Ce jeudi 2 avril, Londres accueille le second sommet du G20. Le premier s’est tenu à Washington en novembre dernier. Face à la crise, les mesures politiques au programme de la rencontre sont urgentes. Les causes fondamentales sont cependant bien plus profondes que la crise économique qui a provoqué la convocation de ce G20.
Le G20 rassemblait à l’origine les ministres des finances des pays du G8 et ceux d’une douzaine de pays non-occidentaux : la Turquie, l’Arabie Saoudite et l’Indonésie pour le monde musulman, la Chine et l’Inde et une série de « moyennes puissances » comme l’Argentine, la Corée, le Mexique ou l’Afrique du Sud. Cette composition reflète à certains égards la globalité et le pluralisme du nouvel ordre mondial qui se dessine. Pour ce sommet de Londres, il ne fait guère de doute que le rôle des leaders des nouvelles « grandes puissances », à commencer par la Chine, l’Inde et le Brésil, sera déterminant.
Crise du capitalisme
La crise économique et financière globale trouve ses racines dans l’une des faiblesses majeures du modèle capitaliste anglo-saxon : la croyance forte dans la liberté des marchés. Le marché libre, la libre entreprise et le libre commerce furent les mantras de ce système économique et George W. Bush ne s’est d’ailleurs pas privé de les répéter lors de l’ouverture du premier sommet du G20 en novembre dernier à Washington. Il reprenait pour la circonstance une citation d’un discours prononcé par Ronald Reagan à l’assemblée générale des Nations-Unies au milieu des années 1980. Comme si rien n’avait changé depuis… Il faut bien admettre que même la « troisième voie » qu’ont incarnée Bill Clinton et Tony Blair dans les années 1990 s’inscrivait dans la lignée d’une mondialisation dominée par un fondamentalisme des marchés.
L’échec de ce modèle économique trouve ses racines dans la délégation de la responsabilité des effets sociaux du marché des gouvernements aux marchés eux-mêmes. Ce modèle voyait dans la concurrence et la libéralisation des marchés les voies les plus efficaces pour un développement économique optimal. Ce capitalisme du laissez-faire a délégué toute la responsabilité à cette fameuse main invisible d’Adam Smith, que l’on pouvait, au mieux, compléter par une incitation à la responsabilité sociale des entreprises et par un peu de philanthropie. Parallèlement, les autorités publiques ont fait preuve de la plus grande méfiance lorsqu’il s’agissait d’assumer une responsabilité nationale au niveau du contrôle, de la supervision et de la régulation des marchés financiers et, jusqu’en octobre 2008 au moins, ils ont totalement ignoré toute responsabilité globale.
Cette abdication de la responsabilité publique tient en partie à la complexité, à l’ampleur et à la globalité des phénomènes économiques qui ont résulté d’une croissance très rapide de l’économie et du commerce international et d’une explosion des flux de capitaux globaux qui échappaient tant au contrôle des gouvernements qu’à la responsabilité du secteur privé. Durant cette période, les entreprises sont devenues trop grandes pour que l’on puisse gérer, et encore moins contrôler, le commerce international, dont une partie s’est dissimulée dans les transactions internes des grandes firmes transnationales. Dans le même temps, des flux immenses de capitaux peuvent être déclenchés par quelques clics de souris. Quel acteur politique serait dès lors prêt à promouvoir et à assumer une responsabilité quant aux retombées sociales d’un système économique global qui semblent échapper totalement au contrôle des firmes, des institutions et des gouvernements ?
À cet égard, il convient cependant de rappeler l’existence d’autres formes de capitalisme dans lesquelles les autorités publiques ont assumé une responsabilité plus grande en la matière. Dans les années 1970, on louait les vertus du modèle social-démocrate de l’Allemagne de l’Ouest qui représentait alors un modèle alternatif d’autant plus attrayant que son Deutsche Mark était la monnaie la plus solide de la planète. Dans les années 1980, l’attention se portait sur le capitalisme japonais, fondé sur un fort interventionnisme étatique dans les marchés qui parvenait à générer une croissance économique au point d’en faire un redoutable concurrent commercial pour les pays occidentaux. Dans les années 1990, les tigres asiatiques ont eux aussi connu une croissance rapide grâce à des modèles spécifiques à chaque pays et bien différents des modèles occidentaux. Dans les premières années de ce XXIe siècle, la Chine apporte elle aussi une configuration alternative du capitalisme qui semble fonctionner. Et pourtant, c’est le modèle anglo-saxon du capitalisme, fondé sur le marché libre et le laissez-faire, qui a dominé la mondialisation et l’américanisation. Ses excès sont désormais considérés comme les principales causes de la crise économique globale.
Les crises du leadership global
Les sommets du G8 sont de plus en plus clairement apparus comme des parades de l’Ancien Régime. Le G8 se présente comme un comité de direction des affaires du monde mais ne représente en réalité que l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord et le Japon. Cette simulation a conduit à une crise de légitimité globale au moment même où le monde a plus que jamais besoin d’un lieu de responsabilité permettant de faire face à l’économie globale. De multiples campagnes internationales ont montré qu’une société globale existe bel et bien, mais les mécanismes de la gouvernance globale ne parviennent pas à lui donner une direction et un sens. Il y a grand un vide au cœur du système international.
Plutôt que de l’atténuer ou de tenter de faire face aux disparités d’un monde multipolaire, le G8 symbolise et exacerbe le choc des cultures entre l’Ouest et le reste du monde. Les récents efforts pour un « élargissement du G8 » n’ont conduit qu’à l’intégration de cinq économies émergentes (le Brésil, la Chine, l’Inde, le Mexique et l’Afrique du Sud) lors de certaines parties des réunions du G8 mais sans les intégrer pleinement au processus de prise de décision. Le « G8 + 5 » est donc très différent d’un G13 et il reflète davantage le dédain pour les nouvelles puissances émergentes qu’une réelle volonté de les intégrer.
C’est précisément pour cette raison que la rencontre des leaders du G20 pourrait constituer une étape très importante. Créé il y a dix ans dans la tourmente de la crise asiatique, le G20 regroupait à l’origine les ministres des finances et les gouverneurs de banques centrales. Ils se sont rencontrés chaque année et leurs chefs de cabinet deux fois par an. La présidence du groupe est tournante et, comme pour l’Union européenne, une troïka composée de l’ancien, de l’actuel et du futur président est chargée d’assurer la continuité du G20, la préparation des rencontres et le suivi des décisions. Ces rencontres ont créé une culture de confiance et d’engagement entre les participants reposant largement sur un réseau de hauts fonctionnaires spécialistes de l’économie internationale des vingt pays et qui sont constamment en contact les uns avec les autres. C’est également sur eux qu’a reposé en grande partie la préparation du sommet des chefs d’État du G20 du 2 avril.
Les pays du G20 totalisent 85 % de la production mondiale et 75 % de la population de la planète. Les quinze pays qui produisent le plus de CO2 font tous partie du G20 et toutes les principales régions du globe y sont représentées. C’est dire si les pays de ce groupe seront déterminants pour faire face aux principaux défis globaux contemporains. Alors que le G8 connaît une double crise de légitimité, tant en termes de responsabilité que d’efficacité, le G20 pourrait être un pas de géant dans la reconstruction de ces deux piliers de l’ordre global.
Vers une culture de la responsabilité
La représentativité et l’efficacité représentent deux éléments indispensables pour que les leaders du monde soient en mesure d’assumer leur responsabilité face à l’économie mondiale et regagnent la légitimité de leurs concitoyens. Plusieurs d’entre eux évoquent d’ailleurs fréquemment la notion de responsabilité. L’appel de Barack Obama pour une « nouvelle ère de responsabilité » n’a ainsi fait que prolonger une série d’appels similaires de leaders occidentaux. Mais, en tant que leaders, leur rôle est d’introduire des mesures qui feront de ces vœux une réalité. À ce niveau, aussi persuasive soit-elle, la rhétorique ne peut remplacer des réformes institutionnelles profondes qu’ils sont les seuls à pouvoir initier et dont ils ont la responsabilité.
Le G20 ne pourra combler le vide au cœur du système international que s’il répond à la crise systémique de responsabilité qui provient de la foi du monde occidental dans le libre marché. Il est frappant de constater l’absence d’une culture de la responsabilité globale et d’une volonté d’assumer la responsabilité publique des résultats de l’économie. Il est dès lors essentiel de s’appuyer sur une réforme des institutions afin qu’une telle culture puisse se répandre tant dans le monde des affaires que dans les administrations publiques, dans la finance comme dans le monde associatif, parmi les activistes comme parmi les institutions nationales et internationales.
La réforme doit commencer par porter un regard complètement différent sur les institutions financières internationales (IFI) et par l’introduction d’un système de régulation des flux financiers internationaux. Mais cela ne sera pas suffisant. Les principes implicites qui sont à l’origine de ce sommet (l’inclusion de nouveaux membres, une autorité légitime habilitée à prendre la parole au nom de ses citoyens et la responsabilité de contribuer à des solutions globales) requièrent de poursuivre l’effort par la réforme profonde d’autres institutions internationales. Il s’agira de lancer un message fort en ce sens aux citoyens que les leaders du G20 représentent. Le partage des responsabilités devrait conduire à renforcer les devoirs du monde occidental vis-à-vis des autres régions du monde, et non à les diminuer. Cette responsabilité (accountability) ne doit pas se limiter aux leaders mais à l’ensemble des acteurs de ces sociétés, élus, hauts fonctionnaires et citoyens. Elle devra également régir les relations entre les partenaires du G20.
Dans ce contexte, la crise financière représente un avertissement qui ne peut être ignoré et qui montre que la complexité et l’étendue des problèmes ont trop souvent constitué un prétexte pour invoquer une « main invisible » et se soustraire à ses responsabilités. La disparition de banques locales, la revente des crédits et leur sécurisation ont brisé le lien entre prêteur et emprunteur, entre une communauté et l’édifice financier dont elle dépend. Il y a aujourd’hui une réaction très critique à l’égard de cet aspect de la mondialisation. La nécessité de se pencher enfin sérieusement sur la question des monopoles, d’imposer des limites aux fusions-acquisitions, aux paradis fiscaux et à certains instruments financiers comme les produits dérivés renforce encore la demande pour une réelle transparence, sans laquelle il n’est pas possible d’attribuer la responsabilité des coûts sociaux à des acteurs particuliers.
Les enjeux de la responsabilité publique au cœur des débats du 2 avril
Pour ces raisons, l’un des grands objectifs du sommet du G20 de Londres sera d’identifier les enjeux majeurs de la responsabilité publique, là précisément où l’abdication de la responsabilité s’est manifestée durant cette crise financière. Premièrement, il s’agit de créer des institutions capables d’assurer l’ensemble de la responsabilité en matière de surveillance et de régulation du système financier dans chaque pays. Le Royaume-Uni possède une telle agence, la Financial Services Agency, mais ce n’est pas encore le cas des États-Unis et d’autres pays.
Deuxièmement, l’économie globale a besoin d’une institution capable de surveiller, de superviser et de réguler les marchés financiers au niveau global. Le Forum pour la stabilité financière (FSF), basé à Bâle, a été créé en 1999 pour renforcer le système financier et la stabilité des marchés internationaux. Il s’agit cependant d’un forum très asymétrique et dont la représentativité est très limitée puisque parmi ses douze membres figurent huit pays « transatlantiques » (deux nord-américains et six européens), le Japon, l’Australie, Hong Kong et Singapour. Seuls un nouveau mandat et l’intégration de nouveaux membres, particulièrement parmi les pays asiatiques, pourraient permettre à cet organisme de remplir les fonctions globales qui lui ont été assignées et de devenir une institution vigilante et efficace qui contribuerait au bien commun global en assurant la stabilité financière.
Troisièmement, le Fonds monétaire international (FMI) n’est plus que l’ombre de ce qu’il était il y a quelques années. Le rôle qui lui avait été assigné à l’origine reste pourtant fondamental : assurer la stabilité du système financier international. Or il n’a plus ni les ressources, ni les mandats, ni le pouvoir pour jouer le rôle de vigie face aux risques internationaux et fournir des ressources aux pays en crise. Une profonde réforme de cet organisme, fondée sur une participation réelle des pays du Sud dans le processus de prise de décision, constituerait un prérequis indispensable pour que, avec une augmentation de ses ressources, le FMI retrouve son rôle de gardien du système financier global, notamment dans la surveillance des flux financiers internationaux et dans l’évaluation des risques macro-prudentiels.
Quatrièmement, la concertation en matière de politiques fiscales et au niveau des plans publics de relance sera un élément central du sommet de Londres. Dans ce domaine aussi, il serait nécessaire de mettre sur pied une instance globale de supervision capable d’évaluer les progrès et les déficits des politiques par rapport aux engagements pris. Le FMI pourrait jouer ce rôle puisqu’il a déjà pu démontrer qu’un plan de relance coordonné a bien plus d’impact que des actions isolées. Cependant, le déficit démocratique qui caractérise cette institution représente un obstacle majeur pour replacer cette institution au centre d’une régulation de l’économie globale. En l’état actuel, les pays européens nomment le directeur du Fonds, possèdent huit des vingt-quatre sièges et contrôle un tiers des votes. À l’inverse, la Chine ne détient que 3,6 % des votes et l’Inde 1,9 %. Il est désormais évident que la forme et la fonction de cette institution doivent être liées. Pour que le FMI redevienne un lieu de responsabilisation face au système financier mondial, un mandat renforcé, de nouveaux rôles, davantage de ressources et une réforme profonde de son fonctionnement doivent aller de pair.
Une souveraineté responsable et des institutions responsables
On a beaucoup parlé de l’affaiblissement de la souveraineté des États sous l’impact de la mondialisation. Cet argument a d’ailleurs été souvent utilisé comme une excuse par les gouvernements pour justifier leur inaction. Pourtant, l’extension du pouvoir et de l’influence des firmes transnationales, des ONG et des lobbies a rendu nécessaire de réunir ces acteurs afin qu’ils assument une responsabilité partagée avec les États. En effet, la « souveraineté responsable » que Carlos Pascual et ses collègues [1] requièrent des États doit avoir son pendant dans l’insistance mise sur la responsabilité des citoyens et des groupes organisés de toutes sortes, à commencer par les entreprises. Ils constituent tous des agents responsables en matière de sécurité, de droits humains et de développement durable.
Une réforme institutionnelle qui permettrait de rendre applicable cette exigence de « responsabilité dans l’action » et en ferait l’une des caractéristiques centrales de l’organisation de la société globale du XXIe siècle serait un excellent antidote aux pratiques qui ont mené à la crise financière globale. L’action responsable repose sur les principes de transparence et d’accountability qui seront la base d’une nouvelle intégrité et d’une restauration de la confiance dans la vie sociale, sans laquelle l’économie ne peut fonctionner. Si le constat d’échec des modèles capitalistes mène à des réformes internationales qui promeuvent une culture globale de la responsabilité, il s’agira d’une avancée majeure vers une économie globale plus saine et dont les fondations seront plus solides au niveau culturel et social.
Texte traduit par Geoffrey Pleyers
Photo cc : Steve Punter