Recensé : Laurent Bove, Albert Camus. De la transfiguration – Pour une expérimentation vitale de l’immanence, Publications de la Sorbonne, collection « La philosophie et l’œuvre », Paris, 2014. 168 p., 19 €.
Il est commun de situer le point de départ de la philosophie camusienne dans la prise de conscience du non-sens de l’existence (Le mythe de Sisyphe serait en cela son premier texte proprement philosophique, illustré par ses pendants littéraires que sont Caligula et L’étranger), et de voir dans la révolte la thématisation d’un dépassement, d’une sortie hors de l’absurde dont Camus dit qu’il ne peut être qu’un seuil où nul ne saurait demeurer. Telle serait la philosophie camusienne : une fêlure tragique qui se retourne en force, un divorce d’avec le monde qui débouche sur une fraternité universelle rendue manifeste par la révolte. Dans une telle optique, on ne saurait voir dans L’envers et l’endroit et dans Noces, textes qui dépeignent la beauté solaire de l’Algérie et les lieux chéris de l’enfance, autre chose que des essais littéraires où l’auteur s’adonne à la jouissance et la contemplation insouciantes, en-deçà ou au-delà de toute réflexion philosophique.
C’est contre une telle interprétation binaire que s’inscrit le livre de Laurent Bove, qui est décisif en ce qu’il dégage un fil conducteur philosophique qui irrigue l’ensemble de l’œuvre de Camus dès les premiers écrits. Il ne s’agit pas pour autant de rajouter une philosophie de jeunesse aux deux grandes étapes (l’absurde et la révolte) que l’on reconnaît ordinairement dans la philosophie de Camus, mais plutôt de dégager un même souffle philosophique qui traverse toute l’œuvre, de L’envers et l’endroit au Premier Homme, et qui nourrit les thématiques centrales de l’œuvre de Camus : l’absurde, la révolte, l’amour.
Camus, penseur de l’immanence
Il y a dans les écrits de Camus, selon Laurent Bove, un « processus subversif de la puissance immanente » (p. 14), subversif en ce qu’il déconstruit les chimères engendrées par le désir asservi à un objet – par exemple, l’amour qui cristallise l’être aimé en un sujet façonné par l’imagination, ou celui qui identifie le corps de l’autre à un objet que l’on peut posséder et exploiter pour sa propre jouissance – pour élaborer une pensée de l’être-au-présent révélant la vérité des corps et de la sympathie qui les unit, vérité charnelle qui, comme eux, « doit pourrir » (p. 49). Cette philosophie de l’immanence, traduisant et célébrant un monde du « c’est ainsi » dont Laurent Bove ne manque pas de relever les accents spinozistes, se trouve déclinée au fil des œuvres à travers le motif d’un Christ déthéologisé qui, « du Christ-Ressuscitant de Piero della Francesca à la transfiguration dans L’Homme révolté, en passant par le personnage de Meursault, ce ‘‘seul Christ que nous méritions’’, expérimente et parcourt le plan d’immanence dynamique que construit, de fait, l’œuvre de Camus » (p. 15). Ce fil d’Ariane mis en évidence par Laurent Bove a non seulement le mérite de faire apparaître une philosophie omniprésente dans tous les écrits de Camus, mais aussi de montrer la nécessité de relire les textes que l’on croit, souvent à tort, bien connaître, à commencer par L’étranger.
Contre une interprétation trop unilatérale qui fait de L’étranger le roman de l’absurde et de Meursault l’archétype de l’homme absurde rejetant les codes illusoires imposés par la société au prix d’un naufrage progressif dans un nihilisme passif, Laurent Bove révèle un autre visage du personnage qui s’impose de plus en plus tout au long du roman, celui d’un homme s’abandonnant à « la tendre indifférence du monde », embrassant la vérité des corps mortels et libéré par là de l’espoir et des illusions des autres, étranger non pas au monde mais à l’image déformée et vaine que s’en font les hommes. Comme le souligne Laurent Bove, « le parcours de Meursault va ainsi de l’expérience du vide, de son aptitude à désaffecter l’univers des mythes et des sentiments qui y sont assujettis, à celle de la densité et de la diversité réelle du réel, en lui-même et en dehors de soi » (p. 36), car de même que les visages sans expressions des personnages de Piero della Francesca, « ‘‘témoins’’ d’une vie sans espoir ni consolation » (p. 62) manifestent ce qu’il y a de plus authentiquement humain bien plus fidèlement que les larmes que les concitoyens de Meursault lui reprochent de ne pas avoir versées, de même Meursault ne se sera peut-être jamais senti aussi libre que lors de son séjour en prison. Libéré de la fausseté des mythes et des stéréotypes sociaux, le voilà rendu à la vérité essentielle des corps et de leur sympathie silencieuse, celle que partagent, fugacement, la mère et son fils dans la scène du parloir.
L’analyse que propose Laurent Bove est d’autant plus importante qu’elle étend son travail de relecture à l’ouvrage qui est probablement le moins compris et qui fut le plus controversé en son temps, à savoir L’Homme révolté. Face aux lectures biaisées d’un Sartre ou d’un Jeanson qui voyaient dans l’essai de 1951 le vain cri du cœur d’une belle âme préférant demeurer en marge de l’histoire au lieu de s’y compromettre, Laurent Bove montre que l’articulation essentielle de la pensée de l’immanence et du consentement au monde avec celle la révolte, loin de rendre celle-ci inefficace et éthérée, constitue le seul fondement solide d’une communauté humaine vivante. Ce n’est en effet que par une identification abusive de l’histoire (comme civilisation) à l’Histoire guidée par les grandes idéologies nihilistes (totalitarisme soviétique, nazisme, franquisme) que l’on peut taxer Camus d’anhistorisme, là où il ne fait que rétablir les droits de la première, proprement humaine et créatrice, sur la seconde, meurtrière et mensongère. En s’opposant au fantasme de la totalité qui, parce qu’il sacrifie les corps sur l’autel d’une hypothétique humanité unifiée par la révolution, rend toute véritable relation impossible, Camus théorise avec la notion de révolte l’idée d’un être-avec ontologiquement ancré dans l’empathie spontanée face à la douleur humaine et aux affects partagés. Aussi ne faut-il pas comprendre le cogito camusien « Je me révolte donc nous sommes » comme un principe moral abstrait, mais bien comme l’affirmation d’une égalité d’être qui fonde la solidarité entre les hommes. C’est cet esprit d’une communauté humaine immanente, débarrassé des illusions dont sont porteuses les idéologies totalitaires, que Camus retrouve dans certains phénomènes historiques qui ont marqué l’écriture de L’Homme révolté : la résistance, la Commune de Paris, le socialisme libertaire et les actions des révolutionnaires russes de 1905.
Camus, en dépit des critiques que lui adresse Sartre, ne sacrifie donc pas l’engagement politique à l’exigence morale, l’histoire à la nature, mais réaffirme au contraire la réalité charnelle et immanente de cette histoire, d’une histoire où il s’agit de « sauver les corps » contre les machines idéologiques et étatiques qui les broient au nom d’un messianisme révolutionnaire. La révolte camusienne est celle du « désir sans objet », c’est-à-dire du désir refusant d’élever la révolution ou son aboutissement au rang de fin déterminée, car c’est alors que tous les moyens se trouvent justifiés et que le nihilisme installe son règne. Telle est la transposition qui donne son titre au livre de Laurent Bove : la subversion d’une histoire gangrénée par le nihilisme en renaissance historique via la solidarité des corps.
Transfiguration ou rupture ?
À l’issue de cette lecture de l’essai de Laurent Bove, un certain nombre de questions surgissent cependant, qui méritent d’être posées. La systématicité de l’interprétation, qui lui donne sa force et sa cohérence, n’est pas sans soulever certaines interrogations. Laurent Bove ne cache pas l’arrière-plan spinoziste de sa lecture, qu’il justifie par ailleurs, mais ce cadre est à ce point prégnant que la réserve émise en introduction, précisant que Camus « rejetait certes le principe rationaliste [de la philosophie spinoziste] et aussi son refus du hasard » (p. 12) ne semble pas vraiment prise en compte ; il faudrait se demander s’il ne s’agit là que d’une différence mineure ou bien si elle permet de donner sens à certaines tensions de l’œuvre de Camus qui sont parfois décrites dans l’essai de Laurent Bove comme des contradictions. Ainsi, L. Bove affirme que la méfiance de Camus envers toute métaphysique immanentiste qu’il soupçonne de déboucher inévitablement sur une trahison de l’absurde fait « obstacle, chez lui, à l’accès à une sagesse philosophique de type matérialiste ou naturaliste » (p. 49, note) et explique les « affirmations philosophiques contradictoires de L’envers et l’endroit (écrit en 1935-1936) et du Mythe de Sisyphe (en chantier depuis 1938 et terminé début 1941) » (ibid.), ce qui a empêché Camus d’embrasser la sagesse immanentiste qui se dégage pourtant de ses œuvres. N’est-ce pas là présupposer que Camus aurait dû l’adopter pleinement et exclusivement, ce qui ne peut être affirmé qu’en évaluant la philosophie de Camus à l’aune d’une autre, ce qui n’est pas sans poser un problème évident ? On pourrait penser que la philosophie camusienne, qui est non pas systématique mais faite de tensions et de questionnements incessants, articule en son sein ces tendances comme autant d’expériences vécues, auquel cas ces contradictions seraient l’expression d’une complexité existentielle. En quoi est-il contradictoire de célébrer l’expérience d’une unité avec le monde dans L’envers et l’endroit et de témoigner de l’expérience de rupture qu’est l’absurde dans Le Mythe de Sisyphe, dans la mesure ou les deux peuvent être vécues à différents moments de l’existence, comme en témoignent les Carnets où des passages de doute et de dépression succèdent à des périodes d’affirmation et de célébration ? À moins de figer l’absurde et la pensée de l’immanence dans des doctrines exclusives (ce qui ne serait pas fidèle à l’esprit de la pensée camusienne), il paraît possible de concevoir une articulation complexe, sans cesse questionnée et retravaillée, entre ces deux dimensions présentes dans l’œuvre de Camus. Le mythe de Sisyphe débute sur le problème du suicide, dont il est difficile de rendre compte exclusivement à partir d’une philosophie de l’acquiescement. Pourrait-on alors se contenter de l’écarter comme faux problème, en partant du principe que ce geste radical est fondé sur une vision illusoire du monde et de l’existence, ôtant par là toute pertinence aux questionnements existentiels ? N’oublions pas que si Le mythe de Sisyphe est effectivement, comme le rappelle l’auteur, postérieur à L’envers et l’endroit, sa genèse et celle de L’étranger, où il décèle les ferments d’une pensée de l’immanence, sont quant à elles simultanées, ce qui nous inciterait à penser que Camus ne renie pas une philosophie au profit de l’autre, mais que les deux cohabitent, pour ainsi dire, dans une tension perpétuelle qui est caractéristique de sa pensée.
La philosophie de l’absurde que développe Le mythe de Sisyphe passe au second plan dans le livre de Laurent Bove, qui finit par lui substituer l’absurde compris comme « choc spirituel » face à cette Annonciation déthéologisée esquissée au début de L’étranger, choc qui débouche sur un acquiescement au monde et à sa vérité. Mais peut-on légitimement occulter ou minimiser cette dimension de rupture qui est pourtant centrale dans l’œuvre de Camus ? Peut-on considérer que l’absurde de L’étranger n’a rien à voir avec celui du Mythe de Sisyphe, que le monde de Meursault est simplement celui d’un « étrange amour » qui « distribue tout à la vie et à ses frères vivants » (p. 43) et qui servira de socle ontologique à la révolte, alors même que ce roman met en scène un meurtre et que la révolte débouche sur l’affirmation du caractère injustifiable du meurtre ? Ce sont effectivement par ces aspects, par ces aspérités, que la philosophie de Camus n’est pas purement identifiable à une philosophie de l’immanence de type spinoziste qu’elle inclut pourtant comme l’une de ses facettes essentielles, et il faudrait peut-être, pour prolonger les réflexions fécondes que Laurent Bove propose dans son livre, tâcher de comprendre comment cette dimension s’articule avec les autres, autrement dit, redonner sa place à la philosophie de l’absurde telle que Camus la développe dans Le mythe de Sisyphe afin de voir comment elle peut rencontrer la pensée de la transfiguration qui traverse l’ensemble de l’œuvre sans que l’une annule l’autre et sans que cette confrontation débouche sur une incohérence.