Deux espaces sociaux ont été principalement étudiés pour comprendre la construction, à partir des années 1960 et 1970, des préoccupations et politiques environnementales.
D’une part, celui de la contestation des « années 68 », dont une dimension est la constitution d’une « nébuleuse écologiste » [1]. Dans un moment de très forte politisation et syndicalisation, des militantes et militants investissent la cause de l’écologie, partent vivre autrement en communautés, s’appuient sur des théories en rupture avec le productivisme des grandes organisations de gauche pour faire valoir la nécessité d’une société nouvelle. Ces tentatives s’articulent avec des luttes pour résister aux projets du gouvernement et de l’industrie (contre les centrales nucléaires, contre le camp militaire du Larzac) et permettent de construire des organisations politiques qui prennent pied dans le jeu électoral [2].
D’autre part, ces interpellations sont contemporaines, et ont même parfois ont été précédées, par la formulation de préoccupations environnementales dans des fractions de la haute fonction publique, en particulier au sein de la DATAR. La création du ministère de l’Environnement est une invention technocratique, qui rassemble en 1971 un ensemble d’enjeux déjà formulés les années précédentes, par des scientifiques et des experts de l’aménagement du territoire, autour de la pollution de l’eau et de l’air, du bruit ou encore des déchets [3].
L’histoire de ces espaces sociaux laisse pour partie dans l’ombre la manière concrète dont ils ont interagi, à l’échelle d’une ville ou d’une région. En prenant pour cadre d’analyse les villes de Lyon et de Grenoble et leur région, le livre collectif dirigé par Stéphane Frioux rend visible le champ pluriel de mise en œuvre de ce que le livre caractérise comme une « environnementalisation » des politiques publiques (Frioux, p. 161). Celle-ci voit se lier et se confronter le préfet comme représentant de l’État aménageur, les dirigeants industriels et leurs ingénieurs, les corps d’inspection de l’État, les maires, les associations écologistes, les associations de riverains, les scientifiques et les syndicats. La transition à l’œuvre est le résultat des alliances, compromis et reculs de ces différents acteurs. Qu’a-t-elle produit ?
Béton partout, verdure nulle part
La première partie cerne à la fois l’environnement urbain hérité et sa rapide transformation dans les années de l’après-guerre. Des alertes sur les dommages de la croissance urbaine et industrielle sont antérieures à la guerre. Par exemple, la pollution de l’air inquiète après l’épisode de brouillard toxique de la Meuse en 1930. Des urbanistes planchent sur une planification urbaine rationnelle. Mais ils demeurent largement « impuissants à transformer l’environnement urbain jusqu’aux années d’État-providence et planificateur du milieu du XXe siècle » (Frioux et Le Goullon, p. 41). Les décennies d’après 1945 changent en effet la donne par l’industrialisation du secteur du bâtiment et l’étalement urbain qui produit l’artificialisation accélérée des sols, le recul de l’agriculture et la transformation de nombreux paysages. Cet urbanisme de croissance, qui vise la résorption des bidonvilles et logements insalubres et la mise en valeur des centres-villes historiques, mise sur la construction de grands ensembles comme la Duchère à Lyon, mais aussi sur le développement pavillonnaire, et la création de villes nouvelles, comme L’Isle-d’Abeau.
Ces tendances ont leurs revers : les premiers grands ensembles mal isolés et mal chauffés, l’exploitation des carrières et gravières, la proximité des fumées industrielles, le fonctionnement des cimenteries, la présence de matériaux nocifs dans les habitations, la congestion des villes par les voitures, l’artificialisation des sols pour construire des routes, le bruit. Les urbanistes et architectes tentent d’y remédier, mais ils « courent après le train de l’urbanisation sans jamais le rattraper » (Baldasseroni, Frioux et Le Goullon, p. 85). La voiture est le cœur de cette vaine course-poursuite : pour désengorger le trafic, on empiète sur de nouveaux espaces pour construire des routes ; pour permettre aux piétons de circuler au travers des grands carrefours, on leur construit des passages souterrains ; pour ranger les véhicules dont s’équipe un nombre croissant d’habitants, les espaces verts ménagés dans les grands ensembles sont transformés en parkings. Les dommages du progrès ne sont pas invisibles, mais les urgences alors sont ailleurs.
Dans une contribution originale, Renaud Bécot étudie une forme paroxystique de la croyance dans les vertus d’une rationalisation scientiste de la gestion urbaine : celle de la période pendant laquelle le bureau d’hygiène urbaine de la ville de Lyon a trouvé utile, pour lutter contre les moustiques, de recourir au DDT à une large échelle. Cet insecticide, dont l’usage agricole se répand après 1945, est aussi rapidement dénoncé pour ses dangers. Mais il en faut plus pour arrêter les services de la ville, en lien avec l’industrie chimique toute proche : la résistance au DDT développée par les moustiques incite à opter pour des produits plus toxiques, avant de revenir au DDT. Dans tous les cas, « le choix du poison est fait en pleine conscience » jusqu’à l’abandon de la pratique à la fin des années 1960.
Durant ces mêmes années, la catastrophe de Feyzin jour un rôle important pour la structuration de l’action publique de prévention des risques industriels (Bécot, Le Naour et Frioux). Pour suivre la croissance rapide de la pétrolisation, une raffinerie est construite à Feyzin en 1963, commence à fonctionner en 1964 et explose en 1965. Bilan : 18 morts et 80 blessés graves. La catastrophe donne lieu à une large mobilisation syndicale et politique. Les victimes sont dédommagées, et une longue procédure judiciaire aboutit à des condamnations « nuancées » en 1970, au moment où la raffinerie débute l’utilisation de son « craqueur catalytique » (p. 146). La catastrophe précipite une transformation dans la surveillance des installations classées qui passe dans les années suivantes aux ingénieurs des mines. Cette réforme signale l’incorporation du souci des risques industriels au cœur d’un grand corps de l’État, tout en orientant la manière d’y répondre : par des solutions techniques permettant la reprise de l’activité.
Un tournant environnemental ?
Ce cantonnement des problèmes de pollution est battu en brèche par les mobilisations des « années 68 ». La multiplication des mobilisations militantes se combine à l’écho médiatique des enjeux écologiques pour faire sortir l’environnement des « sphères de la haute fonction publique » (Frioux, p. 157). Ces dernières entendent agir sans entraver le développement de l’industrie. Un tel « pragmatisme » est « largement déconnecté du mouvement social » qui remet en cause « de manière plus fondamentale l’économie capitaliste et expansionniste » (id., p. 169). Le journal écologiste La Gueule ouverte ironise contre celles et ceux « qui ne voient aucune contradiction à défendre la nature en tressant des couronnes aux grands protecteurs de l’environnement que sont EDF, Shell, Matra ou Sanders » (id., p. 171). La décennie 1970 est traversée par les conflits qui résultent de ces définitions concurrentes de l’action écologique.
Les écologistes militants dénoncent le projet d’une raffinerie nouvelle qui ne parvient finalement pas à trouver de site, la pollution des eaux du Rhône, la destruction d’espaces verts pour l’exploitation d’une carrière à Grenoble (Josselin Sibille, p. 177). Ils rencontrent des soutiens à géométrie variable des maires, sensibles à l’enjeu des nuisances subies par leurs administrés, mais attirés également par le développement de l’activité économique. Les édiles refusent par exemple que la nouvelle raffinerie s’installe chez eux, sans remettre en cause sa nécessité. Le préfet incarne de manière plus claire la ligne expansionniste de l’État, qui entend faire cohabiter le souci environnemental nouveau avec les grandes tendances modernisatrices, de la production et consommation d’automobiles, on l’a vu, aux machines à laver et leur rejet d’eaux phosphatées (Frioux, p. 175 sq.). Les conflits permettent des victoires locales, par exemple pour protéger la « colline verte » à Grenoble en 1976. Les opposants scandent « Pollution, répression, loi des patrons », mais la révolution n’est pas à l’ordre du jour.
Une représentation aujourd’hui commune consiste à mettre en opposition les groupes sociaux investis dans l’écologie politique et ceux qui se battent pour conserver leur emploi, même s’il est pénible et polluant. En approfondissant des travaux déjà menés par une partie de ses auteurs [4], le livre invite à réviser l’idée d’une disjonction entre luttes écologistes et luttes ouvrières (Bécot, Le Naour, Porhel, p. 181-205). L’agglomération lyonnaise et son couloir de la chimie sont un bon terrain d’observation de l’environnementalisme ouvrier des années 68. Dans un moment de forte syndicalisation, la CFDT est en pointe pour penser les enjeux du « cadre de vie », c’est-à-dire faire déborder le répertoire des revendications au-delà des enjeux des salaires et du temps de travail. La CGT est dans une position plus ambivalente, mais s’inscrit également dans les efforts déployés pour lier mobilisations du travail et contre les pollutions. Des alliances se nouent, au sein de l’Association pour la défense de la nature et la lutte contre les pollutions dans la vallée du Rhône (ADNLPR). Elle est présidée par un maire communiste, regroupe 52 communes, les partis de gauche, relaie des luttes syndicales locales, participe à la revue « Stop pollution », travaille sur la qualité de l’eau du Rhône, opère un travail d’expertise et de saisie de la justice contre des entreprises qui déversent des pollutions dans le fleuve.
Ces actions rencontrent pourtant leurs limites. D’abord, parce que les réformes légales obtenues en 1976 ne donnent pas réellement aux associations les moyens « d’avoir gain de cause devant la justice » (id., p. 194). Ensuite parce que les alliances hétérogènes finissent par rencontrer les points durs de désaccords entre leurs membres : en l’occurrence, le nucléaire, bataille essentielle des écologistes des années 1970, mais qui bénéficie du soutien du Parti communiste. Enfin, le contexte de crise économique, l’expérience gouvernementale de la gauche, puis le tournant de la rigueur produisent une « désouvriérisation de la cause environnementale ». Se scindent alors les espaces de mobilisations des militants écologistes, diplômés et investis dans des travaux d’expertise au sein des associations, des collectivités locales et des services de l’État, et ceux des syndicalistes en difficulté pour enrayer leur déclin numérique et concentrés sur la défense de l’emploi en temps de chômage de masse.
L’échelle municipale devient moins l’espace dans lequel des luttes générales trouvent des applications locales, que le lieu de l’aménagement urbain au service de la qualité de vie, pour limiter l’emprise automobile, développer les espaces verts, enterrer les parkings pour réaménager des places. Des luttes sont menées dans le Mont-d’or pour maintenir des espaces verts contre un projet routier (Weiss-Kervaon, p. 232-254), qui embellissent aujourd’hui des quartiers résidentiels huppés. Ailleurs, les contradictions de la transition environnementale affectent des quartiers moins favorisés. Ainsi de la politique des déchets : une loi de 1975 impose leur traitement, mais l’offre est faible dans la région et nul ne songe à mettre l’industrie à l’arrêt pour cette seule raison. Ainsi s’impose un projet de décharge à Dardilly, vendu aux habitants avec la promesse d’une conversion à venir en espace vert. Finalement, dès l’ouverture, les voisins se plaignent des odeurs et nuisances et de l’absence de contrôle des produits déposés. Ils finissent par obtenir la fin de l’utilisation de la décharge, mais celle-ci demeure en l’état, comme un « espace-déchet » (Brunet, p. 255-276).
L’environnementalisation se resserre donc autour de la « définition et prise en compte de critères spécifiquement écologiques dans les procédures qui mènent à la prise de décision administrative » (Bécot, p. 212). Mais il y a loin de la « prise en compte » à la domination de tels critères. Les fractions de l’État acquises à la cause demeurent dans des positions dominées et jouent de leurs relations avec le tissu associatif pour tempérer les orientations qui rendent prioritaires croissance et productivité. Les années 1980 et 1990 approfondissent les tendances à la professionnalisation de l’écologie politique (Frioux et Porhel, p. 304 et suivantes). Des oppositions radicales s’expriment encore au début des années 1980 contre le nucléaire par des attentats à l’explosif, mais, à une échelle plus large, les tentatives politiques pour lier gauche critique de la trajectoire des gouvernements socialistes et écologie politique échouent largement. Les écologistes mènent « la publicisation de la cause environnementale à l’occasion des scrutins électoraux, en particulier pour les élections locales ; l’opposition aux grands projets d’aménagement jugés inutiles, surdimensionnés, dangereux pour les éco-systèmes ; la réaction aux grands épisodes de pollution ou aux catastrophes écologiques ; enfin (…) les sorties nature, les conférences, bref tout ce qui a trait à l’éducation à l’environnement » (id., p. 285). L’investissement dans l’expertise scientifique, technique et juridique au service des politiques environnementales trouve des terrains d’application dans la mesure et le contrôle de la pollution de l’air, de l’eau, de la radioactivité, comme dans la protection des espaces et espèces protégés (Stéphane Frioux, Vincent Porhel et Josselin Sibille, p. 331-354).
L’écologie ou l’environnement
Quel bilan ? D’un côté, « le ciel des agglomérations occidentales ne sont plus autant pollués qu’auparavant, notamment par le dioxyde de soufre. Le traitement des déchets s’est perfectionné et les décharges sauvages ont reculé. La végétalisation des villes a progressé et la place occupée par les véhicules automobiles recule dans l’espace urbain, au moins au niveau des centres historiques » (p. 156). De l’autre, on le sait, les décennies qui suivent les années 1968 sont celles de toutes les accélérations : du réchauffement climatique, de l’extinction des espèces, des plastiques dans les mers, etc., dont les villes, qui regroupent une large majorité de la population, sont évidemment des acteurs majeurs.
Comment penser ensemble ces évolutions contrastées, entre modernisation, contestation et pollution [5] ? L’introduction adopte la notion de « transition environnementale » comme un « outil heuristique efficace » (p. 16). Son emploi ne va toutefois pas sans ambivalence. Elle désigne « l’acclimatation de la thématique environnementale en France » dont les deux décennies qui suivent mai 68 forment la charnière décisive (Frioux, p. 377). Mais, en partant des années 1950, le livre montre que cette acclimatation est précédée puis contemporaine d’une autre transition, d’un sens « radicalement différent » : « l’environnement urbain et périurbain est modifié, dans un temps très court et de façon massive. Des dizaines de milliers d’hectares, rien qu’en France, sont ouverts à la construction de logements, de bâtiments de travail et d’infrastructures diverses » (id., p. 24). Et, même si l’heure n’est plus, à la fin de la période, à la construction de grands ensembles sans espaces verts, la périurbanisation demeure une « révolution silencieuse » qui continue à accroître l’artificialisation des sols, les besoins de routes, d’automobiles et de centres commerciaux.
De quoi la transition environnementale est-elle alors le nom ? On pourrait donner un sens restreint à ce qui se joue à partir des années 1960 : une transition avec l’immédiat après-guerre, durant lequel la priorité donnée à l’urbanisation et à la production a rendu très minoritaire et inaudible le souci d’équilibre entre croissance économique et préservation de la nature. L’extension visible des dommages, l’accroissement des populations sensibles à la protection de l’environnement et l’amélioration des conditions de vie permettent que la préoccupation environnementale gagne du terrain auprès des pouvoirs publics nationaux et locaux. L’environnementalisation des pouvoirs publics serait alors le supplément d’âme du productivisme une fois amoindries les pénuries de la Libération. Que devient-elle lorsque la croissance s’absente ? Ce qui ferme les usines n’est pas tant le souci de ne pas polluer qu’une désindustrialisation subie. La recherche de la compétitivité par un État manager ne cesse de menacer les réglementations environnementales [6]. Devant les approfondissements croisés des crises écologiques et économiques, l’environnementalisation devient ce dont on ne peut pas se passer et ce qu’on ne peut pas se permettre.
Le titre du livre annonce pourtant un « horizon écologique », sans en élaborer tout à fait la notion. Où le trouver ? Sans doute pas dans la transition environnementale des dernières décennies du XXe siècle, puisque le XXIe siècle demeure « inquiet des moyens des moyens de réaliser une transition écologique » (Frioux, p. 375). Peut-être alors dans les contestations radicales dont le livre montre des exemples dans les années qui suivent mai 68, ces « devenirs révolutionnaires sans avenir de révolution », pour parler comme Gilles Deleuze. L’histoire de l’écologie nous a appris à ne pas prendre les théories critiques des années 68 pour des ruptures fondamentales [7] et l’histoire de leurs « petites morts » [8] en montre sans doute des limites à méditer. Il reste que le moment 68 demeure comme le dernier, avant le nôtre, de production d’expérimentations théoriques et pratiques visant à transformer de manière conjointe différents ordres de la domination productiviste, mais aussi masculine et raciste.
L’horizon écologique déployé durant ces années est ainsi l’une des sources de l’acclimatation environnementale tout en désignant fondamentalement une autre direction. Le rôle et la forme des pouvoirs publics, de l’État aux communes, dans une bifurcation écologique de nos sociétés font l’objet de vifs débats [9]. L’histoire des villes du second XXe siècle ne peut certes pas les trancher, mais elle éclaire au moins ce qui sépare les multiples urgences contemporaines de la poursuite des petits pas environnementaux de pouvoirs publics locaux soucieux de développement économique. La grande transformation ne sera pas un éco-quartier gentrifié [10].
Stéphane Frioux (dir.), Une France en transition, urbanisation, risques environnementaux et horizon écologique dans le second XXe siècle, Champ Vallon, 2020. 408 p., 27 €.