Le célèbre Paradoxe sur le comédien de Diderot tend à occulter la multitude de traités consacrés au jeu théâtral publiés au fil du XVIIIe siècle. Ce texte n’a pourtant rencontré qu’un public limité dans les années 1770 et n’a paru dans sa version complète qu’en 1831. Surtout, il n’est pas né ex nihilo. Il s’inscrit, en sa géniale originalité, dans un vaste tissu textuel. Celui-ci couvre non seulement la France, mais l’Europe des Lumières.
Double comparatisme
C’est à la restitution de cet ensemble que s’attache Laurence Marie par une approche « doublement comparatiste » (p. 14). Son comparatisme est d’abord interdisciplinaire : l’enquête porte certes sur les premiers traités du jeu dramatique, depuis Le Comédien de Pierre Rémond de Sainte-Albine en 1747 ; mais la théorie balbutiante d’un art en quête de reconnaissance, celui de l’acteur, emprunte nécessairement à d’autres arts, de l’art oratoire à la peinture en passant par la sculpture, et à d’autres disciplines, de la philosophie à la médecine. Le comparatisme est aussi européen : les théoriciens, français, allemands, italiens, anglais ou espagnols, étaient eux-mêmes comparatistes avant l’heure, car « [p]hilosophes, auteurs, acteurs, directeurs de théâtre et spectateurs voyagent ; les textes migrent avec (ou sans) eux, sont traduits, commentés, adaptés, et suscitent d’autres textes dans un dialogue incessant » (p. 16). Cartographier sans figer, restituer les dialogues théoriques dans leurs plus subtils déplacements, tels sont les défis relevés par Inventer l’acteur. Émotions et spectacle dans l’Europe des Lumières. Une hypothèse lui confère une assise solide : la théorie imitative classique du théâtre, rabattant l’art du comédien sur celui de l’orateur (d’un orateur amputé de la presque entièreté de son corps), se trouve ébranlée par les échanges interculturels innervant l’Europe théâtrale.
L’invention du « naturel »
Laurence Marie retrace les étapes franchies par la théorie du jeu dramatique pour se détacher du modèle déclamatoire dominant au XVIIe siècle – notamment dans La Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac (1657), traduit en anglais puis en allemand, centré sur la composition du poème dramatique. Selon une conception textocentrée du spectacle théâtral, l’action scénique repose alors sur un art de la voix inspiré d’une rhétorique où la récitation l’emporte sur la gestuelle : à l’illusion de la vue est préféré « ce qui est visualisable en imagination » (p. 25). Selon le biographe de Molière, Grimarest, auteur d’un Traité du récitatif en 1707, le comédien doit prendre modèle sur l’orateur. Ce modèle français se diffuse inégalement en Europe, car les pays pratiquant la comédie improvisée, comme l’Italie ou l’Angleterre sont plus sensibles à l’expressivité du corps en scène. Un changement de paradigme s’opère ainsi dès les années 1720 : l’effet produit sur le spectateur remplace peu à peu, chez les théoriciens, cet étalon que constituait la relation du lecteur au poème dramatique. L’action anglaise et l’improvisation italienne nourrissent la réflexion naissante sur le « jeu naturel » tandis que des acteurs exceptionnels révolutionnent les pratiques et bientôt les théories. Michel Baron, Adrienne Lecouvreur, Mlle Dumesnil, Mlle Clairon, Lekain sont perçus comme les fondateurs d’un « naturel à la française » (p. 60), avant que David Garrick, « praticien du théâtre pantomime, se réapproprie les codes rhétoriques de l’éloquence picturale au service d’un jeu entièrement corporel » (p. 66) et offre un modèle à l’Europe entière. Dans ce contexte paraissent les premiers véritables traités du jeu, de Garrick lui-même, d’Aaron Hill en Angleterre, de Gianvito Manfredi en Italie ou de Sainte-Albine en France. Tous contribuent à conférer au comédien une dignité morale et artistique. Ils l’élèvent peu à peu au statut de créateur de sens, l’engageant dans un nouveau rapport de force avec les auteurs. Les premières écoles de jeu apparaissent (dès 1744 en Angleterre), sans remplacer encore la formation au sein des troupes elles-mêmes. Si la théorie accompagne davantage les modes de jeu qu’elle ne les suscite, elle n’en témoigne pas moins de l’émergence d’une « approche expressive » et non plus « mimétique » de l’art de l’acteur (p. 149) : il s’agit moins d’imiter un modèle préexistant que de représenter un personnage fictif, dans la nouveauté de son surgissement.
Un art du corps
La pensée classique du théâtre est troublée, bientôt renversée, par l’irruption sur scène du corps expressif de l’acteur. Laurence Marie construit l’histoire de cette extension progressive de la « déclamation théâtrale » à tout le corps, engagé dans un jeu muet, selon le modèle répandu par Garrick en Angleterre, en France et en Allemagne. La philosophie sensualiste et empiriste incite à concevoir les passions exprimées non plus selon une gamme déterminée rationnellement, mais selon un éventail infini. Le personnage, arraché au type classique, se singularise. Surtout, l’intérêt se déporte vers la personne du comédien. On explore les liens entre son intériorité et son apparence expressive, entre sa sensibilité et son jeu dramatique. Si « l’approche empathique » de l’art du comédien, « héritée de l’art oratoire » (p. 212) domine encore, l’excès d’enthousiasme est condamné par Luigi Riccoboni ou Sainte-Albine. Cela prépare la distinction entre sentiment exprimé sur scène et sensibilité de la personne de l’acteur, hors-scène – distinction placée au cœur du Paradoxe diderotien. Mais en distinguant le jeu « de sens froid » de l’interprétation « de sang-froid », Diderot va plus loin : il « insiste sur le jugement et ôte toute dimension physiologique à l’expression scénique » (p. 283).
Reprenant le fil chronologique au terme de son parcours, Laurence Marie décrit la « révolution esthétique » à l’œuvre au crépuscule des Lumières, entre 1780 et 1815, après la mort de Garrick. De nouveaux artistes s’imposent sur les scènes européennes, de Kemble en Angleterre à Iffland en Allemagne et à Talma en France. Ces acteurs publient désormais leurs témoignages et leurs mémoires – signe de la reconnaissance sociale atteinte. La théorie et la pratique se nourrissent désormais plus intensément l’une l’autre. Si les voyages des comédiens s’intensifient, favorisant les échanges, les situations culturelles diffèrent au moment où la fondation de théâtres nationaux devient l’enjeu majeur en plusieurs pays d’Europe. Deux tendances divergentes traversent alors les scènes. La première prolonge, au nom de la vérité naturelle, la conception imitative du jeu : on imite « de sang-froid » la « belle nature sensualiste », jusqu’au « sublime » (p. 303). D’intéressantes pages sont consacrées à l’influence probable du jeu d’Iffland sur les théories de Louis-Sébastien Mercier : vulgarisateur des théâtres allemand et anglais, Mercier a vu Iffland jouer dans Les Brigands de Schiller à Mannheim et a pu apprécier l’expressivité sans excès de sa pantomime. La seconde tendance, selon une perspective néo-classique, privilégie l’idéalisme du beau : séparé de la nature, le jeu scénique s’élève, chez Goethe, Schlegel ou Schiller, ou encore Alfieri, au rang d’un art symbolique autonome, plus proche de la musique, non imitative, que de la peinture. Talma est ici le grand modèle.
Ouverture de la focale
Par sa profondeur historique, l’étude de Laurence Marie invite à aborder sous un jour nouveau notre scène contemporaine. Car la vie théâtrale des Lumières est un « laboratoire privilégié pour (re)penser le théâtre moderne » (p. 417). La représentation théâtrale y est progressivement saisie comme le lieu et le moment où s’élabore, avec des moyens artistiques propres, du sens. La part respective du jeu, de l’image, du son et du texte dans la création symbolique demeure, pour les scènes d’aujourd’hui, un sujet d’interrogation brûlant.
Le grand mérite du libre de Laurence Marie consiste enfin à ouvrir largement la focale pour ressaisir et relire des textes théoriques français dans leur « co-texte » européen. Ce sont à la fois des massifs textuels anglais, allemands, italiens, espagnols qui sont mis au jour et élevés à la lisibilité, et d’intenses réseaux d’échanges interculturels qui se trouvent révélés. Décidément, la recherche dix-huitiémiste sur le théâtre conserve une longueur d’avance sur les études dix-neuviémistes à qui il reste, sur de tels modèles, à construire une histoire européenne du jeu d’acteur. À moins qu’il ne s’agisse, alors comme aujourd’hui, d’une histoire mondiale ?
Laurence Marie, Inventer l’acteur. Émotions et spectacle dans l’Europe des Lumières, Paris, Sorbonne Université Presses, collection « Theatrum mundi », 2019, 477 p., 26 €.