En s’intéressant aux jeux de soi et de prestige – le « boucan » – chez les jeunes franciliens d’origine africaine et antillaise, Laura Steil offre une contribution singulière à la connaissance de l’économie des relations et du pouvoir dans les sociétés urbaines postcoloniales.
Il est des livres qui nous donnent dès les premières pages le sentiment de venir combler un vide, car ils mettent en lumière des réalités restées dans les angles morts des écrits en sciences sociales, nourrissent des réflexions qui sommeillent, et éveillent l’envie d’engager la conversation scientifique. C’est précisément l’impression appréciable que crée l’ouvrage de Laura Steil. Dans ce travail richement documenté, elle déroule avec finesse une pensée construite sur le temps long, et tire les fils de la narration ethnographique pour examiner les jeux de soi et l’économie du prestige naissant des performances et sociabilités des jeunes Noirs de la région parisienne. Elle trace ainsi les multiples modalités, ressorts et limites de la production du « boucan », notion qu’elle définit comme une forme de « flamboyance esthétique et visuelle » (p. 47), et comme le catalyseur d’« un sentiment d’agentivité remplaçant une mobilité sociale plus objective » (p. 48).
Ce livre qui entretient des dialogues heuristiques avec une littérature éclectique, à la jonction entre anthropologie des migrations, études des « subcultures », anthropologie de la danse, et ethnographie des cultures populaires dans l’Afrique urbaine et sa diaspora, témoigne alors – du point de vue de l’anthropologue – de la portée du temps long et de l’éthique anthropologique sur la compréhension « dense » d’un monde social et de ses nuances.
L’épaisseur du savoir anthropologique : durée, réflexivité, et intersubjectivité
Adapté d’une thèse de doctorat soutenue en 2014, l’ouvrage est le produit d’une enquête menée entre 2004 et 2014 dans le milieu « afro » francilien, où l’auteure a alterné entre des périodes ethnographiques actives, et des fréquentations liées à ses réseaux d’amitié et d’intérêt. Ce milieu est constitué de jeunes d’origines africaine et antillaise réunis par leur intérêt pour des musiques et des danses afro-diasporiques, qui se retrouvent dans des boîtes de nuit, des MJC, des studios de danse, des centres commerciaux, des rames de métro ou des réseaux sociaux numériques. Pour explorer cet univers, l’étude de Laura Steil mobilise une variété de documents, incluant des morceaux de musique, des vidéoclips (et leur réception), des articles de presse, des échanges sur les plateformes en ligne (naissant à l’époque de sa recherche), des entretiens avec des acteurs de la scène hip-hop, mais aussi et surtout, l’ethnographie, charpente méthodologique qui constitue le liant sensible de cette étude.
L’auteure expose les modalités de cette enquête dans son premier chapitre, en décrivant le tissu de sociabilités, d’intimités relationnelles et de références communes qui ont fait de ce milieu un « terrain familier ». Ce chapitre introductif nous en dit beaucoup sur les enjeux du « terrain » pour une génération d’anthropologues qui ont jeté aux oubliettes les représentations de l’enquête ethnologique comme mouvement vers un ailleurs distant, induisant une sortie et une entrée, et pour qui au contraire, les affinités avec l’objet d’étude étaient parfois plus immédiates que celles avec le monde académique. Du fait de sa proximité avec la culture hip-hop, de son engagement assidu dans des groupes de danses et des soirées afro, puis de son travail à la gare du Nord où se retrouvent nombre de ses interlocuteurs, Laura Steil considère ce milieu comme sa « vraie vie », bien avant d’en faire son terrain. Elle examine réflexivement la façon dont elle a conduit cette enquête – en tant que jeune étudiante blanche d’origine luxembourgeoise – « à partir d’une place de privilège structurel et racial au sein des hiérarchies qui traversent la société française, tout en les "transgressant" par [s]on investissement intime durable dans le milieu afro » (p. 68).
Dans la suite de l’ouvrage, les nombreuses vignettes ethnographiques offrent différents portraits sensibles de l’inscription de l’enquêteuse dans un maillage de relations où les stratifications incluent autant la ligne de couleur que l’âge, la classe sociale, le genre, les cliques internes aux groupes de danses, mais aussi et surtout le « prestige » forgé par la danse et les sociabilités qu’elle génère. La portée heuristique de cette posture réflexive transparaît lorsque l’auteure dissèque les inconforts, malentendus, et instants cocasses constitutifs de l’enquête. Parmi les vignettes les plus réussies, le lecteur appréciera la finesse de la description d’une scène de zouk dans un appartement précédant une sortie en boîte de nuit ; le malentendu entre un serveur et un interlocuteur de terrain lors d’un rendez-vous dans un McDonald ; la rencontre avec un boxeur dans le métro, source d’euphorie au sein du groupe de jeunes femmes avec qui évolue l’auteure ; ou encore, les inconforts d’une enquêtrice inapte à « phaser » [1] dans ses répétitions avec ses camarades.
Les dilemmes éthiques naissant de l’investigation dans ces situations de familiarité sont mis à profit pour penser les manières justes de saisir sans dévoiler les équilibres précaires entre réalité et fiction qui constituent la trame des jeux de soi rencontrés dans ce milieu. Ce souci éthique se retrouve aussi dans la place particulière que l’auteure accorde à Afouz, camarade et assistant de terrain dont la présence et la vision impriment le cours de l’enquête et de l’écriture, et ce jusqu’à la dernière page. Cette manière d’inscrire l’enquête et ses mouvements analytiques dans un réseau de relations et d’engagements éthiques confère finalement une dimension transportante à différents passages de l’ouvrage, et permet à Laura Steil de mettre en lumière les contours, leviers et limites de cette économie par laquelle on « devient quelqu’un » dans le milieu afro, en produisant, distribuant, échangeant et détruisant un bien symbolique : le prestige » (p. 21).
L’économie de prestige
Les sections de l’ouvrage sont astucieusement dénommées en suivant les catégories émiques et registres d’expériences associés à cette économie de prestige. Le chapitre « Délires » analyse la façon dont les sociabilités nocturnes s’organisent autour de cette notion qui désigne à la fois des « moments d’effervescence émotionnelle, des systèmes de préférences et de sensibilités et des scènes » (p. 90). Décrivant les délires rencontrés dans l’intimité des appartements ou dans le bouillonnement des concours de danse, ce chapitre constitue pour l’auteure l’occasion d’exposer sa critique vis-à-vis de précédentes approches des cultures du goût et des sensibilités musicales, tant à l’égard d’une lecture bourdieusienne en termes de distinction – qui n’envisageait les pratiques populaires que selon l’étalon des classes aisées – que vis-à-vis d’une perspective en termes de « subculture » qui tendait à homogénéiser ces groupes sociaux. L’immersion au sein du milieu afro révèle au contraire sa dimension plastique et les fragmentations qui le traversent, entre Antillais et post-migrants africains, entre artistes africains du continent et de France, entre blédards nouvellement arrivés et post-migrants [2].
Le chapitre « origines » retrace l’émergence au courant des années 2000 d’une musique afro de France, en revenant notamment sur les productions des artistes 113, Bisso Na Bisso et Mokobé. Laura Steil y explore les imaginaires de l’Afrique et les relations de pouvoir entre cet ailleurs originel et l’ici, révélant les métamorphoses de la figure du blédard et la requalification de l’africanité à l’époque de sa recherche, en contraste avec un contexte qui célébrait auparavant les Antilles et les États-Unis. L’un des partis-pris importants introduits dans cette partie consiste à « s’éloigner de l’idée, rebattue d’une ‘double culture’ en montrant la construction de quelque chose de nouveau qui n’est ni vraiment d’ici, ni vraiment de là-bas, mais plutôt transversal et qui traverse cette dichotomie » (p. 163). L’auteure mobilise ensuite son ethnographie des groupes de danses afro pour examiner le phénomène de la « phase », une forme de provocation ou de démonstration du talent du danseur, dont elle éclaire les continuités avec des techniques observées dans les danses kinoises. Elle analyse la phase comme un art de déjouer les assignations et un jeu de « cache-cache identitaire » (p. 195) élaboré par les jeunes post-migrants dans un contexte d’exclusion du reste de la société française. Tandis que le chapitre « Histoires » se penche sur la place des commérages dans les dynamiques d’intimité culturelle des postmigrants, « Femmes » éclaire les mécaniques et limites de l’économie de prestige, en examinant la place des femmes dans ce système complexe de consommation et distribution, où la recherche de prestige s’apparente par moments à une lutte agonistique. L’un des plus passionnants, ce chapitre dévoile les différentes formes d’acquisition du prestige des femmes, et les doubles teintes du rapport à l’Africanité projeté sur ces dernières, miroir en négatif au travers desquelles les hommes expriment les impasses de l’économie de prestige. Le chapitre « Boucan » clôture l’ouvrage en examinant comment les formes de corporéité, de flamboyance et d’ostentation constitutives du prestige répondent à un contexte d’invisibilisation, pour gagner en présence dans la société française.
Au fil de ces récits denses, le livre offre une contribution singulière à la connaissance de l’économie des relations et du pouvoir dans les sociétés urbaines postcoloniales. En creux, il ouvre une brèche de discussion importante à propos de cette matrice de fertilisation culturelle transnationale et transhistorique liant des mondes sociaux d’Afrique et d’Europe, et que certains auteur.e.s approchent actuellement au travers de l’idée de « Méditerranée noire » [3].
Rhizomes et médiations de la « Méditerranée noire »
Laura Steil le dit bien, il s’agit dans ce livre réfléchir au milieu afro pour comprendre la société française et les caractéristiques de la vie des post-migrants à partir de ce tournant qu’a représenté le milieu des années 2000. Toutefois, la belle formule qu’elle utilise dans sa conclusion témoigne bien de ce que son étude révèle en creux : le « rétrécissement du hiatus entre ces jeunes et le continent » (p. 314). En effet, l’entre-soi du milieu afro, des goûts musicaux et chorégraphiques qu’il cimente, des références et styles de vie qu’il abrite n’est pas seulement le reflet d’une « identité fine » née de la stigmatisation et de l’altérisation. Laura Steil démontre – en suivant les travaux fondateurs de Pap Ndiaye [4] – que tous les éléments de corporéité et de sociabilité se jouant dans le milieu afro, par la danse notamment, « contribue[nt] à épaissir l’identité noire » (p. 43). Cette identité épaisse se nourrit des allers et venues de blédards, d’échanges en ligne, du partage de musiques et de pas de danse, de techniques du corps, de conceptions de la dette communautaire, et d’un ensemble de références ou de présupposés parfois culturalistes à propos des pratiques en place dans ce milieu afro. Laura Steil montre de la sorte que devenir Noir et Africain pour ces jeunes franciliens, c’est contribuer à des conversations dans un espace interstitiel et parfois conflictuel, alliant l’imaginaire, la mémoire, les sensibilités musico-chorégraphiques et les médiations digitales.
Bien que l’auteure s’écarte à juste titre de tout réductionnisme à une « aire culturelle » dans ses mises en perspective, un chercheur connaisseur de la littérature sur les villes africaines ne manquera pas d’être saisi par les correspondances transparaissant au fil de ces chapitres, que ce soit dans le registre du bluff, de la consommation ostentatoire, des performances musico-chorégraphiques, des échanges régissant les rapports de genre et d’ainesse, ou des conceptions de la dette et de la solidarité. Alors qu’une ample littérature a discuté de la manière d’appréhender les (re)créations culturelles dans l’espace atlantique en termes de « résistances culturelles », de réaction à l’aliénation, d’hybridité ou encore de dialogisme [5], Laura Steil contribue à mettre en évidence la nécessité épistémologique de documenter ces lignes de fabrication culturelle nées des mobilités dans l’espace méditerranéen, notamment entre la France et l’Afrique francophone, où la mémoire coloniale et l’expérience quotidienne de la citoyenneté de seconde zone voisinent avec une créativité culturelle profondément marquée par l’expérience de l’(im)mobilité, du tiers-espace et de la double conscience [6]. Ce que son étude démontre également, c’est qu’au contraire de l’Atlantique noir de Gilroy et de certains mouvements identitaires Afro-Américains où le rapport à l’Afrique demeurait souvent dans le domaine de l’imaginaire [7], la connexion à la « Méditerranée noire » ne se résume pas ici à une pratique de l’imagination. Les contacts avec les blédards, les nouvelles technologies et l’accroissement des possibilités de diffusion ou de communication à distance s’imposent au contraire comme catalyseurs de transformations considérables dans cet espace transnational, en ce qu’elles pallient la fréquente incapacité aux voyages des postmigrants, et renforcent la circulation des productions culturelles, des images, ou des collaborations entre Paris et Abidjan ou Kinshasa.
Les pratiques du corps et de l’entre-soi qui épaississent l’identité noire dans les espaces franciliens s’inscrivent ainsi dans des circuits spécifiques liant Paris à certaines villes africaines, tout en s’enchevêtrant avec des marchés globaux relatifs à la blackness. Pour cette raison, et bien que l’auteure ne s’y réfère par directement, son livre contribue à renouveler la compréhension des imaginaires, identités et collaborations qui se forgent dans cet espace transnational afro-européen façonné par l’histoire croisée du colonialisme, du capitalisme, et de la race, cette Méditerranée noire où se déploie aujourd’hui une variété d’échanges, d’agentivités et de créations.
Une dernière raison qui confère à cette étude une certaine actualité se trouve dans les évolutions des scènes afro et de leur présence dans les industries musicales depuis sa finalisation. Le livre se conclut sur les changements des régimes de visibilité des Noirs de France induits par la victoire de 2018 à la Coupe du monde. Or la même année, Aya Nakamura rencontrait un succès planétaire, jusqu’à devenir en 2020 l’artiste française la plus écoutée de la plateforme de streaming Spotify, s’imposant comme nouveau modèle d’identification pour des jeunes femmes noires de France et d’ailleurs. Peu après, la danseuse bruxelloise d’origine congolaise Jeny BSG s’érigeait en ambassadrice de la danse afro sur les réseaux sociaux, les plateaux de télé américaine et les scènes des capitales africaines. Si cette montée en visibilité ne doit pas être interprétée comme la preuve d’une montée en légitimité des mouvements afro-diasporiques dans les industries culturelles [8], elle n’en marque pas moins la teneur des évolutions survenues depuis cette étude, et l’importance de continuer à investiguer dans cet espace transnational de fertilisation culturelle qui se joue sur les vagues de la « Méditerranée noire ».
Laura Steil, Boucan. Devenir quelqu’un dans le milieu afro, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 350 p., 22 €.
Alice Aterianus-Owanga, « Le tiers-espace des post-migrants »,
La Vie des idées
, 21 novembre 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Laura-Steil-Boucan
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[1] La « phase » désigne dans ce milieu un art d’exécuter les chorégraphies « à sa sauce » et de dévier avec panache de la partition établie
[2] Reprise de Kira Kosnick, cette expression souligne comment l’assignation à une « terre d’origine » continue de modeler la vie des secondes générations de migration, bien que leur expérience diffère de celle de leurs parents (p. 33).
[3] Pour de précédents usages de cette notion, voir Proglio, G. et al. 2021. The Black Mediterranean : Bodies, Borders and Citizenship. Cham, Switzerland : Springer. Voir également sur ce concept et en lien avec les musiques : A. Aterianus-Owanga, « Francophone Hip-Hop Studies and Its Discontents : A Review Article », Journal of World Popular Music.
[4] Pap Ndiaye, La Condition noire. Essai sur une minorité française. Paris, Calmann-Lévy, 2008.
[5] K. A. Yelvington, The anthropology of Afro-Latin America and the Caribbean : diasporic dimensions, 2001.
[6] W. E. B. Du Bois, Les Âmes du peuple noir, Paris, La Découverte, 2007.
[7] Sarah Fila-Bakabadio, Africa on my mind : histoire sociale de l’afrocentrisme aux États-Unis, Les Indes savantes, 2015.
[8] K. Hammou et M. Sonnette-Manouguian, 2022, « 40 ans de musiques hip-hop en France : (il)légitimation, institutionnalisation et patrimonialisation », in 40 ans de musiques hip-hop en France, Paris : Presses de Sciences Po, 173‑211.