Cette conférence a été prononcée en novembre 2007 en hommage à Seymour Martin Lipset et a été publiée en anglais dans le Journal of Democracy, avril 2008.
Trois tentations menacent aujourd’hui les spécialistes de la Russie : le déterminisme économique, le déterminisme culturel et le déterminisme politique. Par exemple, l’excellent auteur russe Dmitri Trenin est optimiste pour l’avenir de la Russie parce que, bien que celle-ci ne soit pas démocratique, elle est capitaliste ; par suite, il avance que cela donnera naissance à une classe moyenne qui aspirera au règne de la loi [1]. D’autres auteurs croient que la Russie ne deviendra jamais démocratique, parce que sa culture est fondamentalement autoritaire. Un troisième groupe, composé largement d’Américains, croit en la politique comme en un deus ex machina : comme tout le monde veut la démocratie et le marché, quels que soient leur culture ou leur état de développement économique, on peut établir la démocratie et le marché presque du jour au lendemain. Pour éviter ces simplifications et pour saisir les relations mutuelles compliquées entre la politique, l’économie et la culture, je pense qu’il n’y a pas de meilleur guide que l’œuvre de Seymour Martin Lipset.
En ce qui me concerne, je me concentrerai sur le rôle de la politique et spécialement d’une seule personne — Vladimir Poutine. Bien qu’il ne soit ni le commencement ni la fin de l’histoire de la démocratie et du capitalisme en Russie, il y joue un rôle crucial.
Cependant, je ne suis venu ici ni pour faire l’éloge de Poutine, ni pour l’enterrer. Je ne suis pas venu pour le louer parce que je suis d’accord avec Sergei Kovalev selon lequel « Poutine est la figure la plus sinistre de l’histoire russe contemporaine » [2]. Il a mené la Russie à une forme dure d’autoritarisme avec quelques traits fascistes, et il reste exposé à une forte suspicion d’avoir inspiré un certain nombre d’actes criminels, y compris les incendies qui ont servi de prétextes pour déclencher la deuxième guerre de Tchétchénie et l’assassinat d’opposants politiques tels qu’Anna Politovskaia.
D’autre part, je ne suis pas venu pour l’enterrer. Son pouvoir est plein de contradictions et, s’il a certains aspects extrêmement inquiétants, on ne peut pas dire qu’il ait brûlé tous les ponts ni qu’il ait rendu impossible que la Russie évolue dans une direction plus positive une fois que les circonstances auront changé. Quel que soit notre jugement ultime, nous ne devons pas nous fermer complètement aux arguments de ses défenseurs, qui soulignent la popularité dont il jouit dans le peuple russe, les améliorations qu’il a réalisées dans certains domaines (compte tenu de la situation catastrophique qu’il a trouvée lorsqu’il est arrivé au pouvoir), et le fait que son règne incontestablement autoritaire n’est pas allé, loin de là, jusqu’à la terreur totalitaire.
Beaucoup de Russes et certains Occidentaux affirment que, si douteux que soient les sondages d’opinion ou si truquées que soient les élections en Russie, une majorité du peuple soutient encore Poutine. Selon eux, cela suffit pour faire de ce régime une espèce de démocratie, plus conforme aux traditions russes que le modèle pluraliste occidental. Selon les défenseurs de Poutine, celui-ci n’est pas hostile au pluralisme en tant que tel, mais il réclame simplement le droit de choisir un autre modèle, également imparfait mais plus adapté aux circonstances actuelles que connaît la Russie. Ils invoquent comme précédents, non seulement Pierre le Grand et Alexandre Nevsky, mais également Franklin D. Roosevelt, qui lui aussi a combattu les oligarques de son temps et, en outre, s’est présenté trois fois (et même quatre) aux élections.
Une autre comparaison, implicite dans certains commentaires français favorables, invoque le précédent de Charles de Gaulle. L’un des aspects les plus choquants de la politique de Poutine est sa tentative de prétendre à une continuité à la fois avec le passé tsariste et le passé soviétique. En un sens, de Gaulle a suivi une voie semblable dans une France qui avait été traditionnellement divisée entre les héritiers de la Révolution Française et ceux de l’Ancien Régime. De Gaulle appartenait à la tradition bonapartiste, qui voulait unifier l’histoire française et promouvoir un nationalisme qui assumerait tout le passé français. De plus, bien que la France eût cessé d’être une grande puissance, le grand jeu de de Gaulle consista à faire comme si elle l’était encore et à la faire compter au-dessus de son poids militaire ou économique parmi les Grandes Puissances. Comme nous le verrons, Poutine a bien tenté quelque chose de semblable en Russie.
Mais malheureusement, il y a aussi bien d’autres choses dans le dossier de Poutine et le verdict d’ensemble doit être bien plus sévère. Il est vrai que l’argumentation des défenseurs de la politique étrangère de Poutine, largement soutenue même par beaucoup de Russes progressistes qui critiquent l’autoritarisme de Poutine, ne saurait être écartée d’un revers de main : après toutes les commotions subies par la Russie — la perte de l’Europe de l’Est, la dissolution de l’Union Soviétique, la grande crise économique de 1998, l’accroissement considérable de l’inégalité économique par l’enrichissement de certains et l’appauvrissement du plus grand nombre, l’élargissement de l’OTAN, la présence de troupes américaines en Asie Centrale et les discussions portant sur l’intégration éventuelle de l’Ukraine et de la Georgie à l’OTAN —, il n’est que normal qu’il y ait une réaction de ressentiment et une volonté de se réaffirmer maintenant que les conditions le permettent. Mais, ajoutent ses défenseurs progressistes, avec le temps une attitude plus mesurée apparaîtra. Le problème de cette argumentation est que l’évolution des politiques de Poutine va dans le mauvais sens. Plutôt qu’une préparation à la démocratie ou à un rôle plus réaliste et constructif dans les affaires du monde, cela ressemble bien plus à une tendance à un autoritarisme plus grand à l’intérieur et à la production de troubles à l’étranger.
La première question que je voudrais examiner concerne le lien entre l’évolution du régime russe et ses changements d’attitude envers le monde extérieur. Les années récentes ont vu un durcissement spectaculaire à l’encontre de l’opposition intérieure, de la liberté de la presse et de toute vie démocratique en Russie, ainsi qu’envers les anciens satellites de la Russie et l’Occident. Il y a aussi eu un encouragement du nationalisme, qui a eu d’abord un caractère principalement ethnique (orienté particulièrement contre les peuples du Caucase), mais qui a de plus en plus pris l’Occident pour cible. L’aspect le plus dangereux de tout cela est l’hostilité croissante envers les voisins de la Russie — l’Estonie, la Georgie et les autres pays anciennement membres de l’Union Soviétique et même du Pacte de Varsovie (comme la Pologne). Cela est particulièrement inquiétant parce que, paradoxalement, c’est dans ses rapports avec ses voisins que la politique de Moscou a le moins bien réussi et a rencontré le plus de résistance — bien plus que de la part de la population russe ou de l’Occident.
De l’anarchie à l’autocratie ?
Le progrès de la Russie vers la démocratie a commencé à dérailler avant même l’arrivée au pouvoir de Poutine. Lilia Shevtsova fait remonter les choses jusqu’à 1993, lorsque Eltsine donna l’ordre à l’armée de faire feu sur un parlement rebelle [3]. La crise de la démocratie sous Eltsine a culminé dans sa réélection en 1996, que les oligarques ont manipulée afin de lui donner la victoire en dépit de sa position désastreuse dans les sondages. Ce fut là un premier pas essentiel pour l’accession au pouvoir de Poutine. Sous Eltsine, bien sûr, certains éléments importants de démocratie existaient, qui ont disparu sous Poutine – avant tout, la liberté des médias et un vaste débat public. Mais il n’y avait pas d’égalité ni de règne réel de la loi ; la privatisation a consisté en ce que les oligarques s’emparent de la richesse publique ; le pouvoir et la corruption de la famille Eltsine ont transformé en farce la prétention à la démocratie ; et Moscou (bien que capable de déclencher une guerre en Tchétchénie) était incapable de percevoir les impôts dans de nombreuses régions.
Tôt dans la présidence de Poutine apparurent des signes clairs d’une nouvelle pente vers l’autocratie sous prétexte de restaurer l’autorité de l’État (indiquée par des slogans tels que « la dictature de la loi »). Mais la stratégie dominante cherchait à maintenir l’apparence de la démocratie tout en vidant progressivement les institutions démocratiques de leur contenu. Ce genre de tromperie est un artifice connu depuis longtemps en Russie, dont l’exemple le plus célèbre est celui des villages Potemkine du XVIIIe siècle ; divers auteurs contemporains ont forgé de nouvelles expressions pour le phénomène, plus appropriées à l’ère Poutine, en parlant de démocratie « virtuelle » ou d’une « imitation » de la démocratie. Alors que sous Gorbatchev et Eltsine une réelle tentative avait été faite de prendre exemple sur la démocratie occidentale et de suivre les modèles occidentaux et leurs conseils, sous Poutine les tentatives de tromperie devinrent de plus en plus manifestes.
Un désir résiduel de respectabilité aux yeux de l’Occident et du monde est cependant évident, dans la décision de Poutine de ne pas modifier la constitution pour briguer un troisième mandat. Au lieu de cela, il a choisi de nommer un président virtuel pour une démocratie virtuelle, tout en conservant lui-même le pouvoir réel. Tout au long de son deuxième mandat, on a pu observer une prétention de plus en plus assurée et provocante selon laquelle la Russie serait parvenue à sa propre forme de « démocratie souveraine », probablement supérieure à la démocratie libérale de style occidental et certainement mieux adaptée aux conditions russes. On peut se demander si cette expression implique simplement un rejet des interférences et des sermons occidentaux, ou si « souveraine » signifie également que ce genre de démocratie se fonde sur l’autorité du chef et l’unité de la nation, en excluant tout pluralisme réel.
Cependant, ce qui est certain, c’est que des aspects-clés du nouveau régime rappellent fortement le fascisme. Ils comprennent non seulement l’élimination de tous les centres rivaux de pouvoir (qu’ils soient économiques, politiques, juridiques ou culturels), mais également des phénomènes tels que le « culte de la personnalité » de Poutine, les appels à le proclamer le « chef de la nation », et la création d’organisations de jeunesse vouées à brutaliser l’opposition et les minorités ethniques et à apporter leur aide à la police. Ces tendances semblent influencer de plus en plus la population russe dans son ensemble. Deux indications en sont le développement de la xénophobie à un niveau comparable à celui que l’on trouvait chez les Allemands dans les années précédant le nazisme [4], et l’admiration publique qui croît pour la figure de Staline, que l’on place en tant que dirigeant immédiatement après Poutine lui-même, en contraste frappant avec le mépris populaire envers Gorbatchev et Eltsine. Cependant, selon les sondages, alors qu’une proportion croissante de Russes (26%) croient que la Russie devrait suivre son propre chemin en ce qui concerne le gouvernement, une proportion importante (42%) est toujours favorable à la démocratie libérale.
Du rapprochement avec l’Occident à l’hostilité ouverte
Depuis que Poutine est arrivé au pouvoir, la Russie s’est constamment éloignée de la démocratie, et récemment à un rythme accéléré. Par contraste, la politique étrangère de Moscou et les prises de position russes envers le monde extérieur, en particulier envers l’Occident, ont effectué bon nombre de retournements spectaculaires. Après l’effondrement de l’Union Soviétique, l’attrait pour l’Occident, le besoin pressant de le prendre pour modèle et l’espoir d’être bien accueilli par lui et d’en être aidé, ont prédominé, et se sont exprimés dans la position du ministre des affaires étrangères de Eltsine, Andrei Kozyrev. Vers la fin de la période Eltsine cependant, l’insatisfaction russe vis-à-vis de l’Occident a commencé à se manifester, et Kozyrev a été remplacé par Evgeny Primakov, qui a favorisé une politique orientée vers la « multipolarité » et mettant davantage l’accent sur l’Asie. Un autre signe de cette inflexion fut le mécontentement d’Eltsine lors de l’intervention de l’OTAN au Kosovo. Cela l’a poussé à évoquer lors d’un coup de colère la puissance nucléaire de la Russie, mais ne l’a pas empêché finalement de contribuer à la paix en faisant pression sur le dictateur serbe Slobodan Milosevic pour qu’il cède.
Pendant les premières années de la présidence de Poutine, la politique russe envers les États-Unis était remarquablement conciliatrice. La réaction passive de Poutine à l’abandon américain du Traité bannissant les missiles anti-balistiques, son offre immédiate de soutien après le 11 septembre, sa coopération dans la guerre contre le terrorisme et son acceptation (apparemment contre les objections de l’élite russe) d’une présence militaire américaine dans l’Asie Centrale, tout cela a contribué à ce qui semblait une relation très positive. C’était l’époque où le président George W. Bush avait sondé l’âme de Poutine et fait sa déclaration fameuse selon laquelle il pouvait lui faire confiance.
Cependant, après 2003, les relations ont changé radicalement. Poutine commença à lancer violemment les accusations et les insultes les plus frénétiques contre l’Occident, affirmant que les atrocités de Beslan avaient été mises en œuvre par ceux qui avaient toujours voulu isoler la Russie et l’écraser, qualifiant les pouvoirs occidentaux de néocolonialistes et comparant les États-Unis à l’Allemagne nazie. Il se mit à adopter les positions diplomatiques les plus intransigeantes contre les initiatives américaines sur presque tous les sujets (depuis le Kosovo jusqu’aux systèmes anti-missiles dans l’Europe orientale), en menaçant d’escalade et de représailles.
Quelle est la cause de ce renversement ? Avant tout, il y a eu un changement dans ce que les Soviets avaient coutume d’appeler « la corrélation des forces ». Le meilleur résumé en est une formule souvent utilisée de nos jours par les interlocuteurs russes : « Russie en hausse, Amérique en baisse, et Europe sur la touche. » La Russie est en hausse à cause du prix du pétrole, l’Amérique est en baisse du fait des conséquences de l’aventure irakienne et l’Europe est sur la touche à cause de la défaite du projet de Constitution européenne, de l’incapacité de l’Europe à aboutir à une politique commune sur les questions énergétiques et de l’influence des nouveaux États membres (comme la Pologne et les républiques baltes) que la Russie regarde à la fois comme hostiles et comme méprisables.
En second lieu, en invoquant des dangers et des ennemis extérieurs, Poutine contribue à faire naître une mentalité de forteresse assiégée en Russie, et se donne ainsi un prétexte pour accuser toute opposition intérieure de trahison et pour appeler tout le monde à se rallier derrière le chef. Mais alors que la première raison explique ce qui a rendu le changement possible et la seconde ce qui l’a rendu utile pour le passage à l’autocratie, on ne peut pleinement comprendre la politique étrangère de la Russie sans prendre en compte l’humiliation post-impériale et le ressentiment du peuple russe, et l’ambition néo-impériale de ses chefs.
Impérialisme, nationalisme et autocratie
Deux citations me semblent résumer le rôle de ces sentiments. La première fut prononcée par Andrei Kozyrev, le ministre russe des affaires étrangères qui fut le plus favorable à l’Occident, en 1995 : « Deux choses tueront l’expérience démocratique ici — une catastrophe économique majeure et l’élargissement de l’OTAN » [5] ? Bien sûr, ces deux choses sont devenues des faits. Il a été ainsi très facile de convaincre l’opinion publique russe que l’Occident avait machiné les deux choses, que le conseil des experts économiques occidentaux, comme l’intégration d’anciens alliés soviétiques dans l’OTAN, faisait partie d’une grande conspiration contre la Russie.
Le deuxième propos a été prononcé par Vladimir Poutine lui-même maintes et maintes fois, et de la manière la plus frappante, bien que condensée, en mai 2005 en Allemagne. Le texte complet, cité par l’historien britannique Geoffrey Hosking, en est le suivant : « Celui qui ne regrette pas l’éclatement de l’Union Soviétique n’a pas de cœur ; celui qui veut la faire revivre sous sa forme antérieure n’a pas de tête. » [6]
Pris ensemble, ces deux propos font signe vers les problèmes jumeaux du ressentiment et de l’esprit de revanche chez des puissances impériales, et vers les effets de ces passions sur les perspectives de la démocratie. Zbigniew Brzezinski a suggéré qu’il était de l’intérêt de la Russie de perdre l’Ukraine, parce que la Russie pouvait être soit un empire, soit une démocratie, mais qu’elle ne pouvait pas être les deux [7]. Avec l’Ukraine, la Russie est un empire ; sans l’Ukraine, elle n’est pas un empire et peut ainsi devenir une démocratie. Cela est peut-être vrai sur le long terme, mais à court terme, la perte d’un empire n’est pas le préalable le plus prometteur à la tâche de construire la démocratie. Le syndrome de Weimar vient inévitablement à l’esprit.
Si vous avez perdu un empire sans trouver un rôle à jouer, comme l’a dit un jour Dean Acheson au sujet de la Grande Bretagne, que faites-vous ? Une solution, adoptée de différentes manières par l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, l’Autriche et la Turquie, consiste à essayer de s’adapter à la nouvelle situation. Vous pouvez le faire en abandonnant vos ambitions, en essayant de les transférer à un ensemble plus large comme l’Europe, ou en vous faisant le partenaire subalterne d’un pouvoir plus grand, comme la Grande-Bretagne l’a fait avec les États-Unis. D’un autre côté, on peut essayer de retrouver sa position impériale passée, un processus que des membres de l’élite russe persistante comme Sergei Karaganov tiennent pour bien engagé. Dmitri Rogozine, dirigeant nationaliste bien connu et nouvel ambassadeur de la Russie à l’OTAN, enjoint à ceux qui sont comme lui des nationalistes radicaux de soutenir le gouvernement pour aider la Russie à « retrouver son statut de grande puissance » [8].
Une troisième possibilité serait simplement de faire semblant d’être encore (ou d’être redevenu) une superpuissance. Ici, démocratie virtuelle et empire virtuel vont de pair. Tout comme les chefs russes font semblant de gouverner une démocratie, ils font également semblant de gouverner un empire.
Gorbatchev, Eltsine et toute l’élite russe avaient nourri un espoir assez analogue depuis l’effondrement de l’Union Soviétique. Ils pensaient que la conversion de la Russie à la démocratie lui accorderait automatiquement un genre de duopole — la direction en commun de l’Occident avec les États-Unis et la direction en commun de l’Europe avec l’Union Européenne (avec une sphère d’influence spéciale sur les anciens satellites soviétiques). Comme l’a dit Dmitri Trenin, « Ce dont la Russie est avide, c’est de respect. Elle ne veut pas être un partenaire subalterne — elle veut être un égal » [9].
Dans une certaine mesure, les dirigeants occidentaux ont compris ce besoin et ils ont tenté de le satisfaire par exemple en invitant la Russie à rejoindre le G-7 et en créant le Conseil OTAN-Russie. Mais les Russes ont vite conclu que l’Occident, au lieu de leur donner un « accès immédiat à une co-direction » dont ils se sentaient dignes, « leur offraient des concessions symboliques en échange de concessions substantielles » [10]. Cela fit naître des sentiments de déception, de défiance et de ressentiment, qui furent exacerbés par le fait que les Russes ont vu que les États-Unis et l’Europe, ajoutant du sel sur la plaie, adoptaient leurs anciens satellites et pénétraient leur ancien territoire.
Aujourd’hui, grâce à l’amélioration de l’économie du pays et de sa position stratégique pour négocier, Poutine a trouvé une manière assez habile de rendre plus crédible l’empire virtuel de la Russie. Elle consiste à démontrer que la Russie (pour emprunter l’expression de Madeleine Albright sur les États-Unis) est « la nation indispensable », qu’elle est une grande puissance au moins en un sens négatif, dans la mesure où elle est en mesure de bloquer toute stratégie ou initiative diplomatique occidentale qui ne lui convient pas ou sur laquelle elle n’a pas été consultée. Quelquefois, le fait de s’opposer à l’Occident — ou au moins de ne pas le suivre — peut se fonder sur des considérations stratégiques, comme la concurrence pour obtenir des clients. Mais l’obstructionnisme semble être une priorité même lorsque Moscou partage des objectifs occidentaux, comme celui d’éviter que l’Iran se dote de l’arme nucléaire. De fait, dans certains cas, contrecarrer l’Occident semble être une fin en soi, comme le montre la politique russe récente à l’égard du Kosovo.
La même s’applique encore plus fortement envers les États plus faibles qui entourent la Russie. Poutine peut ne pas être en mesure de les réintégrer dans l’empire russe, mais il peut, comme deuxième choix, les punir pour vouloir être indépendants. Surtout, il cherche à les empêcher de devenir des modèles de démocratie et de prospérité susceptibles d’être favorablement comparés à la Russie. Ivan Krastev exagère peut-être en disant que la Révolution orange de 2004 en Ukraine a eu le même effet sur la Russie que le 11 septembre sur les Etats-Unis [11], mais il semble bien que ce fut en effet un choc important. La plus haute priorité de Poutine consiste à s’opposer aux « révolutions de couleur » — à les empêcher de réussir là où elles ont éclaté, et à empêcher qu’il en survienne une en Russie.
Les Russes et le monde
Il reste à répondre à deux questions cruciales pour notre sujet : Quelle a été la réaction de la société russe à la politique de Poutine, et quel a été son impact global ou international ?
En ce qui concerne la première question, les faits semblent montrer que, si la plupart des Russes sont conscients des violations des droits de l’homme par le régime et les condamnent, et sont en principe favorables à la démocratie libérale, ils sont également reconnaissants envers Poutine pour avoir restauré le pouvoir et l’autorité de la Russie au niveau international. Comme l’écrit un chercheur du Levada Analytical Center, le principal institut d’étude de l’opinion publique de Russie : « Aujourd’hui, toutes les catégories de la population se soucient de voir la Russie retrouver son pouvoir. Dès qu’un jeune homme devient conscient de sa citoyenneté, l’idée suivante apparaît : Le pays se trouve mal, son autorité dans le monde a besoin d’être renforcée » [12]. De fait, en 2006, parmi ceux qui regrettent l’effondrement de l’URSS, 55% (comparés à 29% seulement en 1990) en donnent pour raison principale que « les gens ne sentent plus qu’ils appartiennent à une grande puissance ». Et ceux qui regrettent la fin de l’Union Soviétique ne sont pas une petite minorité. En réponse à la question « Voudriez-vous que l’Union Soviétique et le système socialiste soient rétablis ? » 12% répondent : « Oui, et je pense que c’est réalisable » ; 48% disent : « Oui, mais je pense que c’est impossible maintenant » ; et seulement 31% disent : « Non, je ne le souhaite pas » [13].
Le sociologue russe Emil Pain parle d’un « renouveau du syndrome impérialiste ». Alors que, en principe, le sentiment impérial devrait être un antidote au nationalisme ethnique dirigé contre les peuples non-russes de l’ancienne Union Soviétique, Pain souligne que les deux attitudes se mêlent actuellement dans une xénophobie généralisée [14]. Gorbatchev, en essayant de sauver le système soviétique, a ouvert la voie à des forces qui l’ont renversé ; se peut-il que Poutine, en encourageant les nationalistes radicaux, déchaîne semblablement des forces qui iront bien au-delà de son intention et de sa capacité de les contrôler ? Il y a des signes, il est vrai contestés, selon lesquels il serait déjà de plus en plus isolé, il lui faudrait arbitrer un combat acharné entre des « clans » concurrents, il ferait l’expérience de « l’impuissance de la toute-puissance » [15] et serait mis sur la touche par ceux-là mêmes qu’il a nommés. Si nous ne pouvons pas exclure l’éventualité que la Russie (ou la Chine) devienne un régime capitaliste autoritaire ou non libéral stable, il semble plus probable que sur le long terme ces deux pays devront évoluer soit vers de nouvelles formes de fascisme nationaliste, soit vers une forme de démocratie.
Au niveau international, Poutine joue un jeu habile et (pour l’instant) couronné de succès. Il a opéré un tournant vers l’Asie dans la politique étrangère de la Russie (non pas à cause d’une idéologie eurasienne, bien qu’il s’appuie effectivement sur ce courant de l’opinion publique russe). Son motif est en premier lieu de jouer la carte chinoise comme un moyen de contrebalancer les États-Unis (comme Nixon et Kissinger l’avaient fait pour contrebalancer l’Union Soviétique). Poutine sait fort bien qu’à long terme, la Chine constitue un danger plus grand pour la Russie que les États-Unis, mais son attitude lui donne le moyen d’invoquer le monde multipolaire virtuel que la Chine invoque également en paroles et d’étayer la crédibilité de la Russie en tant que puissance asiatique virtuelle. Plus important, la Russie et la Chine unis sont en mesure d’utiliser leur indifférence envers les droits de l’homme pour bloquer les tentatives occidentales de sanctionner les États voyous, depuis l’Ouzbekistan et la Birmanie jusqu’au Soudan et au Zimbabwe, et ainsi de pouvoir traiter avec ces pays sur des bases purement économiques et stratégiques.
En cela, la Russie et la Chine sont en harmonie avec presque tous les pays du Sud mondial, y compris l’Inde, pour qui la souveraineté nationale et la non-intervention dans les affaires intérieures l’emportent sur la promotion de la démocratie et la défense des droits de l’homme. La Russie et la Chine se mettent ainsi ensemble en position de contrepoids, de médiateurs ou d’arbitres dans un conflit potentiel entre le Nord et le Sud, ou entre les États-Unis et des pays comme l’Iran ou la Corée du Nord.
On ne doit pas considérer cette situation nouvelle comme une confrontation universelle entre l’Occident démocratique et une coalition de totalitaires allant de Poutine à Ahmadinejad et Ben Laden. Elle se rapproche davantage de la configuration triangulaire qui prévalait entre les deux Guerres Mondiales, dans une version encore plus compliquée. Mais un résultat en est clair et évident : Le combat international en faveur de la démocratie et des droits de l’homme est rendu bien plus difficile par l’existence de pays qui sont, en même temps, des partenaires indispensables de l’Occident (comme c’est le cas de la Russie dans les questions nucléaires et énergétiques), mais également des concurrents et des adversaires. Si l’on ajoute à cela la défiance quasi universelle à l’égard de l’Occident de la part du monde non-occidental, il est difficile de n’être pas pessimiste sur les perspectives internationales de la démocratie, au moins à court terme.
Mais le manque d’optimisme dans le court terme ne doit pas signifier un manque d’engagement et de foi. Le philosophe français Henri Bergson a avancé une thèse qui me semble aussi vraie que choquante : la démocratie libérale est le régime le moins naturel sur la terre [16]. Ce qui est naturel, c’est le règne du plus fort. La démocratie ne peut venir à l’existence que par un combat difficile qui exige du courage et de la persévérance et qui vise à un changement profond dans les attitudes et les institutions. C’est la raison pour laquelle j’aimerais dédier cette conférence à ceux qui, dans les situations les plus difficiles, luttent contre le courant — en premier lieu à feue Anna Politovskaia, mais également à tous ceux qui, en Russie et dans des pays aux régimes de même type, continuent à écrire librement et honnêtement sur la démocratie et sur l’autocratie.
Traduction : Olivier Sedeyn