La place prise par les dépenses et les règles liées à la voiture dans les revendications des gilets jaunes et le lieu même de leurs premiers rassemblements, les ronds-points, rappellent la centralité de l’automobile dans notre société. Étrangement, celle-ci a peu suscité l’intérêt des sociologues, qui l’ont abordée par le biais de la ville, de la consommation ou des déviances.
Yoann Demoli et Pierre Lannoy, sociologues à Versailles-Saint-Quentin et à l’Université libre de Bruxelles, ont acquis une grande familiarité avec cet objet, qui leur permet de proposer une synthèse prenant l’automobile comme point d’observation de la société. Ils offrent, dans un petit livre dense et bien construit, un aperçu d’un siècle de sociologie sur l’automobile, essentiellement en France et aux États-Unis.
Les mécanismes de la diffusion de l’automobile
Le livre démarre par un panorama rétrospectif du processus de diffusion de l’automobile, depuis sa création dans la deuxième moitié du XIXe siècle. La diffusion est verticale, des classes les plus aisées vers les plus modestes, et longue, malgré des variations importantes entre sociétés européenne et américaine (aux États-Unis, on passe plus rapidement de l’engin de l’exploit au véhicule de loisir, puis à l’outil de la routine quotidienne). En Europe, ce seuil se situe lors des Trente Glorieuses, années de très forte motorisation.
Au-delà des analyses économiques pouvant faire de l’individu un agent passif et déterminé se fondant dans une masse, les auteurs s’efforcent d’expliquer les logiques sociales à l’origine de cette diffusion. Le succès de la motorisation s’explique par l’adéquation entre ce que proposent les constructeurs et les aspirations des individus, en lien avec l’essor de la culture de la consommation, l’individualisme démocratique et l’appétit de mobilité urbaine.
Marchant sur les pas de Barthes, qui avait pris la DS de Citroën comme objet d’étude dans ses Mythologies (1957), et de Bourdieu, les auteurs utilisent la notion de distinction. Les valeurs attachées à l’automobile à ses débuts, comme le raffinement et l’indépendance, « redonnent au déplacement un statut d’activité noble » (p. 24). Ils montrent ensuite comment « la valeur sociale ajoutée de l’acquisition va décliner avec la diminution de son prix et sa diffusion dans la société » (p. 25). Le parachèvement de cette distinction, pour certains, semble être le renoncement à l’automobile, auquel seraient désormais associés des profits symboliques.
Le passage au « tout-à-l’automobile » au cours du XXe siècle manifeste la capacité du « complexe route-moteur » à imposer un « discours technique prétendument objectif, mais en réalité socialement partial » (p. 34). La prégnance de ce discours explique en grande partie les blocages actuels. Le « bloc automobile », selon l’expression d’Alfred Sauvy, a intégré les externalités négatives, longtemps compensées par les effets internes positifs, c’est-à-dire les bénéfices retirés par les individus.
La colonisation des imaginaires
La motorisation des sociétés est le résultat de conditions sociales, industrielles et politiques, mais aussi d’une construction culturelle. La colonisation des imaginaires est rapidement évoquée, dans la lignée de Pareto dès 1917, par le rôle du cinéma qui aurait mérité quelques exemples. La télévision, en dehors de la publicité qui contribue à perpétuer la division sexuelle des tâches, et la musique ne sont pas évoquées. L’analyse des mentions de la Ford T dans le blues (prix et solidité [1]) permettrait de nuancer ses représentations négatives. Plus récemment, la voiture a acquis dans le hip-hop un statut de symbole de réussite. Certains artistes produisent une musique avant tout destinée à être écoutée en voiture, cas bien connu de Dr Dre [2].
Les auteurs donnent un aperçu des usages de l’automobile et mettent en évidence le maintien de disparités sociales, malgré la diffusion verticale et horizontale de la motorisation et l’intensification de l’équipement. Ils montrent que la position sociale, le sexe et l’âge conservent un rôle important, les choix résultant aussi de la combinaison de différents projets (résidentiel, familial, professionnel) et de la maîtrise des différentes contraintes. Ils affirment très justement que « les usages d’un individu ne correspondent pas nécessairement à ses représentations » (p. 51). Les passages sur le choix des modèles et des couleurs, ou encore sur les « militants du hayon », sont très stimulants. Comme le dit Hervé Marchal, « l’automobile est bien plus qu’un simple bien marchand et qu’un simple moyen de transport » (p. 29).
L’intégration de la dimension spatiale dans l’analyse des sociétés apporte une compréhension plus fine des débats sur la place de l’automobile. Sa diminution actuelle en ville va de pair avec le maintien, voire le renforcement, de son rôle dans les espaces périurbains et ruraux. La perception de la difficulté d’un trajet quotidien n’est pas seulement liée à sa longueur ou à sa pénibilité, mais aussi à son ressenti – comme une contrainte ou une opportunité replacée dans le contexte d’une position et d’une trajectoire sociales [3].
Les transformations de la ville apparaissent intrinsèquement liées à l’automobile, de la « walking city » à la ville automobile, en passant par la « transit city » des transports en commun. L’étalement spatial que permet l’automobile relie des territoires variés dans leurs formes, leurs caractéristiques sociales et leurs fonctions. La voiture est un lien, mais aussi le moyen d’éviter l’altérité sociale et spatiale. Les SUV constituent un cas d’école, avec leur mode de vie lié à la périurbanisation et à une consommation intensive de l’espace.
L’impossible sortie de l’automobilisme
Dans une contribution récente au site AOC, les auteurs prolongent leur ouvrage par une mise en perspective des blocages : « Les volontés individuelles de conversion se trouvent confrontées à des contraintes spatio-temporelles rédhibitoires au changement ». Les politiques incitatives ont
pour revers de rendre invisible et indicible l’existence à la fois de divergences profondes dans le rapport à l’automobile et d’écarts insatisfaisants, pour certains, entre leurs aspirations à et les possibilités réelles de réduire leur usage de l’automobile.
Ils prônent par conséquent le retour à un débat politique, et pas seulement technocratique. Ils entendent démonter les mécanismes de la domination d’un récit qui a favorisé les conditions mêmes de la motorisation, sans sortir d’une démarche scientifique appuyée sur des réflexions théoriques comme sur des données empiriques très nombreuses. Ces ressources sont parfois critiques, à l’image d’Ivan Illich (ajoutons Jacques Ellul [4]).
On pourra regretter que le livre reste incomplet ou flou sur l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie, ou sur le lien entre les origines rurales de Ford et sa conception de l’automobile comme marchandise (p. 8). Les sociétés extra-européennes n’ont droit qu’à quelques mentions, malgré l’intérêt présenté par le Japon, la Chine ou des sociétés encore peu motorisées.
Cette synthèse est pourtant une réussite. La couverture et son autoroute (qui semble conduire sans encombre à un avenir ensoleillé) résument assez bien certains aspects du livre et les paradoxes de l’automobile. La légende de cette image nous paraît néanmoins douteuse, évoquant « l’heure de pointe sur la M25, Hampshire », alors que le trafic semble mesuré pour cette route orbitale qui fait le tour du Grand Londres… sans passer par le Hampshire !
Yoann Demoli et Pierre Lannoy, Sociologie de l’automobile, La Découverte, 2018. 128 p., 10 €.