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Recension Société

Dossier / Le conflit, impensé du monde associatif

Le bénévolat, miroir du travail

À propos de : M. Simonet, Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?, La Dispute.


par Pascal Ughetto , le 28 novembre 2011


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Le bénévole est un travailleur comme les autres. En Amérique comme en France, il veut faire un travail utile, et trouver une position qui n’est pas donnée, et il doit faire avec logiques organisationnelles et techniques managériales. Au centre de ces processus : les significations diverses du terme « professionnalisation ».

Depuis quelques années, la recherche sur les associations et le militantisme est renouvelée par une approche consistant à y voir des lieux où l’on travaille. Maud Simonet en apporte un exemple avec Le travail bénévole. Le bénévolat ou le volontariat sont promus par des divers acteurs (politiques, société civile, chercheurs) qui y voient la traduction d’un désir d’engagement dans la cité, un don de soi, un élan de générosité. L’ouvrage montre que ces engagements recouvrent tout autant des enjeux statutaires, un contenu de travail plus ou moins valorisant et des formes de subordination. À côté de l’engagement associatif comme forme de participation citoyenne existe aussi tout un « potentiel d’infra-emploi » (p. 214).

Le bénévolat n’est pas que travail mais, soutient Simonet, « il n’a pas suffisamment été étudié comme tel » alors qu’« il y a quelque chose à y gagner dans notre savoir sur cette pratique, mais aussi dans notre savoir sur le travail » (p. 14). De fait, dans les enquêtes menées par l’auteur, des bénévoles ou des volontaires ne parlent pas seulement d’engagement citoyen mais de leur travail ; le monde associatif se préoccupe désormais de gestion des ressources humaines bénévoles ; il existe aussi des grèves de bénévoles. L’auteur, elle, aborde la question à l’aide d’une posture de recherche à la croisée de la sociologie de l’engagement associatif et de la sociologie du travail, accompagnée d’une comparaison entre les deux rives de l’Atlantique.

En France ou en Amérique, faire un travail utile

La première partie est consacrée aux usages sociaux du travail bénévole. Les bénévoles ou les volontaires ont des choses à dire sur ces usages, comme leur sentiment d’être utilisés pour faire du travail à moindre coût là où ils voudraient se sentir utiles et voir le résultat de ce qu’ils font. Il peut s’agir des jeunes en volontariat, d’accord pour accomplir un vrai travail pour une petite rémunération mais à condition de faire autre chose que « servir de main-d’œuvre ». Ou d’un homme plus âgé qui, licencié et bénéficiant par ailleurs d’une rente d’invalidité, fait acte de candidature auprès d’une association et la quitte néanmoins, frustré « de n’avoir jamais eu de mission clairement définie et clairement soutenue au sein du service. » (p. 22).

Maud Simonet voit des carrières dans ces itinéraires. L’entrée dans la carrière, souvent traitée comme un appel, une voix intérieure, doit en réalité beaucoup à des mécanismes de cooptation, à des sollicitations pressantes. Puis vient l’entrée dans le rôle et, par la suite, des évolutions : « À la fois plus ouverte "horizontalement" et moins construite "verticalement", la carrière du bénévole offre un horizon bien plus complexe de changements de position et d’emploi que les carrières professionnelles. » (p. 34). Certaines responsabilités ne sont parfois endossées que de façon temporaire avant de redevenir « simple bénévole de terrain ». On doit aussi parfois revoir ses engagements devenus trop nombreux. Il y a des carrières invisibles. Pour certains, ce sont des secondes carrières, après la retraite, ou des carrières parallèles, voire une préprofessionnalisation. Celle-ci contribue éventuellement à la carrière officielle, par l’entremise du CV, ou permet de combler l’écart par rapport à un idéal non atteint par ailleurs.

Dans tous les cas, l’enjeu est de « se sentir utile ». En France, on dira « être utile à la société », aux États-Unis « rendre à la communauté », signe, pour l’auteur, que la pratique bénévole répond à une norme sociale, une norme citoyenne du travail. Société/communauté, être utile/rendre : entre la France et les États-Unis, deux éthiques civiques du travail différentes se manifestent. Dans les deux pays, des politiques de l’État s’attachent à intervenir dans la pratique bénévole, anticipant un effet positif sur la citoyenneté. La deuxième partie retrace de manière comparée la défense et l’essor de ces politiques.

En Amérique, l’intervention dans les pratiques bénévoles est l’affaire des présidents. Les républicains y voient une valorisation de l’effort et de l’initiative privés, alternatifs à l’État interventionniste. Pour les démocrates, le financement de l’État contribue à l’indemnisation des citoyens et à la prise en charge de leurs droits sociaux. En France, on cherche à établir un statut du bénévole et du volontaire à partir des années 1980. Les représentants du monde associatif participent activement à sa construction. Le modèle du volontariat se précise : bénévole à plein temps pendant une durée déterminée, indemnisé et bénéficiant de droits sociaux. Mais on fait en sorte qu’il ne se confonde pas avec un salarié soumis au droit du travail. S’il y a différence de modalités entre les États-Unis et la France, il y a aussi transferts de pratiques (Unis Cité transposant City Year, le volontariat par lequel les jeunes Américains peuvent consacrer un an à une cause civique). En France comme aux États-Unis s’élabore, selon l’auteur, ce qui s’apparente « à un statut de travailleur semi-public » (p. 119), en grande partie financé par l’État et avec des secteurs d’intervention définis en priorité par lui. Ce travailleur semi-public n’est « ni complètement public ni pleinement reconnu comme travailleur, [et] fruit de la rencontre et de la collaboration entre le monde associatif et l’État. » (p. 119).

Dans une troisième et dernière partie, Maud Simonet aborde la manière dont les organisations associatives, qui mobilisent du travail bénévole, transforment concrètement l’engagement en travail. Il s’agit de montrer que, loin de s’opposer à l’emploi, le bénévolat lui a progressivement emprunté des logiques organisationnelles et des techniques managériales. Comme pour un véritable emploi, le parcours d’accès, loin d’être anarchique, emprunte des circuits qui passent par un questionnaire de motivation, un entretien, un processus d’intégration, des sessions de formation et de mise en situation. Les associations sont d’autant plus soucieuses d’encadrer et de formaliser les rôles de bénévoles que ceux-ci sont dans un contact régulier et étroit avec le public bénéficiaire et/ou avec d’autres travailleurs, et en particulier des professionnels salariés (travailleurs sociaux, médecins…). On assiste également à l’essor de réflexions sur le management des bénévoles empruntant aux thèses RH de l’entreprise, réflexions que les associations impulsent parfois d’elles-mêmes. De même, si, juridiquement, le bénévole n’est pas un subordonné, l’association, notamment quand elle exerce sur les territoires d’institutions (scolaire, hospitalière…), doit généralement exiger de ses bénévoles qu’ils respectent des règlements, des horaires, et obéissent à une autorité. Il y a donc plus un continuum qu’une rupture entre le travail salarié et le travail bénévole.

Repenser la sociologie du travail

Avoir envie de se rendre utile dans son travail et réaliser ce désir est un problème qui touche autant le travail bénévole que celui que l’on pourrait appeler classique ou professionnel. De ce point de vue, le livre ouvre des pistes prometteuses. Il faut pour cela le considérer dans le cadre du renouvellement récent de la sociologie du travail, par une sociologie et une psychologie clinique de l’activité. Également utile est la psychodynamique du travail, dont le fondateur, Christophe Dejours, met en avant l’importance du « jugement d’utilité » et du « jugement de beauté » pour l’appropriation de leur activité par les travailleurs.

Il y a bien transversalité des résultats présentés dans l’ouvrage avec des situations de travail « classiques », et la sociologie de l’activité peut suggérer des manières d’interpréter les problèmes d’organisation et de management rencontrés dans le travail bénévole. Ainsi, s’il y a jugement d’utilité et de beauté, c’est que travailler impose de statuer entre des positionnements possibles, d’interroger ce qui doit faire norme dans une activité, à plus forte raison dans la relation de service comme celle dans laquelle se trouve le bénévole. Conduire une activité, c’est affronter des épreuves, action située dans un environnement qui équipe plus ou moins, qui offre des appuis conventionnels à l’action. Cela fait naître chez celui qui agit le besoin de s’organiser et d’avoir un environnement qui réduit la dispersion et offre des prises. C’est tout le sens de la formalisation et de l’encadrement des rôles par les associations quand il y a, par exemple, écoute psychologique, relations denses avec le public, nécessitant l’établissement d’une « juste distance », ni trop intime, ni trop éloignée.

C’est, et le point est important, un problème partagé par les bénévoles et l’organisation, qui estime ne pas pouvoir laisser faire chacun comme il le sent. Ce que Maud Simonet appelle, à juste titre, le risque de l’incompétence relationnelle existe du point du vue de l’organisation qui porte une responsabilité et du bénévole qui a peur de ne pas pouvoir faire face. Ainsi, les préoccupations d’organisation et de gestion ne sont pas logées exclusivement du côté d’une montée du souci gestionnaire de la part des associations. Évoquant une écoutante bénévole, M. Simonet relève qu’elle parle de son rapport avec les usagers « à partir d’une typologie des "appels" à "gérer" (…) illustrant bien ces processus de catégorisation des événements (…) analysés par Everett Hughes » tout en semblant relier cette catégorisation à un « processus organisationnel d’apprentissage et de contrôle du rôle du bénévole, inspiré du monde du travail salarié » (p. 156). Chez Hughes et ses élèves, les professionnels n’attendent aucune autorité hiérarchique pour ressentir ce besoin et on sent bien ce processus à l’œuvre dans l’emploi décrit dans l’ouvrage des catégories d’appels comme « les blagues » (les appels qui ne sont pas à prendre au sérieux), « les questions pures » (les gens qui demandent un renseignement ponctuel), « les obsessionnels » (dont il est plus difficile de se défaire). La question est ensuite de savoir si l’organisation intervient sur ces processus de typification en y substituant ses propres catégories, orthogonales à celles des professionnels, ou si celles qu’elle propose prendront à ce point sens pour eux qu’ils finiront par les incorporer.

De ce point de vue, quand les associations empruntent à l’univers gestionnaire des entreprises, la critique à en faire n’est pas de concevoir des problèmes de gestion, mais l’utilisation des pensées et des méthodes toutes faites des entreprises et des business schools, radicalement indifférentes aux préoccupations du travail. Dans l’entreprise, la surabondance de gestion côtoie souvent une insuffisance cruelle de management du travail. Manager le travail, c’est, par exemple, comme l’auteur y fait allusion, clarifier et répartir les rôles, pour éviter les situations d’ambiguïté, de conflits, de dispersion, etc. Dans un travail bénévole comme dans un travail « classique », on peut ainsi s’épuiser dans beaucoup d’efforts pour tenter de prendre la maîtrise de ce qui est à faire. On peut échouer à mettre de l’ordre dans la façon dont on s’empare des tâches, si on nie que celles-ci nécessitent d’avoir du métier. Sur ce point, l’auteur affirme que c’est à tort que l’on désigne « les procédures (…) du vocable de "professionnalisation" du bénévolat » (p. 157-158) ». On peut tout autant faire valoir que se professionnaliser revient à avoir de plus en plus de métier au sens d’une capacité à comprendre, interpréter les problèmes qui surviennent, et avoir des règles pour organiser le travail et éviter la déperdition d’énergie. En cela, la relation de service expose les travailleurs de toutes sortes (salariés ou bénévoles) à des dilemmes qui ne peuvent se régler que par une montée en capacité à les régler, garantie d’une plus grande confiance en eux. Le milieu associatif, comme celui des entreprises et des chercheurs, continue ainsi de se débattre avec des significations très diverses du terme professionnalisation.

par Pascal Ughetto, le 28 novembre 2011

Pour citer cet article :

Pascal Ughetto, « Le bénévolat, miroir du travail », La Vie des idées , 28 novembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-benevolat-miroir-du-travail

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