Recensé : Cesare Mattina, Clientélismes urbains, Gouvernement et hégémonie politique à Marseille, Paris, Presses de Science Po, 2016, 424 p., 29 €.
Retour aux fondamentaux. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le livre très attendu de Cesare Mattina soit publié dans la collection « Gouvernances », dirigée par Patrick Le Galès, tant le terme de « gouvernance » a été mis en avant pour mieux dépasser, dans l’analyse renouvelée des questions urbaines, l’attention exclusive longtemps accordée à la question du gouvernement. Le travail de Cesare Mattina, de ce point de vue, opère un radical retour aux sources, une réhabilitation du questionnement classique : « Qui gouverne ? Et comment ? »
Le clientélisme à Marseille, histoire d’un mode de gouvernement urbain
Le point de départ de ce travail est l’étude des archives du courrier du cabinet Defferre, complétée par une observation et une fréquentation assidue des mondes politiques marseillais. Le matériau, exploité par Cesare Mattina grâce à une dérogation, lui permet de retracer l’histoire de la mise en place d’un système de gouvernement essentiellement fondé sur la redistribution de biens publics qu’autorise la détention du pouvoir municipal.
Il convient toutefois de préciser que les contours et les principes qui animeront ce système sont déjà présents, actifs et visibles dans la période qui précède la conquête. Dès avant la victoire de 1953, le defferrisme se constitue autour de deux piliers « privés » de redistribution et d’influence : le groupe de presse Le Provençal et la SOCOMA [1] permettent une première expérimentation d’une régulation clientélaire qui servira de base à sa généralisation autour de divers « biens publics municipaux » (chapitre 1).
La thèse centrale de l’ouvrage est également posée d’emblée : mode de gouvernement issu d’une fraction des classes moyennes urbaines marseillaises, essentiellement dirigé contre le Parti communiste et sa prétention à gouverner la ville au nom des catégories populaires, le defferrisme originel constitue immédiatement un système de conquête puis une façon de gouverner la ville en direction, prioritairement, de ces mêmes classes moyennes, qui figurent donc comme les principales bénéficiaires de la redistribution. En ce sens, C. Mattina revisite la littérature américaine classique sur le clientélisme, qui en fait le vecteur de l’intégration des catégories sociales les plus défavorisées. Mais surtout, il interdit aux acteurs de maintenir cette lecture « misérabiliste », qui transparaissait encore par exemple dans l’une des dernières tentatives d’autojustification de Jean-Noël Guérini : « Si faire du clientélisme, c’est s’occuper des femmes, des hommes, des jeunes, des personnes âgées, qui sont dans la misère, dans la détresse humaine, qui cherchent des logements, qui cherchent à se réinsérer dans la vie, alors j’assume totalement le mot “clientélisme” au nom de ma majorité de gauche » [2].
C’est cette thèse d’une redistribution largement dirigée au profit des fractions des classes moyennes les plus proches du pouvoir municipal qu’il développe avec méthode et insistance, en décortiquant les mécanismes de la redistribution clientélaire, en analysant le rôle des machines politiques territorialisées et la division des tâches au sein des mondes politiques marseillais, emboîtés du canton à la circonscription, en rappelant enfin le privilège concédé à l’organisation syndicale FO (initialement fondée contre la CGT sur la base de l’anti-communisme) dans la cogestion des emplois municipaux et des carrières (chapitres 2 et 3). C. Mattina montre également comment l’invention par le pouvoir municipal d’une division « communautaire » de la Cité renforce les logiques de redistribution et permet de distinguer des gagnants – les « communautés » juives, arméniennes et pied-noir – et des perdants – Maghrébins et Comoriens (chapitre 4). L’analyse du rôle joué par les Comités d’intérêt de quartier et par les associations subventionnées, ressources symboliques comme matérielles, complète le tableau (chapitre 5).
Dans sa thèse, comme dans plusieurs articles publiés au début des années 2000, C. Mattina avait émis l’hypothèse d’un épuisement du système defferriste, et plus largement des modes de régulation sociale et politique clientélaires marseillais. En cause, la raréfaction des ressources distribuables, qui contraignaient les élus à s’adapter et à ne plus croire absolument aux vertus et à l’efficacité du système [3].
Treize années après la soutenance de son travail, C. Mattina revient largement sur cette hypothèse d’une « rationalisation contrainte » et d’une efficience moindre du système de redistribution qu’il avait auparavant proposée. Sans qu’il le reconnaisse explicitement, il s’agit dès lors pour lui de donner un statut nouveau à l’épisode Vigouroux (1989-1995) [4], dans lequel il avait pu voir à l’époque un moment d’ébranlement du jeu et des méthodes traditionnelles des mondes politiques marseillais. Revisité, le mandat Vigouroux n’a pas été l’occasion d’une véritable rupture, d’une transformation profonde du système, mais bien un moment de crise et une parenthèse. Le second defferrisme en a été la victime, encore qu’il ait largement survécu à travers la conquête par Jean-Noël Guérini du Conseil général des Bouches du Rhône [5]. Mais c’est surtout la continuité entre le defferrisme et le « gaudinisme » qui frappe. L’affrontement Guérini-Gaudin en 2008 constitue peut-être dès lors le moment de vérité de cette pérennité.
La permanence ne se lit pas seulement du côté des méthodes, des creusets, de l’emboîtement systématique et organisé des territoires d’élection et de redistribution, mais se constate aussi parce que C. Mattina opère une mise au point bienvenue sur le second aspect du volume des ressources distribuables. Des choses ont changé, certes. Mais l’espoir demeure vivace, et entretenu, d’une réponse politique à une demande sociale. Ainsi le CDD a-t-il pris la place de l’emploi à vie, qui garantissait l’entrée consolidée dans la petite classe moyenne marseillaise. Le financement des associations devient un mode renouvelé et élargi de régulation clientélaire, comme l’ont révélé quelques affaires récentes.
Le clientélisme marseillais, entre spécificité et banalité
Le livre de C. Mattina offre dès lors un apport essentiel à la compréhension des modes de régulation clientélaires à Marseille. Il permet une mesure de l’ampleur du phénomène, qui constitue en passant une véritable invitation à tester ailleurs, sur d’autres territoires, certaines des pistes creusées par l’auteur. Son travail pose avec méthode et insistance deux constats : celui de la centralité, jusqu’à l’obsession, de la distribution des biens publics, celui de l’identité des principaux bénéficiaires du système – à savoir les classes moyennes.
Il n’en demeure pas moins une forme d’ambiguïté. À de nombreuses reprises, C. Mattina formule son refus de tout jugement de valeur, sa réticence à adopter un point de vue moral ou moralisateur. De ce point de vue, la réinterprétation qu’il propose du moment Vigouroux est essentielle. Loin de poser le mandat comme une tentative consciente et volontaire de rompre avec le clientélisme au profit d’un mode de gouvernement rationnel-légal de la Cité privilégiant l’action publique municipale à la seule redistribution, C. Mattina analyse ce mandat comme l’échec d’une rationalisation autoritaire, dont l’effet principal aura été d’isoler l’éphémère successeur de Gaston Defferre et de coaliser contre lui tous ceux qui ont un intérêt dans la survie du système, qu’ils en soient les anciens bénéficiaires ou qu’ils s’en imaginent les futurs gestionnaires.
Mais il ne s’en tient pas à ce seul constat d’échec et en profite pour poser une réflexion révélatrice du point de vue qui est globalement le sien. « Aux auteurs de sciences sociales qui décrivent le clientélisme comme un dysfonctionnement, une pathologie de la démocratie », C. Mattina reproche de ne pas voir que
c’est l’inverse qui se vérifie : le clientélisme, ou du moins la redistribution ciblée des ressources en vue de la clientélisation, est consubstantiel aux processus de démocratisation. (p. 353)
On comprend bien la logique de ce raisonnement, qui permet à C. Mattina de proposer ce paradoxe d’un territoire marseillais enfermé dans « la particularité de sa banalité ». Marseille apparaît en effet comme ce territoire où un aspect relativement banalisé du métier politique (le travail d’intervention et de proximité) s’est imposé comme une forme exclusive du gouvernement de la Cité, comme une obsession, voire une seconde nature.
N’y a-t-il pas là toutefois la justification d’une forme de fatalisme ou de résignation ? On peut objecter que la question du pathologique et du normal n’est pas simplement une question théorique, mais qu’elle peut prendre, à Marseille notamment, la forme d’une dérive inquiétante, que d’autres observateurs n’hésitent pas à qualifier de « dérive mafieuse ». Celle-ci n’est-elle qu’une pathologie du clientélisme ou bien plutôt son double, son prolongement, sinon sa vérité ? Quelles sont les frontières entre un « clientélisme de l’ordinaire » et certains des faits évoqués dans deux ouvrages récents par Xavier Monnier et Philippe Pujol [6] ? L’affaire Guérini, par exemple, ne révèle-t-elle pas l’abaissement inévitable de la frontière entre le « normal tolérable » et le « franchement criminel » ? Derrière une redistribution considérée comme banale et normale, ne se cache-t-il pas plus clairement des phénomènes qui relèvent de la prédation pure et simple ?
Deux pistes de réforme
Que le système ait par ailleurs résisté aux alternances municipales, voire, pire, que lesdites alternances l’aient recyclé et consolidé, conduit dès lors le lecteur à s’interroger. Peut-on en sortir ? Peut-on vouloir en sortir ?
S’il se refuse de son côté à envisager explicitement l’idée d’une réforme du système, le travail de C. Mattina nous paraît pourtant constituer une lecture indispensable pour tous ceux qui se targueraient de formuler des propositions en la matière. Deux pistes méritent d’être suggérées ici.
La remise en cause du clientélisme pourrait d’abord se nourrir de l’analyse des mécanismes décrits, qui départagent des gagnants (les classes moyennes) et des perdants (les classes populaires). Il y aurait ainsi place pour l’hypothèse d’une contestation citoyenne et populaire du clientélisme, du point de vue des perdants. Reste que cette hypothèse est fragile. Outre la propre capacité du système à acheter le silence et la paix sociale, outre sa capacité de recyclage des contestations qui le menacent, cette hypothèse repose sur la perspective improbable d’une mobilisation de ceux-là même qui se trouvent à ce point exclus du système de redistribution qu’ils ont définitivement perdu tout espoir dans l’action citoyenne, militante ou politique. Seule ici l’invention originale et exigeante d’un empowerment des groupes sociaux exclus des bénéfices de la redistribution fournirait le socle d’une remise en cause du système clientélaire, ce qui supposerait par exemple qu’une gauche marseillaise intégralement renouvelée réinvestisse d’une toute autre manière les quartiers populaires démobilisés.
L’intervention de l’État, en tant que garant du gouvernement rationnel-légal, constitue la deuxième piste. Elle se joue en l’occurrence sur plusieurs modes. Le mode judiciaire, d’abord, qui permet de sanctionner les dérives prédatrices et indiscutablement pathologiques, dont on peut regretter que C. Mattina ne les évoque guère. Celui de l’action publique en second lieu, dont C. Mattina, rejoignant ici les travaux de Gilles Pinson, note la disparition au profit de la seule obsession de la redistribution [7]. Sur ce point, le travail de C. Mattina est pourtant doublement utile. D’abord, parce qu’il nous offre l’occasion de noter que le clientélisme n’a pu prospérer à ce point sur le territoire marseillais que dans le retrait, volontaire ou non, conscient ou non, de l’État. Le retour de l’État apparaît dès lors comme la condition du rééquilibrage des inégalités territoriales qui découlent d’un système clientélaire local essentiellement destiné à assurer la domination des classes moyennes – celles-là même dont la réussite se traduit par l’installation pérenne dans les quartiers sud.
À lire C. Mattina, on comprend mieux la nécessité dès lors de dépasser les cadres classiques du gouvernement urbain marseillais, dont il souligne la très forte territorialisation. Face à une logique exclusive, ou presque, de redistribution, qui fait disparaître toute idée d’action publique locale, la réforme du découpage territorial et l’interdiction faite au cumul des mandats sont autant d’impératifs. Une même logique de dépassement des territoires combinés de l’élection et de la redistribution se lit ainsi dans la réorganisation territoriale, telle qu’elle s’est déployée récemment, à travers le traitement particulier fait au territoire marseillais. Il faudra attendre pour évaluer les effets d’une réforme dont l’objectif a bien été de concevoir la nouvelle métropole comme un « espace de projet », libéré des problèmes de contrôle politique immédiat des élus locaux, et permettant l’ouverture à des acteurs de la société civile marseillaise en mal de projets urbains et d’action publique locale. Nul hasard dans un tel cadre si cette stratégie de débordement et de redéfinition territoriale est passée par un moment de réaffirmation de l’État, via la nomination d’un Préfet missi dominici, Laurent Théry, venu exporter à Marseille des recettes interterritoriales expérimentées ailleurs (à Nantes par exemple) [8].
Mais là encore surgissent des fragilités. N’est-il pas trop tard ? Les élites marseillaises n’ont-elles pas à ce point érigé le clientélisme en socle d’un « gouvernement autonome », que l’État, seul potentiellement à même de garantir le déploiement d’une action publique de type rationnel-légal, se retrouve aujourd’hui la victime d’un retrait trop longtemps consenti ?
La fragilité de ces deux scénarios, qui pourraient tout à fait se conjuguer, peut toutefois faire craindre tout aussi bien que le clientélisme ordinaire, dont les élites politiques marseillaises se sont fait une spécialité, ait encore de beaux jours devant lui [9]. C’est aussi en ce sens que le livre de C. Mattina doit être salué : comme une contribution majeure à l’analyse d’une manière toujours disponible de gouverner la ville.