonyme de Georges Bensoussan) et L’Identité malheureuse d’Alain Finkielkraut [12], autant de livres chargeant les populations d’origine maghrébine et les musulmans.
Enfin, parmi les « représentants d’une France populaire », il exalte les vedettes « Jeanne Moreau, Jean-Paul Belmondo, France Gall, Johnny Hallyday, Charles Aznavour » : loin de l’élitisme supposé de ses adversaires idéologiques, il a les mêmes références. S’il ne mentionne pas les origines arméniennes d’Aznavour, certes né à Paris, nul doute qu’il le considère comme un symbole de l’intégration. Ailleurs, Bardella précise combien il aime cet artiste, en particulier la chanson « Sa jeunesse » − comme pour suggérer qu’il a, lui aussi, « des lendemains pleins de promesses ».
Si le propos est lissé, voire aseptisé en surface, les idées d’extrême droite restent présentes, euphémisées, mais avec un sous-texte évident pour ses militants, comme l’illustrent les références récurrentes à une immigration extra-européenne criminogène. Une thématique qui a valu des succès de librairie à plus d’un essayiste d’extrême droite. Pensons, par exemple, à La France Orange mécanique de Laurent Obertone [13], dont le nom est fondu au sein d’une énumération que J. Bardella feint de ne pas reprendre entièrement à son compte : il liste les lectures communes à un groupe de jeunes « patriotes » qu’il a fréquenté, à l’époque de ses études, au Chai Antoine et à La Cave Saint-Germain, près de l’église Saint-Sulpice. « Nos tables de chevet se ressemblaient : Michel Houellebecq, Jean-Claude Michéa, Patrick Buisson, Laurent Obertone, Éric Zemmour, mais aussi Christophe Guilluy, Michel Onfray ou Régis Debray. Le théoricien du grand remplacement Renaud Camus pour les plus fougueux, Albert Camus pour les autres ». J. Bardella a suggéré précédemment que, lui qui a « vécu des choses violentes », qui s’est hissé en politique à la force du poignet, obstacle après obstacle, « comme Sisyphe, son rocher », penchait plutôt pour Albert Camus, mais il laisse planer le doute, ne précisant pas qui lit quoi, ni n’expliquant que Houellebecq, Buisson, Obertone, Onfray et Zemmour mettent en scène le choc des civilisations ou expriment un rejet de l’islam qui séduit l’extrême droite identitaire… À cette exception près, les références d’extrême droite se trouvent diluées dans Ce que je cherche. Une citation de l’historien Jacques Bainville, figure importante de l’Action française, est vidée de toute substance politique ; elle apparaît plutôt comme une sorte d’axiome philosophique, presque une prophétie : « Trop tard est un grand mot, un mot terrible de l’Histoire ».
Rien n’est dit de « la GUD connexion » de J. Bardella, jadis en couple avec Kerridwen Chatillon, la fille de Frédéric Chatillon, ancien dirigeant du Groupe Union Défense. Sous prétexte de préserver sa vie privée, Bardella ne nommera pas « les personnes qui ont partagé [s]a vie ». La seule fois qu’il mentionne le GUD, « d’un extrémisme assumé, provocateur et violent », c’est pour charger la macroniste Nathalie Loiseau, qui lors de ses études à Sciences Po se serait présentée sous les couleurs d’un syndicat issu de cette mouvance… Pareil renversement est à l’œuvre concernant l’antisémitisme. Les déclarations négationnistes de Jean-Marie Le Pen condamnées, l’antisémitisme ne semble perdurer, à en croire Bardella, que chez La France insoumise : « [u]ne violence d’un autre temps, inacceptable, qui menace la sécurité de nos compatriotes de confession juive sur le sol de la République » depuis les attentats du 7 octobre 2023. Chez Bardella, la « conquête juive [14] » que dénonçaient les antisémites au tournant du XIXe siècle a été grand-remplacée par une conquête musulmane, et Édouard Drumont a cédé la place à Guillaume Faye, auteur de La Colonisation de l’Europe, ou Bat Ye’Or, pseudonyme de Gisèle Littman-Orebi, une universitaire britannique d’origine égyptienne soutenant l’idée d’une soumission de l’Europe à l’islamisme [15] : « L’idéologie islamiste, écrit Bardella, n’est pas un communautarisme comme un autre : il n’agit pas avec l’intention de scinder la société, mais avec celle de la conquérir. »
Parallèlement, Bardella minimise le nombre de candidats RN au passé chargé lors des législatives de juillet 2024, accusant, là encore, les journalistes de les accabler [16] : « Il y eut aussi quelques candidats hasardeux... En quelques heures, il a fallu procéder à l’investiture de 1 154 candidats titulaires et suppléants partout en France. » Voilà ce qui s’appelle réaliser que « trop tard » est bien « un mot terrible » ! Pourtant, ailleurs dans l’ouvrage, Bardella reconnaît avoir présidé « l’importante commission nationale d’investiture chargée de désigner les candidats du parti. »
L’idéologie perce tout de même lorsque Bardella reprend la rhétorique du choc des civilisations. S’il préfère citer le Paul Valéry de La Crise de l’esprit, écrit au sortir de la Grande Guerre (« Nous autres, civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles [17] »), il réactive en fait une antienne de la droite conservatrice et de l’extrême droite sur l’existence de civilisations qu’il faut préserver du déclin, et de leurs racines qu’il faut entretenir. La notion d’identité soutient la défense de l’assimilation par Bardella − comme avant lui par Marine Le Pen. Elle s’articule à la promotion d’une forme d’homogénéité culturelle/ethnique. Bardella oppose l’ancienne « immigration de travail » que représenteraient ses aïeux au regroupement familial et à l’actuelle « immigration de masse », associée à l’en croire au « dévo¬[iement] » du « droit d’asile devenu une nouvelle filière d’immigration économique ». Le Président du RN déplore que, dans notre pays, « la désassimilation soit en marche ». Il en veut pour preuve « certaines écoles publiques de Seine-Saint-Denis [qui] abritent une quinzaine de nationalités différentes » : « qui s’assimile à qui ? », demande-t-il. Renaud Camus, « le théoricien du grand remplacement », est cité dans une liste, l’air de rien. Mais sa présence coiffe en quelque sorte tout le livre, dont la première partie s’intitule « Le grand retournement ». Ce « grand retournement », c’est la possibilité pour le RN de stopper le « grand remplacement », en accédant aux plus hautes fonctions par les votes de 2024.
Il est également symptomatique que J. Bardella, s’il fait plusieurs fois l’éloge des forces de police, n’évoque ni l’État de droit ni sa défense. Au contraire, il met en avant ses homologues européens d’extrême droite, qui prennent souvent des libertés avec cet État de droit, en particulier sur les questions migratoires, son obsession : « La courageuse Giorgia Meloni s’est imposée en Italie, au côté de notre allié et ami, Matteo Salvini », panthéon auquel il ajoute le « Premier ministre hongrois Viktor Orban », intransigeant « sur les questions migratoires » et, pour faire bonne mesure, Kaare Dybvad, le ministre danois de l’Immigration et de l’Intégration, socialiste sur le papier. Selon Bardella, « pendant des années, la question de la politique migratoire a été l’un de ces tabous dont notre démocratie a le secret. La gauche hurlait au racisme, empêchant tout débat rationnel. »
Refaire l’Union européenne
Si les termes sont pesés, « patriotes » passant mieux que « nationalistes », le nationalisme, repeint aux couleurs du souverainisme, n’a pas disparu : « L’envie de renouer avec des Nations protectrices, le rejet des politiques agressives conduites par la Commission européenne, la réalité du déclassement ou le souhait légitime de reprendre le contrôle des flux migratoires s’expriment au-delà des frontières de l’Hexagone. » L’union européenne reste coupable de tous les maux, mais il n’est plus question de la quitter : « Le vote du Brexit a été un avertissement. Il convient désormais de tout changer sans rien détruire. » Quasi-oxymore ? Dorénavant, la stratégie est de rester dans l’UE, mais de la changer depuis l’intérieur, ainsi que l’explicite Bardella : « Je revendique, pour les miens, le droit d’être et de demeurer français. Je revendique le droit d’aimer l’Europe et la diversité des Nations qui la compose, de critiquer le fonctionnement de la nécessaire coopération européenne, sans vouloir la détruire. » L’Europe est tenue largement responsable de l’« écologie punitive qui taxe, interdit et culpabilise ». Bardella précise sa position : cette « critique virulente […] ne signifie pas l’indifférence à la question de l’avenir de notre planète et de notre environnement. Au contraire, les agriculteurs, accusés de tous les maux, sont aux premières loges du changement climatique. […] L’angoisse écologique ne doit pas se limiter au réchauffement global et à la nécessaire réduction des gaz à effet de serre ; la hausse de certains cancers, la montée alarmante de l’infertilité dans les pays développés et la pollution de l’air, des océans et des sols couplée à l’effondrement de la biodiversité doivent nous alerter au plus haut point. » Jusqu’alors, le Rassemblement national ne s’était jamais réellement penché sur l’écologie, si ce n’est pour la mettre à distance. N’étant pas à une contradiction près, Bardella énonce, ici, que « la gauche remet en cause l’existence même de nos agriculteurs » « en bannissant les produits phytosanitaires dont ils ont besoin » (produits phytosanitaires à l’origine de leurs cancers) tout en promouvant lui-même l’agriculture intensive et le parc nucléaire français, qui permettrait « de revitaliser le tissu industriel » ; là, de faire l’éloge de la voiture, centrale pour les habitants du péri-urbain en l’absence de transports publics – il n’a pas oublié les revendications des Gilets jaunes −, tout en se disant prêt à relever « le défi environnemental ».
Le livre s’achève sur l’évocation de deux voyages : la découverte récente de New York par J. Bardella – biberonné aux séries américaines −, dont la « grandeur » l’impressionne moins que celle d’Athènes et « tous les lieux fondateurs de la Grèce », « origines de notre démocratie ». Mais sa démocratie à lui reste largement identitaire, excluant une partie de la population, comme nous l’avons vu précédemment. Le Pen portait le bandeau ; Bardella multiplie les clins d’œil.