Recensé : Franck Fischbach, La critique sociale au cinéma, Paris, Vrin, « Philosophie et cinéma », 2012, 120 p., 9,80 €.
Dans ce livre, Franck Fischbach s’attaque au cinéma à propos d’un sujet qu’il affectionne : la critique sociale. L’auteur, de formation philosophique, prévient ne pas vouloir interpréter les films à partir d’une discipline qui serait la « philosophie sociale » : le livre veut « montrer que le cinéma lui-même fait de la critique sociale, ou que les films mettent eux-mêmes en œuvre des formes de critique sociale ». (p. 120) L’objet d’analyse est donc le cinéma lui-même — plus précisément : non pas les films mais les séquences de film en tant qu’elles peuvent faire fonction de critique sociale grâce au langage cinématographique.
Pour ce faire, l’auteur part d’une définition philosophique de la critique sociale, refusant de caractériser celle-ci comme un genre cinématographique (chapitre 1 et 2). Ensuite, il approfondit cette définition de la critique sociale au cinéma par contraste avec le cinéma politique afin de mieux cerner ce qu’elle a en propre (chapitre 3). Enfin, il déploie un éventail des figures (personnages, lieux, structures) qui portent de manière privilégiée la fonction de critique sociale dans une séquence cinématographique (chapitre 4).
À quoi reconnaît-on la critique sociale dans un film ?
Franck Fischbach ne prétend pas, dans ce court livre, faire le tour du sujet sur la critique sociale au cinéma. Puisant dans une filmographie précise (une douzaine de films sont analysés), il s’agit plutôt d’avancer une thèse précise : la critique sociale n’est pas un genre filmique, c’est une fonction qu’un film met en œuvre à certains moments (quel que soit son genre). Cette clarté donne prise à la pensée : le lecteur peut ainsi l’éprouver, l’exemplifier lui-même, en trouver des objections, percevoir ses limites, etc.
Dès l’introduction, Fischbach montre que tout film est social au sens où il donne nécessairement à voir la société sous quelque aspect que ce soit. Certes, mais dire quelque chose de la société et la critiquer n’est pas la même chose : un film qui peut paraître aborder frontalement des « problèmes de sociétés » ne fonctionne pas pour autant nécessairement de manière critique. L’exemple du film Intouchables est retenu pour faire comprendre, par contraste, ce qu’est la fonction de critique sociale. Alors que beaucoup de films parlent du social dans un but de réconciliation (le monde tel qu’il est n’est finalement pas si mal), il faut reconnaître que la critique sociale est déplaisante. C’est pour cela qu’il est plus judicieux de parler d’une « fonction que certains films mettent en œuvre dans certaines séquences parmi et en plus d’autres fonctions moins déplaisantes. » (p. 14-15) L’exemple de Chaplin permet de comprendre que la critique sociale comme fonction est ainsi compatible avec le projet artistique de divertir — notamment dans Les Temps modernes. Cette insistance sur le caractère déplaisant de la critique sociale est rendue possible par la thèse du livre : la critique sociale fonctionne dans certaines séquences, et ne saurait caractériser un film tout entier comme appartenant à un genre. Fischbach peut ainsi concilier deux constats : d’un côté, la critique sociale, en ce qu’elle veut montrer les « souffrances vécues » par certains acteurs sociaux à cause de logiques sociales jugées « pathologiques » (p. 36), ne peut faire l’économie de montrer ce qui fâche ; de l’autre, en n’étant qu’une fonction, elle peut s’articuler avec d’autres fonctions à l’œuvre dans d’autres séquences, elle ne condamne donc pas le film lui-même à une morosité qui serait contre-productive en termes de sensibilisation et de diffusion auprès du plus grand nombre possible.
Mais pourquoi mettre l’accent sur le caractère déplaisant de la critique sociale au cinéma ? Pour comprendre cet angle d’analyse choisi par l’auteur, il faut comprendre d’abord ce que signifie « la critique sociale ». C’est l’enjeu du premier des quatre chapitres du livre.
Une certaine tradition philosophique en arrière-fond
Avant d’aborder la question du cinéma, le chapitre premier rappelle brièvement, en une vingtaine de pages, ce qu’on peut entendre par critique sociale. Les deux références majeures qui appuient cette démonstration sont Karl Marx et Axel Honneth. Du premier, Fischbach retient surtout l’idée que le concept de critique sociale signifie une « critique de la société elle-même » (p. 21) et que cette critique s’inscrit toujours dans une double dimension théorique et pratique : elle ne peut être purement théorique et doit déboucher sur une « pratique de transformation sociale » en vue d’une émancipation de toutes les formes de domination. En effet, il ne s’agit pas de dénoncer certains acteurs sociaux, mais de montrer ce que les rapports sociaux, en tant que produits et producteurs de la réalité sociale, font aux individus qui les portent et les supportent.
Une conséquence logique s’ensuit : la critique ne peut être théorique et pratique en même temps que si elle est pensée et vécue par les acteurs eux-mêmes. La simultanéité exigée du théorique et du pratique empêche un partage des tâches (les chercheurs pensent, les activistes opèrent). La critique sociale doit donc être une « auto-compréhension », c’est-à-dire une compréhension des acteurs sociaux par les acteurs sociaux eux-mêmes (p. 25). C’est ici que Honneth est convoqué, avec son concept de « critique reconstructive », ainsi défini : « elle n’apporte pas de l’extérieur à ses destinataires les critères normatifs de la critique, elle tente au contraire de les développer à partir des structures normatives (...) propres aux pratiques constitutives d’un contexte social déterminé. » (p. 26). Il s’agit de rendre explicite un contenu normatif implicite, et cette compréhension serait justement ce que peut produire la critique sociale lorsqu’elle fonctionne au cinéma.
Clarification critique contre explication politique
On voit comment on glisse logiquement vers le cinéma : cet art n’est-il pas un lieu privilégié pour montrer ce qui dysfonctionne dans nos sociétés et ainsi fournir un matériau perceptif et affectif à partir duquel le spectateur sera amené à s’interroger sur les fausses évidences de l’ordre social ? Le médium cinématographique a un rapport privilégié avec l’opération de clarification qu’est la critique sociale : il s’agit de donner à voir la réalité sociale, ses rapport de forces, là où la réalité sociale telle qu’elle est vécue masque bien souvent ces rapports : « donner à voir ce que la société veut habituellement cacher d’elle-même ». C’est même dans ce contraste (entre ce que la société montre et ce qu’elle cache) que se situe la fonction de critique sociale : montrer seulement une certaine misère ne suffirait pas, c’est en montrant la misère et son invisibilité, l’exploitation et le fait qu’elle passe inaperçue, etc., qu’un film fonctionne de manière critique. (p. 94-94).
Pour mieux faire comprendre la spécificité de la fonction de critique sociale au cinéma, Fischbach s’attarde sur les différences contrastantes avec le film politique qui, lui, s’emploie à expliquer : il a une vocation pédagogique d’information et convoque déjà un discours sur la réalité sociale. Au contraire, la fonction de critique sociale consiste à décrire « ce qui ne va pas, ce qui cloche » (p. 29), elle vise à susciter l’étonnement chez le spectateur face à l’épreuve négative du social — c’est-à-dire des situations pathologiques de souffrance humaine : « ce qu’il y a de négatif dans le social tel qu’il est, au regard des attentes sociales qui sont celles des acteurs eux-mêmes ». (p. 28) Alors que le film politique explique une situation sociale ou politique, la fonction de critique sociale montre ce que la situation fait aux gens, comment elle les atteint dans leur quotidien. Prenons par exemple l’analyse du film Miss Bala, de Gerardo Naranjo (p. 90-91). Fischbach montre que tout le langage cinématographique est orienté vers cet objectif de nous faire sentir ce que peuvent éprouver les individus socialement broyés — c’est-à-dire par des logiques sociales irréductibles à un « méchant ». Dans le conflit entre les narcos et les autorités politiques qui constitue l’arrière-fond politique du film, ce qui intéresse le réalisateur est moins l’échiquier politique des forces en présence que les effets concrets de ce conflit sur les humbles et les gens ordinaires : le scénario se concentre sur la trajectoire d’une jeune femme utilisée à son corps défendant à cause d’un rêve de gloire sociale bien naïf ; la bande son sature l’image, en décalé, pour nous perdre autant que l’héroïne ; certains plans au ras du sol ne nous font entrevoir des puissants que leurs pieds ; les changements de rythmes déstabilisent le spectateur pour lui faire vivre la désorientation de l’héroïne, etc.
Autre différence majeure qui distinguer le film social du film politique : la fonction de critique sociale ne propose pas de solution pour sortir de la situation de souffrance qu’elle décrit. Il n’y a que des issues, c’est-à-dire des situations finales résultant des péripéties advenues dans la réalité sociale donnée à voir. Cette distinction entre « solution » et « issue » (voir p. 46-47) est caractéristique de la fonction de critique sociale : alors que la solution désigne un horizon normatif heureux, suggéré ou réalisé dans le film politique, l’issue n’est que la résultante causale, donc purement descriptive, des conditions sociales dans lesquelles les personnages évoluent. Ainsi, la violence extrême y est souvent présente car elle résulte de la violence première des rapports de domination (pensons à La Cérémonie de Claude Chabrol, où la bonne assassine la famille des maîtres : ce n’est pas une solution politique, ce n’est même pas une solution pour elle, c’est simplement une issue malheureuse de son analphabétisme et de sa souffrance d’être dominée). Cette distinction permet d’expliquer la grande présence de la fonction de critique sociale dans le cinéma d’horreur — analysée par Éric Dufour, souvent cité d’ailleurs par Fischbach. En effet, l’outrance permet de « donner les choses à voir d’une nouvelle manière » (Éric Dufour, cité p. 50), par contraste avec la vie réelle où la domination sociale reste le plus souvent invisible et anonyme. On peut penser aux films de zombies de George Romero en écho à l’aliénation consumériste, ou bien à la scène mythique de They live ! de John Carpenter, où le personnage principal découvre une paire de lunettes qui permet de voir la réalité des messages publicitaires (« Obey ») et la nature extraterrestre des dominants.
Une lucidité qui pourrait s’appeler pessimisme
Si la fonction de critique sociale n’est pas force de proposition (« voici ce que nous pourrions faire »), si elle est force d’exposition (« voici ce qui se passe »), ne risque-t-elle pas d’apparaître un peu pessimiste ? L’auteur, conscient de cette objection, l’anticipe et y répond : ce n’est pas pessimisme, c’est « lucidité » (p. 117). La fonction de critique sociale n’est pas là pour nous raconter des histoires (au sens d’illusionner) puisqu’elle cherche au contraire à montrer la vérité cachée des rapports sociaux de dominations, mais elle n’est pas là non plus pour nous faire rêver de solutions heureuses susceptibles d’advenir plus ou moins tôt. La lucidité consiste à faire sentir la pesanteur des logiques sociales, leur inertie et l’extrême difficulté à s’en sortir pour les individus pris en elles (et nous le sommes tous). Le happy end n’intéresse pas la fonction de critique sociale. Fischbach évoque même la structure circulaire souvent présente dans les films mettant en œuvre la fonction de critique sociale (p. 115-118) : la situation finale peut être homologue à la situation initiale — à ceci près que, parfois, le dominé de départ est devenu lui-même un dominant, comme dans It’s a free world ! (p. 47) : le titre apparaissant un peu cynique, car la liberté est ici de devenir exploitant plutôt qu’exploité, mais pas une liberté de changer les rapports eux-mêmes.
Pourquoi l’inertie structurelle est-elle aussi présente ? Fischbach souligne que l’ancrage dans les affects d’une situation, en vue de nous la faire voir et ressentir, conduit à décrire des issues souvent individuelles (p. 81-83, à propos d’Affreux, sales et méchants), issues souvent fort impuissantes face à la logique sociale dont elles émergent. En ces sens, oui, on peut dire les issues « désespérantes », et l’auteur va même jusqu’à écrire : « la fonction de critique sociale du film est alors de montrer toute la pesanteur du social, son inertie, et de nous mettre en garde contre l’illusion de pouvoir aisément en venir à bout, même collectivement. » (p. 87)
Ce problème du « pessimisme de l’intelligence », pour reprendre une expression de Gramsci, est crucial mais ne fait pas l’objet d’un développement précis : il revient comme un fil directeur tout au long de l’ouvrage. Faut-il parler de « lucidité » de la fonction de critique sociale si l’on croit à l’objectivité des pesanteurs sociales ou bien déplorera-t-on son « pessimisme » à cause de son refus d’envisager un possible changement significatif ? Il faudrait voir si l’auteur a raison de trancher pour la lucidité, ou bien s’il n’est pas possible de soutenir l’idée selon laquelle la perception des difficultés réelles auxquelles se heurte toute perspective de changement serait compatible avec la mise en scène de tels changements — ou bien cela signifierait-il que le cinéma ne peut traiter la longue durée ? Un film comme Mississipi burning d’Alan Parker ne détourne-t-il pas habilement le problème en montrant une situation de transition : sans rien céder sur le portrait réaliste de la violence des préjugés émanant d’une histoire sociale lourde et glauque, il montre le changement en train de se faire.
Une fin en guise d’ouverture
Le chapitre IV, dernier du livre, envisage quelques figures importantes qui portent à l’écran la fonction de critique sociale. De manière générale, il s’agit de prendre pour personnage central une victime de l’ordre social, ce qui permet une « identification du spectateur avec le personnage central du film » (p. 96) : ce « faible » sera tantôt une bonne, un vieux, un homo, un enfant (« pure victime » des rapports sociaux), etc. Cette liste ouverte appelle à être complétée, elle est un peu à l’image de tout le livre : riche de pistes heuristiques, volontairement non systématique. Sans contester tel ou tel exemple particulier de cette liste, on pourrait reprocher à ces figures de trop incarner une fonction d’empathie, voire de pitié sociale. Montrer les souffrances d’une victime est-il le seul moyen de faire fonctionner la critique sociale au cinéma ? Ainsi, un film ne peut-il pas assumer la fonction de critique sociale en montrant des bourreaux ? Par exemple, le film Violence des échanges en milieu tempéré (2003) fonctionne comme critique sociale surtout lorsqu’il peint les affects des dominants. L’importance théorique accordée à la notion de « pathologique » (p. 28-36) ne fait-elle pas glisser l’analyse vers une lecture trop symptomale (montrer ce que cela fait d’être une victime de l’ordre social) dont les effets dénonciateurs risquent d’en rester aux affects empathiques sans permettre une véritable augmentation de la puissance d’agir du spectateur ?
Ces difficultés doivent nous rappeler que la thèse du livre s’opposait à toute caractérisation de la critique sociale comme genre. En parlant de fonction de certaines séquences, on est censé être protégé de toute analyse trop massive à propos d’un film. Mais justement, l’auteur semble abandonner cette précaution lorsqu’il évoque la circularité comme structure scénaristique privilégiée de la critique sociale au cinéma — montrant « la capacité du monde social à se maintenir et à se reproduire à l’identique ». (p. 116) Cette insistance est contradictoire avec le fait que la critique sociale est définie comme un moment fonctionnant en certaines séquences d’un film (et non comme un genre) : comment parler de films circulaires si on n’assume pas que c’est bien tout le film qui est une critique sociale ? Une phrase comme celle-ci est problématique : « les films qui possèdent cette fonction de critique sociale se présentent souvent comme des films dotés d’une structure circulaire » (p. 115). La précaution du « souvent » n’enlève rien à ce qui est bien une tentative de caractérisation d’un genre en fonction d’un critère. De même pour la lucidité : ne peut-on concevoir des moments lucides (fonctionnant comme critique sociale) inscrits dans un film par ailleurs rêveur, outrageusement optimiste, etc. ? Mais lorsqu’il parle de la lucidité, l’auteur traite de la lucidité des « films de critique sociale » (p. 117), retombant dans une caractérisation de genre plus que dans un travail sur des séquences... Il n’est pas facile de tenir la distinction posée en introduction — conformément à la définition p. 14-15 citée plus haut.
Cela renvoie à une question d’ontologie de l’art plus générale : quel est le niveau d’individuation le plus propre pour désigner une expérience esthétique ? Le film reste-t-il l’unité privilégiée pour vivre le cinéma ou bien certaines séquences peuvent-elles fonctionner de manière autonome ? La scène des machines dans Les Temps modernes serait un bel exemple de fonction de critique sociale (du taylorisme) qui s’est presque émancipée du cadre plus général du film. Mais à quelques exceptions près, on voit à quel point l’habitude de parler des films plutôt que des séquences rend difficile parfois de tenir une thèse qui porte sur des séquences filmiques et non sur des films entiers. Il faut donc voir si la thèse du livre peut bousculer nos habitudes de cinéphiles, ou bien si son fonctionnalisme la rend trop difficilement opératoire pour penser la force critique du cinéma.