Une monographie rend justice à Bruce Lee, créateur de son propre mythe, et dont la courte vie se confond avec une lutte anticoloniale menée par les images, en parallèle avec une investigation organique et psychique de haute lignée.
Une monographie rend justice à Bruce Lee, créateur de son propre mythe, et dont la courte vie se confond avec une lutte anticoloniale menée par les images, en parallèle avec une investigation organique et psychique de haute lignée.
« Rien n’est plus formidable, écrivait Victor Hugo dans la Légende des Siècles, que l’immobilité faisant un mouvement ». Ces deux vers pourraient condenser, sans le résumer, le propos de ce petit livre qui, sans payer de mine, est à l’instar de son sujet gonflé de nerfs et bien charpenté. Qui veut conquérir le monde doit changer son corps jusqu’à s’en faire l’auteur. Bernard Benoliel part d’un principe simple : ce qui fait un grand acteur de cinéma, ou plutôt, ce qui fait qu’un acteur devient cinéaste, c’est-à-dire le véritable auteur du film, qu’il le signe ou non, c’est sa capacité à occuper l’écran en dépit de tout ce et de tous ceux qui cherchent à l’en expulser, pour parvenir à focaliser l’œil de la caméra, à diriger du dedans du cadre la mise en scène. Tel était par exemple, le sujet unique du tout premier court métrage d’un autre immigrant illustre, Charles Chaplin : tandis qu’un opérateur filmait une course de voiture, le débutant s’acharnait à revenir inexpugnablement dans le champ, malgré toutes les tentatives de refoulement. Être, c’est être vu, occuper le champ ; en sortir, c’est périr. Mais, par ailleurs, pour investir l’écran, il faut accepter de transformer son corps en image – de n’être plus que l’image multipliée 24 fois par seconde, accepter la vampirisation de la caméra.
Or, Bruce Lee, dont on ne s’est pas selon Bernard Benoliel jusqu’à présent suffisamment avisé qu’il était un vrai cinéaste et le véritable auteur de la poignée de films, réputés futiles, qu’il a tournés avant son passage hors-champ à l’âge de 32 ans, a poussé ce principe jusqu’à ses dernières conséquences : cherchant à exister dans un plan qui travaille à l’annuler, dans un univers cinématographique dominé par le racisme hollywoodien qui ne concevait pas de placer un Chinois en tête d’affiche, il répliqua au refoulement par un défoulement tel qu’il va jusqu’à y faire exploser son corps – un corps « ruptile », dit Benoliel, qui emprunte le terme à la botanique. Ce mot savant désigne un organisme qui éclate tout seul par le gonflement et le déchirement de ses parties internes. Le phénomène a pour particularité d’être irréversible : la ruptilité de Bruce Lee se distingue de l’élasticité chaplinienne et passe du côté du tragique.
À travers l’analyse du dernier film achevé par l’acteur sino-américain, Opération Dragon, dans laquelle l’auteur voit une allégorie de sa vie – et dans cette vie un condensé des rapports entre l’Orient et l’Occident –, l’ouvrage offre en peu de pages une méditation foisonnante qui mêle biographie, histoire, réflexion sur la conscience et le corps, la santé et la maladie, narcissisme triomphant et hantise du démembrement et de l’éviscération, investigation simultanée du psychique et du physique. Nourrie des fameuses Pensées percutantes de Bruce Lee lui-même et de ses textes périphériques, mais aussi des écrits du théoricien Jean Epstein, de Balzac (Théorie de la démarche), de Guy Debord ou de Koltès, deux férus d’arts martiaux, le livre offre encore des continuités inattendues avec des savants-artistes tels que Vésale, Marey, Delsarte ou Léonard de Vinci. Cette mosaïque de références pourrait passer pour arbitraire si elle ne visait à rendre justice à l’œuvre, inconnue autant que célèbre, du « petit dragon ».
La poitrine entaillée par la main d’acier dont s’est muni son adversaire, Bruce Lee porte la main à sa blessure, puis sa main à la bouche, « et goûte son sang avec une mimique inqualifiable » (p. 85). Dans une page admirable, Bénoliel déploie tout un éventail des significations possibles : délectation et auscultation de soi, stupéfaction de découvrir un corps réel sous un corps fantasmé… Bruce Lee ne sait tirer jouissance que de lui-même, et connaît l’art de transformer toute agression extérieure en occasion de jouissance de soi par soi. La jouissance est d’être l’exécutant et l’exécuté, le couteau et la plaie, le spectacle et le spectateur. Toute blessure répond à un projet de connaissance et d’exploration de soi. Aussi bien ne rencontre-t-il nul adversaire à proprement parler (il ne regarde presque jamais son concurrent, mais semble garder les yeux fixés sur un miroir), l’autre n’est jamais qu’un moment de lui-même, une occasion de se dépasser, de parfaire sa technique, de parvenir à la suprême technique qui se passe de technique. Rien ne saurait donc entamer ce projet, pas même la mort, qui ne surviendra que du dedans, par expansion de soi, ruptilité d’un organisme explosant sous la pression de sa propre énergie. L’éclosion de l’être est explosion.
Aussi faut-il prendre ses distances à l’égard de la supposée « sagesse » orientale, faite de tempérance et d’humilité, d’abstinence et de non-violence, que de maladroits thuriféraires s’obstinent à prêter à l’auteur des Pensées percutantes. Il y a certes la revendication d’une maîtrise absolue de soi, d’une capacité à retenir sa force dans un « art de combattre sans combattre » qui laisse l’adversaire perplexe, et le spectateur en suspens. Mais ce fantasme est aboli d’un coup par une force irrépressible, qui fait de Lee le spectateur de lui-même, comme happé par la puissance de sa frappe, mieux, par la découverte d’une multiplicité de corps au dedans de son corps : on assiste alors à « l’aveu d’un membre lacéré de muscles, soumis à un tremblement irrépressible : bras et poing paraissent affranchi du reste du corps et n’obéir à d’autre volonté que la leur, une sorte de corps en soi, une palpitation autonome qui fait sa loi et oblige ce qui reste de l’être à suivre » (p. 92). Ainsi « le fantasme d’une sagesse maintenue jusque dans la violence, d’une emprise du Moi sur le ça, bref la fiction de soi », ce mythe se voit « contesté à même la personne ». La sage immobilité devient alors « le signe avant-coureur d’une dépense sans compter, d’une fureur jamais rassasiée », dotée d’une « force politique et cinétique » sans équivalent.
Quelques traits suffisent à résumer la biographie de l’acteur, et le sujet de son dernier film : refoulé par le système hollywoodien qui ne conçoit pas de donner le premier rôle à un Asiatique – car le Chinois, n’est-ce-pas, est pervers et « sournois » (sneaky : sinique oserait-on dire) – Lee est voué, dans les feuilletons télévisés des années soixante (la fameuse série du Frelon Vert), tantôt à la livrée du domestique réduit au mutisme, tantôt, lorsqu’il lui est enfin donné de combattre, entièrement couvert et masqué, lui dont le corps est un chef d’œuvre. Quand il est question de faire une série sur le Kung Fu, on préfère maquiller un Américain (David Carradine), plutôt que d’offrir le rôle à celui qui forme toutes les stars dans ses cours d’arts martiaux, notamment parce que l’on craint de donner des idées aux minorités des États du Sud. Et, finalement, lorsque dans un film de seconde zone où il obtient un petit rôle, il lui est permis d’exécuter ses fameux bonds défiant la physique (on est avant l’ère du numérique), c’est pour tomber, contre toute vraisemblance, dans le vide – vide symbolique de sa représentation américaine, tandis qu’un gros pignouf d’inspecteur Marlowe l’insulte en le ravalant sur une autre minorité (gay en l’occurrence). L’objectif de Lee, « l’indésirable », « l’infréquentable », est de conquérir cet écran qui ne veut pas de lui – et de mener avec lui toutes les minorités : ce sera le sujet même de son dernier film au titre revendicatif, Enter the Dragon. Tout le monde connaît ces plans où, comme chez les philosophes antiques le sage occupe la citadelle de la sagesse, Lee établit son aire au centre du plan, d’où il boute la déferlante des sbires dépêchés pour le déloger. « Pas d’espace d’ordinaire interdit qu’il ne désire occuper pour cette seule raison. En retour, cette volonté irradie chacun de ses plans, déchaîne une présence magnétique et devient l’origine d’une mise en scène de soi. » Le message délivré dès le début de Opération Dragon l’exprime parfaitement : « soudain, James Bond est devenu chinois » (p. 7). Délivré des gadgets de l’agent britannique, et de l’érotisme de pacotille qui l’accompagne (il sera remplacé par un auto-érotisme), le nouvel agent n’a « besoin de rien », sinon de son corps mis à nu. Le scénario du film est simple comme une allégorie, avec ses trois héros concurrentiels, le Blanc, le Noir, le Jaune : Le Méchant, porteur de tous les préjugés, accuse le Noir d’un acte d’espionnage commis en réalité par Bruce Lee (qu’on ne pense pas même à soupçonner), et tente de circonvenir l’Américain qui se refuse à opérer l’acte initiatique – le sacrifice d’un chat : tout se passe alors comme si, délivré du joug, le Chinois-sournois pouvait alors sortir ses griffes et déployer sa rage animale.
C’est alors l’explosion triomphale du ressentiment.
Le corps de Bruce Lee est avant tout mouvement, mais ce mouvement peut se décomposer en trois temps. Mouvement retenu, qui se charge de toute la colère du refoulement et de l’injustice qui est littéralement projetée sur lui ; puis, une fois chargé, c’est l’action, mouvement si rapide que la caméra ne peut le saisir – il faut alors le filmer avec un léger ralenti (trente images secondes) pour que le spectateur puisse en croire ses yeux, tandis que les adversaires, sur l’écran, n’en reviennent pas – et nous jouissons de leur ahurissement car nous avons vu ce qu’ils ne peuvent voir, grâce à la décomposition visuelle du mouvement que permet le cinéma. Bruce Lee prend la pensée de vitesse : il anticipe l’intention ou le geste, de sorte que la réaction précède l’action, et déjoue le schéma trop simpliste sur lequel se fonde la morale hollywoodienne. Nous sommes loin de la dialectique occidentale qui veut absolument que l’action soit réaction à un mal enduré. Notamment parce qu’ici, subtile, la réaction précède l’action en l’anticipant, de sorte que « la défense précède l’attaque et que le coup part dans le temps intentionnel de celui de l’autre » : technique qui « ne passe plus par la préméditation et la décision, qui prend en somme la pensée de vitesse, rend le corps imprévisible et indéchiffrable et le fait accéder à l’autonomie de ses parties agissantes » (p. 52).
Mais le plus saisissant est peut-être ce troisième temps, où l’action s’interrompt brutalement après le coup fatal, sorte d’arrêt sur l’image où le lutteur reçoit, comme terrassé lui-même, l’onde du choc qu’il vient d’infliger, son visage ductile exprimant en un fragment de seconde, ou même simultanément, tous les tourments de la passion, la trouble rumination de la vengeance consommée, le souvenir ressurgi du dol dont on a retenu les pleurs pour préparer le paiement, mais peut-être aussi la douleur de la victime anéantie et dont on est à présent le seul dépositaire, comme si le mouvement même de la vengeance, bien qu’irrépressible, ne parvenait à nulle catharsis, ne faisant que s’étoiler en un éventail d’images brisées. Un instant démultiplié, l’être se replie sur soi en poussant un étrange rugissement, feulement jailli du fond de la vie animale, qui ne dit rien et exprime tout, point où plaisir et douleur se confondent :
tandis qu’il achève de toute la force de son saut vertical un adversaire déjà étendu, à demi mort et laissé hors champ, la caméra reste sur le visage de Lee et enregistre, au ralenti, le travail de l’émotion qui le défigure et mutile (le son lui-même, inconnu, s’étire et gémit). En un gros plan de quelques secondes, il délivre un feuilleté d’expressions contradictoires, successives et simultanées, complexes et méconnaissables. (p. 93)
Comment comprendre cette douleur du justicier, et pourquoi nous touche-t-elle tant ? Ce triple état du mouvement, retenue, déclenchement, arrêt, tel que l’exprime le corps de Bruce Lee, Benoliel suggère d’y voir « une définition possible de la machine cinéma ». Ce qu’accomplit Lee, ou ce qui l’accomplit, c’est son ambition faustienne « qui échange sa vie contre une image, acceptant de perdre le combat de son incarnation et cédant devant plus fort que lui : son double. » (p. 59) Une image, ou plutôt, une multiplicité d’images. Depuis la séquence initiale où se projette devant lui, et sur lui, un film où figurent les corps qu’il a pour mission d’abattre, et où il ne figure pas encore, jusqu’à la célèbre séquence finale des miroirs où ce même corps rutile et se déploie en éventail, comme une bande de pellicule ou une série d’images de Marey. Il remplit alors tout l’écran, « le corps filmé, corps filmique, devient corps du film, un homme pellicule fait de la matière des images et qui, à son tour, les engendre » (p. 10) Multiplication qui se prolongera après la mort de l’acteur, par la fabuleuse efflorescence des « clones de Bruce Lee », revanche sur le racisme hollywoodien, mais aussi revanche de ces adversaires anonymes auquel son narcissisme ne reconnaissait pas d’existence, ultime atteinte à l’Unique.
Ainsi, Bruce Lee est parvenu à ce point où l’expression exacte et juste du ressentiment se confond avec l’anéantissement de soi, aboli par sa propre démultiplication imagière. Serait-ce cette vérité douloureuse qui nous émeut tant au spectacle de ce corps à la fois triomphant et malade, qui manifeste la nécessité de dire la justice aux dépens de sa vie, de son corps – et de l’âme, car ici l’un exprime parfaitement l’autre, foin de toute morale d’assujettissement de l’un par l’autre – jusqu’à rompre – non pas rupture de l’âme et du corps, mais rupture intérieure, ruptilité simultanée de l’un et de l’autre, éclaboussant l’écran d’une gerbe d’images de soi, pour que l’éclair du droit éclate au ciel purifié.
par , le 24 août 2011
Ariel Suhamy, « Le corps ruptile de Bruce Lee », La Vie des idées , 24 août 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-corps-ruptile-de-Bruce-Lee
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