Le débat autour des méthodes d’apprentissage de la lecture revient périodiquement. On se souvient peut-être des vives réactions suscitées en 2006 par les prises de position du ministre de Robien en faveur de la méthode syllabique. Le directeur adjoint de son cabinet, Jean-Michel Blanquer, était déjà impliqué dans l’opération. Celui-ci est de retour au plus haut niveau… mais les orientations pro-syllabiques qui s’annoncent sur la façon d’enseigner la lecture ne soulèvent plus les émois à la tonalité franchement déraisonnable de 2006. Le terme « syllabique » n’est plus tabou, on peut lire dans une publication syndicale traditionnellement hostile à cette méthode une analyse assez posée des thèses du neuroscientifique Stanislas Dehaene sur le sujet, etc. On se dit que la diffusion des résultats des enquêtes statistiques récentes sur le sujet et la Conférence de consensus sur la lecture de 2016 sont passées par là [1].
Les obstacles à l’ouverture d’un débat élargi et d’une réflexion sans préjugés n’ont pour autant pas disparu. Le paysage est envahi par une accumulation de réponses préétablies qui rendent tout questionnement malvenu. Les arguments à l’appui sont de trois ordres. Ce serait ne rien connaître à la réalité des pratiques, d’abord, que de reprocher aux enseignants d’utiliser la « méthode globale », puisqu’ils enseignent tous aujourd’hui le décodage des syllabes, qui est au cœur de la « méthode syllabique ». Qui plus est, de toute façon l’opposition des méthodes (globale/syllabique) serait une mauvaise querelle, artificielle et dépassée : il n’y a pas de méthodes, seulement des pratiques d’enseignement très diverses. Et pour boucler l’affaire : la syllabique est de droite, c’est bien connu, il n’y a donc pas lieu pour un authentique progressiste de s’interroger plus avant !
La politisation d’un débat pédagogique
Ce dernier argument ne pèse pas de peu. En matière d’apprentissage de la lecture, si vous insistez sur le déchiffrage, vous êtes de droite, si vous invoquez la compréhension, cela vous vaudra un label de progressisme pédagogique et politique. Ces assignations sont d’autant plus profondément inscrites dans la culture des milieux pédagogiques qu’elles ont joué un rôle emblématique dans la bascule qui voit ces milieux passer très majoritairement, au tournant des années 1960-1970, de l’attachement historique aux canons de la pédagogie traditionnelle à la promotion enthousiaste d’une nouvelle doxa plus ou moins inspirée des « pédagogies nouvelles ».
Entreprise dès la fin des années 1950, la restructuration gaulliste du système éducatif vise à faire entrer tous les élèves au collège. Pour en permettre l’accès aux jeunes issus des classes populaires, supposés peu aptes aux études longues et aux savoirs abstraits, l’idée d’une nécessaire réforme des contenus et des modes d’enseignement grandit très vite. Il conviendrait de proposer à ces jeunes, dont les familles sont peu dotées en capital culturel, un enseignement compréhensible et attractif. La nouvelle pédagogie doit être concrète et ludique ; mais dans le même temps — redoutable gageure — suffisamment intelligente pour développer une capacité d’apprendre à apprendre indispensable pour un parcours dans le secondaire.
La maîtrise de la langue, écrite et orale, apparaît d’emblée comme l’enjeu décisif de l’entreprise. L’échec de la réforme des mathématiques modernes, lancée au tournant des années 1960-1970 et imputée à une introduction trop abstraite au langage mathématique, renforcera une double conviction : c’est sur le français que l’effort de rénovation pédagogique doit porter en priorité ; et il faut un enseignement moins ambitieux et des contenus proches des élèves.
La réforme de l’enseignement du français à l’école primaire constituera donc la pièce maîtresse, et inaugurale, d’une rénovation pédagogique qui va progressivement transformer l’ensemble du système éducatif. Les « instructions officielles » de 1972 qui la promulguent sont plus particulièrement centrées sur l’apprentissage de la lecture au CP et ouvrent la voie, en rupture avec celles de 1923 en vigueur jusque-là, à l’abandon de la méthode syllabique. Mûri au long de la décennie précédente, conçu et testé par des enseignants partisans de la méthode globale, membres de l’ICEM (inspiré par Freinet) et du GFEN (qui eut à sa présidence Langevin et Wallon), cet abandon vise à la fois à en finir avec un apprentissage centré sur le déchiffrage, jugé mécanique et abêtissant, et à le rendre plus concret et plus attractif en donnant à l’apprenti lecteur un accès direct au sens des mots (identifiés globalement par la mémorisation de leur profil graphique ou devinés par le contexte) et des phrases.
Penchant du côté des pédagogies nouvelles, pédagogiquement progressiste, la réforme l’est aussi politiquement, puisqu’elle vise à favoriser l’accès des classes défavorisées à la culture écrite. C’est bien ainsi qu’elle fut entendue : un recensement des articles de presse qui lui furent consacrés à l’époque souligne le contraste entre l’adhésion massive de L’Humanité et les fortes réticences exprimées par Le Figaro [2]. Les choses n’ont guère changé depuis : la syllabique reste le symbole de la réaction pédagogique et politique, y compris aux yeux de ceux qui n’ont pas la moindre idée des enjeux pratiques de l’enseignement de la lecture.
C’est sur l’apprentissage de la lecture que s’est joué le passage inaugural et décisif des pédagogies traditionnelles de la « transmission » aux pédagogies modernes de « l’apprendre » [3]. Qu’il ait cristallisé l’opposition entre progressisme et conservatisme de façon durable tient bien sûr également au statut symbolique général de cet apprentissage. Dans une société aussi tramée d’écrit que la nôtre, ne constitue-t-il pas une sorte de second moment de l’accès au langage, et donc du processus d’hominisation ?
Ce qu’il y a quand même à voir
Un demi-siècle après cet épisode, la globale « pure » a montré ses limites : identifier les mots d’une écriture alphabétique à des idéogrammes qu’on appréhende globalement est utopique et extrêmement coûteux. Peu appliquée en tant que telle, elle a vite cédé la place à des démarches mixtes où le déchiffrage des lettres et des syllabes se voit accorder une part plus ou moins importante. N’y aurait-il dès lors effectivement plus rien à voir et à discuter en matière d’apprentissage de la lecture ?
Il reste quand même un petit problème. Un détail, étonnamment absent de la plupart des contributions sur le sujet : 150 000 jeunes sortent de l’école chaque année « en grande difficulté de compréhension » d’un écrit très simple. Dans la France du XXIe siècle, et au bout de 5 siècles d’alphabétisation de la population. Un genre de détail à passer outre les arguments d’autorité pour aller y voir de plus près.
Question-clé : à quoi tiennent donc tous ces échecs ? Les difficultés rencontrées ne tiennent pas aux enfants : tous les élèves, hors cas cliniques, peuvent entrer normalement dans la culture écrite [4]. Elles ne tiennent pas à la qualité des maîtres. Les 131 enseignants de CP interrogés en 2015 dans l’étude coordonnée par Roland Goigoux ont été sélectionnés pour leur expérience et leur assurance professionnelles : or (et l’on n’a pas encore bien pris la mesure de ce résultat, sur lequel le rapport n’insiste pas) il s’avère que cette élite ne compte pas plus de maîtres efficaces dans l’enseignement de la lecture qu’au plan national.
Si l’efficacité de la conduite des apprentissages ne tient pas à l’expérience et à la qualité des maîtres, elle relève nécessairement de la pédagogie mise en œuvre. Or sur ce registre, on l’a dit, les difficultés rencontrées ne sont pas imputables à une absence d’enseignement du décodage, puisque tous les enseignants étudient avec leurs élèves le système des correspondances entre les signes écrits et les sons de la langue. Reste la façon de s’y prendre, où nécessairement tout se joue, et qu’il faut maintenant examiner.
L’apprentissage des correspondances grapho-phonémiques
Dans 9 cas sur 10, en France, la conduite des apprentissages combine des activités de décodage des syllabes et d’autres activités issues de la méthode globale. Quelle que soit la diversité de ses formes, cette démarche dite « mixte » d’enseignement de la lecture présente trois constantes : au départ, l’identification visuelle globale d’un certain nombre de « mots-outils » ; puis le repérage de lettres et de syllabes écrites et la confrontation sur cette base à des textes plus ou moins déchiffrables, mais qui ne le sont jamais entièrement — les élèves étant alors encouragés à pratiquer la « lecture-devinette », c’est-à-dire à compléter le décodage des syllabes qu’ils connaissent en faisant des hypothèses, à partir du contexte ou de l’illustration du manuel, sur le mot à « lire » ou la phrase proposée ; et enfin, au nom du principe de bon sens qui veut que « lire, c’est comprendre », un travail sur la compréhension effectué sur des textes lus par l’enseignant, et donc dissocié du décodage.
Qu’en est-il alors de la syllabique, que ne pratique qu’environ 1 enseignant sur 10 ? Celle-ci se distingue de ces constantes des méthodes mixtes sur trois points essentiels. Par la règle du « tout déchiffrable » : pas de mots-outils, pas de lecture-devinette. Il faut ne jamais avoir appris à lire à quiconque pour méconnaître la propension des jeunes élèves à se précipiter pour deviner, imaginer, inventer, et éviter un décodage toujours pénible au début. Plutôt que d’encourager ce réflexe, comme c’est le cas des méthodes mixtes, l’apprentissage syllabique ramène constamment et précisément au texte écrit, dont il propose une appropriation progressive, méthodique, systématique. L’application de ce principe, et c’est le deuxième point, assure l’autonomie de l’élève. Celui-ci peut déchiffrer par lui-même tout ce qu’on lui donne à lire. Le lexique proposé n’a plus besoin d’être préalablement connu : il peut être découvert, alors que la lecture-devinette limite par nature le vocabulaire proposé aux élèves aux mots qui leur sont déjà familiers. Apprendre à lire peut se faire avec des mots nouveaux et des textes de qualité, le plaisir de leur appropriation venant récompenser l’effort du déchiffrage. Tous les manuels de syllabique cependant n’utilisent pas cet avantage, se contentant de contenus de lecture à l’ambition culturelle aussi modeste que celle des textes que proposent les méthodes mixtes. Troisième point : le moment crucial de l’apprentissage syllabique est celui de l’articulation sonore de l’écrit. Une pratique soutenue et persévérante de la lecture à voix haute est ici indispensable, puisque c’est au moment où l’on passe d’un déchiffrage ânonnant à une articulation fluide que l’élève peut identifier le mot et s’approprier (ou interroger) son sens [5].
Que disent les enquêtes qui comparent les pratiques d’enseignement ?
Il existe donc bien une réelle opposition entre deux grandes façons de conduire les apprentissages, entre les principes de la méthode syllabique et ceux que mettent en œuvre, au delà de leur relative diversité (qui tient à ce qu’elles empruntent davantage à la syllabique ou davantage à la globale), les méthodes mixtes. Ces dernières étant pratiquées par l’immense majorité des maîtres, leur responsabilité dans les médiocres résultats de l’école française semblerait a priori engagée.
Comment s’en assurer, et comment identifier précisément ce qui fait problème ? Le ministère Blanquer, on le sait, prône un retour à la méthode syllabique, justifié notamment par des résultats issus des sciences cognitives, et met en place un Conseil scientifique de l’éducation nationale présidé par Stanislas Dehaene, qui aura entre autres pour mission de nourrir la réflexion pédagogique sur ce sujet à partir des résultats de la recherche. L’initiative a été fraîchement accueillie par les associations pédagogiques et les organisations syndicales, au nom de la défense de la liberté pédagogique des enseignants et de la critique d’un penchant « scientiste » qui méconnaîtrait l’impossibilité de déduire les bonnes pratiques enseignantes des constats de l’imagerie cérébrale.
Il n’est cependant nul besoin d’entrer dans ce débat pour interroger les formes les plus efficaces de conduite des apprentissages. Nous disposons en effet aujourd’hui de 5 enquêtes statistiques menées dans les deux dernières décennies aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France, qui comparent, sans s’encombrer de préconceptions doctrinaires et sans prendre parti sur les approches cognitivistes, les résultats des différents choix pédagogiques possibles. Le caractère très convergent de leurs conclusions, malgré la diversité des démarches méthodologiques et des contextes nationaux, leur donne une grande force de conviction — d’autant que deux d’entre elles, celle du National Reading Panel états-unien de 2000 et l’enquête Goigoux de 2015, ont été menées sur des échantillons tout à fait importants.
Qu’en est-il donc, pour l’essentiel, de ces conclusions ? Qu’avec les élèves les plus vulnérables, issus le plus souvent des classes populaires, ceux pour lesquels les apprentissages se font essentiellement à l’école, l’enseignement le plus efficace est celui qui conjugue un taux de déchiffrabilité maximum des supports de lecture, une vitesse de progression dans l’étude des graphèmes élevée (ce qui plaide, comme le facteur précédent, pour un départ alphabétique, sans étude visuelle de mots-outils), un temps important consacré à la lecture à voix haute, ainsi qu’une pratique précoce de l’écrit, sous la forme notamment de dictées. On comprend pourquoi l’élite enseignante de l’enquête coordonnée en France par Roland Goigoux présente des résultats moyens si peu satisfaisants : ces pratiques efficaces ne sont à chaque fois le fait que d’une minorité de ses membres. Ainsi la lecture à voix haute n’occupe en moyenne que 38 minutes par semaine, 24 minutes seulement pour le quartile inférieur des maîtres interrogés !
On voit, sans conteste possible, que ce sont bien les préconisations de la méthode syllabique qui sont validées par ces évaluations internationales, qu’il s’agisse de l’utilisation de supports écrits entièrement déchiffrables, de l’absence de recours à l’identification globale de mots-outils ni à quelque lecture devinette [6], de la lecture en classe à voix haute. C’est tout particulièrement dans le cas des élèves les plus vulnérables, issus des milieux populaires, que la pertinence des principes de la syllabique est la plus solidement établie par l’analyse statistique. C’est-à-dire chez ceux qui peuvent le moins s’appuyer sur une aide parentale efficace pour entrer pleinement dans l’écrit. Ce constat indique d’évidence que, s’il revient bien à l’école d’assurer par elle-même l’enseignement de la lecture, sans le déléguer aux familles, la méthode syllabique devrait être considérée comme la plus pertinente.
Et la compréhension ?
Face à l’évidence grandissante de la plus grande efficacité de la méthode syllabique pour l’apprentissage du déchiffrement, la critique s’est reportée sur la question de la compréhension. Déchiffrer est une activité mécanique qui n’ouvre pas par elle-même à la compréhension, argumentent depuis les années 1970-1980 les partisans de la modernisation pédagogique, alors que la lecture véritable vise l’intelligence du texte. Le temps certes n’est plus où l’apprentissage du déchiffrage était considéré comme nocif, car enfermant les élèves dans un ânonnement dépourvu de sens : mais l’apprentissage syllabique est toujours suspecté de privilégier le déchiffrage au détriment de l’accès à la compréhension.
« Lire, c’est comprendre » ? Certes. Mais cette formule fameuse peut s’entendre en deux sens. Telle qu’elle a servi (et sert encore), elle suggère que l’apprentissage ne doit pas se réduire à l’assimilation du code, mais porter spécifiquement sur la compréhension, tout particulièrement avec des publics de non-héritiers issus des milieux populaires. On peut aussi la comprendre comme soulignant le lien, dans l’acte de lecture, entre le déchiffrage et la compréhension.
La première interprétation, encore largement dominante dans le monde éducatif, dissocie implicitement, au point de les opposer, décodage et compréhension. Elle s’accompagne de la crainte, qui se manifeste régulièrement depuis des années, qu’une attention trop soutenue portée au décodage enferme les élèves dans une attitude de « déchiffreurs insensés » qui se désintéresseraient du sens ou ne sauraient y accéder. Mais cette appréhension est contredite à la fois par les enquêtes empiriques et par la théorie linguistique. Toutes les enquêtes internationales évoquées ci-dessus convergent là encore pour souligner combien la compétence des élèves de fin de CP à comprendre des phrases, ou à appréhender le sens d’un texte en lecture autonome, dépend de leur capacité à les déchiffrer de façon fluide. Ainsi l’enquête Goigoux relève l’efficace, pour la compréhension, de l’utilisation d’un manuel centré sur le code, et montre que le temps consacré à l’enseignement de la compréhension ne vaut que si sa durée hebdomadaire va croissant au long de l’année scolaire. Pour favoriser la compréhension en lecture autonome, autrement dit, il faut d’abord assurer une bonne intégration du code, parvenir à un déchiffrage fluide, puis augmenter progressivement le temps consacré aux tâches de compréhension.
Quant à l’analyse linguistique, elle aussi prive de tout fondement le fantasme du défricheur impuissant. Le son et le sens, le signifiant et le signifié, n’étant que les deux faces indissociables du mot, le fondateur de la linguistique moderne F. de Saussure souligne que « le déchiffrage nous permet de reconnaître le mot écrit, en le livrant simultanément dans son acoustique et sa signification ». Il s’agit ici bien sûr d’un déchiffrage fluide, et non de l’ânonnement dans lequel on laisse parfois mariner les élèves.
L’identification des mots étant acquise, reste à comprendre les phrases, a fortiori les textes. Il s’agit là d’une activité intellectuelle spécifique, dont la pratique orale du langage nous fournit les bases. S’y exercer en classe en élargissant son lexique est bénéfique, comme le montrent les enquêtes. Le faire à partir de textes riches que l’on déchiffre, comme le permet la syllabique, donne tout son sens à ce qu’on appelle la lecture, dont on attend plaisir et découverte.