« La République française se veut une et indivisible, pourtant, le pays semble bien divisé en deux. France des villes et France des campagnes » (propos mis en ligne sur le site de Public Sénat, le 9 juin 2017) ; « À Paris, Emmanuel Macron a fait 90 % des voix, au Mans, 73 %. La France des villes concentre tous les pouvoirs : celui des élites, celui de la finance… Parallèlement, il y a des territoires abandonnés » (propos de campagne d’un candidat de la France insoumise dans Les Alpes mancelles, 7 juin 2017) ; « Il y a urgence aujourd’hui à faire de la ruralité une priorité de l’action publique et un sujet central du débat public. Si nous ne voulons pas voir s’agrandir le clivage entre la “France du haut” et la “France du bas”, entre les villes gagnantes de la mondialisation et les territoires ruraux qui souvent la subissent » (propos d’un élu de centre droit qui exerce des responsabilités importantes dans des associations de maires, 7 juin 2017).
Ces quelques phrases, qui ont accompagné les dernières élections législatives, montrent à quel point le discours politique est imprégné de l’idée qu’il y aurait une opposition, ou à tout le moins une tension entre la France des villes et la France des campagnes. Cette vieille opposition est pourtant bien éloignée de la réalité. Ce décalage entre le discours et les faits observables est particulièrement dommageable, car l’opposition entre villes et campagnes fait écran à la compréhension des véritables inégalités territoriales et obstacle à leur traitement. Loin de l’image d’une « France périphérique » qui serait avant tout constituée de campagnes, hors des grandes métropoles, les difficultés sociales se concentrent au cœur des villes moyennes. Il existe certes de nombreux villages pauvres, ainsi que des petites villes en grande difficulté, notamment dans les territoires miniers du nord-est de la France, mais de nombreux centres des villes moyennes sont également en crise. Plus encore, à rebours des idées qui dominent les débats publics, les territoires les mieux lotis de la France périphérique sont bien souvent des villages entrés dans l’orbite d’une ville moyenne et devenus de ce fait périurbains. Mieux, la concurrence entre ces villages périurbains et les centres des villes moyennes est l’une des principales explications des difficultés de ces centres. Certains cas relèvent même d’un white flight, c’est-à-dire d’un exil des classes moyennes (souvent blanches) dans des périphéries résidentielles, abandonnant les centres aux ménages les plus modestes (souvent d’origine maghrébine ou turque). D’une certaine manière, après un exode rural qui a laissé les campagnes exsangues au profit des villes, la périurbanisation offre une revanche aux villages [1].
Villes moyennes, métropoles et espaces urbains
La ville peut être définie de multiples manières. En première approche, on peut se référer au zonage dit en « aires urbaines » produit par l’Insee en 2010. Selon ce zonage, une aire urbaine est composée d’une commune principale (le centre, qui donne son nom à l’aire urbaine), de communes de banlieue (dont les espaces bâtis sont dans la continuité de ceux du centre et qui avec ces derniers forment l’agglomération), et de communes rurales sous l’influence de ce centre et de ses banlieues (qui forment ce que l’Insee appelle les couronnes périurbaines). Selon ce zonage, 83 % de la population française vit dans l’une des 241 aires urbaines dont le centre et les banlieues comptent au moins 10 000 emplois.
Parmi ces 241 aires urbaines, cet article distingue les « villes moyennes » et les grandes métropoles [2]. Il est délicat de fixer la limite entre ces deux catégories, mais on peut distinguer des centres métropolitains qui se caractérisent par une concentration marquée des « cadres des fonctions métropolitaines » (CFM). L’Insee désigne ainsi les cadres qui ont des fonctions créatives, de gestion ou de direction. Douze grandes métropoles se distinguent avec plus de 11 % de ces CFM dans la population active de leur ville centre [3]. Les aires urbaines de ces 12 métropoles comptent toutes plus de 580 000 habitants. Parmi les aires qui franchissent ce seuil démographique, seules Toulon et Rouen se singularisent avec des CFM qui représentent respectivement 6,5 et 7,4 % de la population active. Dans les villes plus petites, le seuil de 11 % n’est presque jamais dépassé. Ces aires urbaines de moins de 580 000 habitants, qualifiées ici de moyennes, rassemblent environ 44 % de la population française.
La crise des centres de villes moyennes
Hors des grandes métropoles, les villes connaissent des destins très variables [4]. Certaines jouissent d’une économie dynamique et pas seulement celles qui bénéficient d’attraits touristiques. Par exemple, dans la région Bourgogne–Franche-Comté, Besançon, dont l’aire urbaine pointe au 42e rang en termes de population, est une ville attractive, qui se développe autour de son université, des nanotechnologies, des industries de la santé et de l’horlogerie. Niort, qui pointe quant à elle au 52e rang, est aussi une ville très dynamique, bien connue comme étant le siège des principales mutuelles françaises. Niort est d’ailleurs l’une des très rares villes moyennes qui concentre autant de cadres des fonctions métropolitaines (voir encadré) qu’une ville comme Nantes, avec une part de 12,6 % de sa population active.
Ceci étant, beaucoup de villes moyennes sont en difficulté. Béziers, Carpentras, Perpignan, Chaumont, Sedan, Forbach, Mulhouse, Lens, Calais, Boulogne-sur-Mer, Maubeuge, Roubaix, Le Puy-en-Velay, Saint-Étienne, Mâcon, Angoulême, Blois, etc. Autant de noms de villes plus ou moins importantes, de préfectures ou de sous-préfectures qui toutes connaissent des dynamiques semblables. Celles-ci ont trois composantes principales. La première est démographique, avec des baisses parfois impressionnantes, notamment dans les régions en crise, au nord et à l’est de la France. Ainsi, à Lens, la ville centre a perdu plus du quart de ses habitants entre le début des années 1970 et aujourd’hui. Il ne faut toutefois pas faire de ces baisses parfois spectaculaires l’unique critère pour mesurer les difficultés démographiques d’une ville. Dans les régions attractives, des villes peuvent être en crise et avoir une population en hausse. Seulement une hausse de 15 %, comme celle qu’a connue la population de Perpignan depuis le début des années 1970 reste modeste, lorsque, dans le même temps, la population régionale augmentait de plus de 50 %.
Les difficultés des commerces sont une autre composante de la crise des villes moyennes. La clientèle se paupérise ou se raréfie et les vitrines qui portent un panonceau « À vendre » se multiplient. Cet aspect de la crise, le plus visible, est le plus médiatisé. Plusieurs reportages ont récemment montré le spectacle désolé offert par certaines rues [5]. D’un point de vue quantitatif, les chiffres publiés régulièrement par la fédération du commerce spécialisée, dénommée PROCOS, font référence. Alors que la vacance commerciale est inférieure à 5 % dans des villes comme Lyon, Nantes, Strasbourg ou Toulouse, elle dépasse 10 % dans toutes les villes listées plus haut. Elle excède même 15 % à Béziers, Forbach, Calais, Le Puy-en-Velay ou Lens. Et souvent ces taux augmentent de l’ordre d’un point par an.
Les villes en crise se distinguent enfin par la faiblesse des revenus de leurs habitants, avec une concentration notable des ménages modestes [6]. En fait, à l’échelle de la France métropolitaine, les plus bas revenus se trouvent dans quatre types de territoires : les banlieues populaires de quelques grandes villes, notamment en Seine–Saint-Denis et dans la banlieue lyonnaise (les quartiers nord de Marseille n’apparaissent pas sur les cartes, car ils sont intégrés à la ville) ; les secteurs ruraux isolés (notamment dans le centre et le Languedoc Roussillon) ; les territoires désindustrialisés (principalement dans le nord-est de la France) ; et des communes situées au centre d’une aire urbaine moyenne. Ainsi, dans la banlieue lyonnaise, les trois communes pour lesquelles la médiane des revenus fiscaux par personne est la plus basse sont Vénissieux, Vaulx-en-Velin et Saint-Fons avec 15 000 à 16 000 euros par an. C’est exactement l’intervalle dans lequel s’inscrivent les communes de Béziers, Perpignan, Carpentras, Sedan, Forbach, Mulhouse, Lens, Calais ou Boulogne-sur-Mer. À Maubeuge, la médiane est encore plus basse avec 14 700 euros et à Roubaix elle se situe à peine au-dessus de 13 000 euros. Il y a donc bien une pauvreté hors des banlieues des grandes métropoles comme l’a souligné Christophe Guilluy [7], mais cette pauvreté ne se trouve pas d’abord dans les campagnes. Les secteurs ruraux pauvres ou les petites villes déshéritées ne doivent certes pas être négligés, mais leur poids démographique est nettement moins important que celui des centres des villes moyennes.
La faute à l’étalement urbain ?
Face à cette situation, on peut incriminer les mutations de l’industrie et la crise du fordisme, on peut aussi mettre en cause la concurrence de grandes métropoles qui capteraient toutes les richesses. Ces facteurs sont connus et jouent évidemment un rôle déterminant. Ils ne suffisent cependant pas à expliquer la situation et, plus particulièrement, pourquoi, dans une région donnée, les centres des villes moyennes sont les territoires les plus en difficulté. Bien souvent en effet, dans les aires urbaines dont la ville centre est en déclin, les communes des périphéries et notamment les communes périurbaines se portent relativement bien. On y trouve peu de ménages très aisés, mais les classes moyennes y sont bien représentées. La dynamique démographique est positive et les commerces installés dans les centres commerciaux périurbains sont généralement en meilleure santé que leurs homologues des centres [8]. Ainsi, Chaumont a perdu environ 15 % de ses habitants par rapport aux années 1970 quand plusieurs communes périurbaines voisines ont vu leur population multipliée par deux [9].
Comment expliquer ces divergences dans les trajectoires sociales, économiques et démographiques de communes plongées dans un même contexte économique et géographique ? L’étalement urbain, avec son cortège de zones commerciales entourées de vastes parkings, semble un coupable tout désigné. Cette thèse domine la littérature universitaire internationale et s’est imposée dans le débat public français [10]. Sont particulièrement mis en cause les acteurs de la grande distribution qui ont parsemé le territoire de centres commerciaux périphériques et périurbains, beaucoup plus facilement accessibles en voiture que les rues commerçantes des centres, et proposant un choix plus large et des prix plus bas. Face à cette concurrence, beaucoup de commerces des centres-villes baissent progressivement pavillon. Et de nombreuses familles préfèrent quant à elles quitter les appartements de ces centres aux attraits flétris pour gagner les maisons individuelles des périphéries.
Bref, la principale source des différences entre les centres des villes et leurs périphéries résiderait dans la domination d’un modèle de développement urbain basé sur l’habitat individuel, la mobilité automobile, les centres commerciaux et les zones d’activité. Ce modèle aurait vaincu celui proposé par des centres de villes où prédominent l’habitat collectif, les déplacements piétonniers et les petits commerces indépendants. L’explication est séduisante et n’est pas sans fondement. Il reste toutefois à expliquer pourquoi ce modèle a affaibli les centres des villes moyennes et pas ceux des grandes métropoles. Au cœur de ces dernières, le commerce de détail est loin de décliner. Il s’est même imposé comme un ressort de croissance pour la grande distribution.
La revanche des villages sur la ville
L’étalement urbain concerne de nombreuses villes dans de nombreux pays. Il n’est donc pas uniquement déterminé par les particularités institutionnelles françaises. Au demeurant, la fragmentation du tissu communal français joue un rôle important. L’intensité et la forme de l’étalement urbain sont en France très liées aux pouvoirs dont disposent les communes des banlieues résidentielles et du périurbain. En matière d’urbanisme, la France a longtemps suivi le chemin d’une décentralisation radicale, notamment avec les lois du début des années 1980 qui ont confié aux communes des compétences larges et nombreuses. La tendance ne s’est véritablement inversée qu’avec les lois dites Chevènement sur l’intercommunalité votées en 1999. Cette inversion reste laborieuse et même dans les grandes métropoles, où l’intégration politique des intercommunalités paraît la plus avancée, le pouvoir des maires reste déterminant [11].
La conséquence est qu’en France, la croissance spatiale des villes a été guidée principalement par l’addition de décisions prises à l’échelle de petites communes. Lorsque des communes rurales entrent dans l’orbite d’une ville, les intérêts des propriétaires fonciers pèsent souvent lourdement dans les politiques municipales. Ces propriétaires demandent l’ouverture des vannes de l’urbanisation pour tirer parti de la rente foncière (les bénéfices privés sont parfois colossaux). Mais très vite, les nouveaux habitants (les périurbains) deviennent majoritaires et décident de refermer plus ou moins complètement ces mêmes vannes pour préserver leur cadre de vie villageois ou campagnard. C’est ainsi qu’en France, environ neuf communes périurbaines sur dix comptent moins de 2 000 habitants et se présentent comme des villages. C’est ainsi également que les couronnes périurbaines se sont largement étendues, la demande de logement se reportant d’un village à l’autre, au fur et à mesure que les premiers installés parviennent à limiter l’urbanisation. Dans une aire urbaine moyenne de l’ordre de 100 000 habitants, il est courant de compter environ 70 communes périurbaines qui rassemblent au total environ 50 000 habitants.
À l’échelle de l’aire urbaine, la concurrence règne entre les communes pour la captation des ressources fiscales locales ou de l’attraction des ménages les plus aisés. Face aux villages périurbains, seuls les centres des métropoles les plus importantes peuvent véritablement résister et continuer à capter les classes moyennes, les commerces et les entreprises. Ces centres sont suffisamment bien dotés en équipements, services et aménités pour faire face à la concurrence des périphéries. Ils peuvent non seulement maintenir en place les ménages aisés, mais aussi les attirer (la gentrification des quartiers populaires en témoigne). Dans les villes plus petites, la donne est différente. Leur accès depuis les périphéries est relativement facile (à la différence de Paris ou Lyon où résider dans le périurbain implique un accès très contraint au centre avec des déplacements de plusieurs dizaines de minutes). En même temps, elles rassemblent moins de ressources distinctives, leur offre commerciale est souvent moins diversifiée et moins compétitive que celles des centres commerciaux périurbains. Parallèlement, une part de plus en plus importante des emplois des aires urbaines moyennes se trouve dans des zones d’activité périphériques. Du coup, résider dans la ville centre de ces aires a peu d’attraits pratiques. Cela en a d’autant moins que les logements proposés dans les villages périurbains, des maisons neuves avec jardin ou d’anciens corps de ferme rénovés, sont souvent plus attrayants, tant en termes de confort qu’en termes de prix.
Dans un tel contexte, les villes qui ont déjà des difficultés (liées à des mutations économiques, à une perte d’attractivité de leur région, etc.) peuvent perdre pied. Mulhouse par exemple, qui avec Roubaix a aussi été appelée le Manchester français, éprouve de grandes difficultés à trouver un second souffle après la désindustrialisation qu’elle a connue. Avec 15 400 euros de revenu fiscal médian par an, elle fait partie des villes moyennes les plus pauvres de France, alors que sa couronne périurbaine compte au contraire des communes parmi les plus aisées du pays. À moins de six kilomètres du centre de Mulhouse en direction de Bâle, se trouve Zimmersheim, une commune d’un peu plus de 1 000 habitants où le revenu fiscal médian dépasse 32 000 € par an (ce qui place la commune dans le dernier centile à l’échelle nationale). Le cas est extrême, en raison de la proximité de la Suisse, et à Béziers ou Perpignan par exemple les contrastes sociaux entre centres et espaces périurbains sont nettement moins marqués. Il n’empêche, dans la France périphérique, on est loin d’une domination des villes sur le périurbain ou sur les campagnes.
Un white flight à la française
La crise des villes moyennes a une dimension ethno-raciale marquée. D’un cas à l’autre, les situations varient beaucoup, mais comme dans les banlieues des grandes métropoles, certains cœurs de ville concentrent des populations noires ou d’origine turque ou maghrébine. On ne dispose pas de données statistiques précises sur le sujet, et il faut se contenter de données approximatives sur la population dite « immigrée » (définie par l’Insee comme « née étrangère à l’étranger »). Pour la moitié des villes de la liste dressée au début de cet article, la part de la population immigrée dépasse 13 %, soit un taux de moitié supérieur à la moyenne nationale de 8,9 %. Surtout, dans certains quartiers de Mulhouse, Forbach, Roubaix, Saint-Étienne, Blois ou Carpentras, les taux dépassent 35 % et sont similaires à ceux des communes les plus populaires de Seine–Saint-Denis. Certains de ces quartiers où se concentrent les immigrés sont des grands ensembles, mais d’autres, comme les alentours de la rue Franklin à Mulhouse ou Beaubrun à Saint-Étienne, sont des faubourgs du centre historique. Cette présence immigrée marque fortement l’image du centre de ces villes, notamment au travers des commerces, on y reviendra. Et elle est en fort contraste avec la situation des communes périurbaines où les taux évoluent quant à eux entre 1 et 3 %.
Les choix résidentiels sont des mécaniques complexes et dans un contexte où la résidence dans le périurbain est souvent mise en relation avec le vote Front national, il faut se garder des simplifications. Les corrélations ne sont pas causalité. Par ailleurs, tous les périurbains ne votent pas FN, loin de là, et on peut se mettre à l’écart des quartiers où se concentrent les immigrés pour bien d’autres raisons que le racisme. Il n’empêche, les mécanismes en cause rappellent fortement ce que des Nord-Américains ont appelé le white flight, que l’on peut traduire par « la migration des blancs ». Aux États-Unis, la suburbanisation est très liée à la séparation spatiale des « Noirs » et des « Blancs ». Le développement des banlieues s’est en effet accompagné d’une séparation des couches moyennes et aisées et des plus modestes qui, faute de moyens suffisants pour accéder à la voiture et à la propriété immobilière, restaient cantonnés dans les centres. La forte proportion de Noirs parmi les populations modestes et pauvres et l’hégémonie des Blancs parmi ceux qui s’installaient dans les périphéries expliquent que beaucoup d’observateurs et d’analystes aient parlé de white flight pour qualifier les migrations résidentielles vers les périphéries des villes. Certains ont même comparé la situation à une forme d’apartheid [12]. En effet, dans un pays où la fiscalité locale est une ressource essentielle pour l’action publique et où les redistributions entre collectivités territoriales sont faibles, l’exil des plus aisés a fait chuter les ressources des centres et des faubourgs. En même temps, ces derniers avaient de plus en plus besoin de fonds pour soutenir leurs populations pauvres (qui subissaient de surcroît la crise de l’industrie fordiste). Ces territoires centraux sont alors entrés dans une spirale de la déchéance, devenant de plus en plus délabrés au fur et à mesure que les périphéries pavillonnaires devenaient florissantes. Depuis les années 1990, la situation a évolué dans les grandes villes des États-Unis, mais beaucoup restent marquées par le white flight, ce qu’illustre notamment Détroit.
En France, l’idée d’une fuite des Blancs vers les périphéries a longtemps été peu présente dans le débat public. La situation a changé depuis quelques années, notamment sous l’impulsion de Christophe Guilluy [13]. Pour lui, la France périphérique est devenue terre d’accueil des « petits-blancs » chassés des centres des grandes métropoles par les ménages les plus aisés et fuyant les banlieues où se concentrent les ménages immigrés. Cependant, appliquée à la France périphérique telle qu’elle vient d’être caractérisée, cette analyse obscurcit la réalité plus qu’elle ne l’éclaire. Les ménages de classes moyennes, blancs pour l’essentiel, ne sont pas chassés des centres, ils préfèrent habiter ailleurs.
Tous ne partent pas il est vrai, parce que l’attachement à la ville et à son logement reste fort, parce qu’il y a encore des quartiers résidentiels où se trouvent des maisons bourgeoises, parce que le centre historique conserve encore quelques attraits. Parmi ceux qui restent, certains acceptent mal la coexistence avec la population immigrée. Un des ressorts de la poussée du Front national dans les villes moyennes réside d’ailleurs là. Une partie des crispations se cristallise sur l’évolution des commerces, avec certaines rues où la présence de commerces africains, asiatiques ou maghrébins est très forte. Dans les centres des grandes villes, on y voit souvent la manifestation d’une ouverture sur le monde. Dans les villes moyennes en difficulté, la chose est plus rarement vue positivement. Dans un tract distribué à l’occasion des élections municipales de 2014, Louis Alliot s’engageait entre autres à « exercer son droit de préemption en rachetant les commerces à la vente pour éviter la “kebabisation” de Perpignan ».
Quoi qu’il en soit, de nombreuses villes moyennes perdent de leur attrait et font face à un white flight à la française, vers les couronnes périurbaines. Les inégalités territoriales engendrées par ces dynamiques résidentielles sont certes moindres en France qu’aux États-Unis. En France en effet, les ressources fiscales locales déterminent moins la qualité des services et équipements publics (les enseignants sont rémunérés par l’État par exemple, ce qui n’est généralement pas le cas aux États-Unis). Au demeurant, l’impact n’est pas négligeable. Comme l’explique bien Olivier Razemon [14], les politiques de transports s’en ressentent : les ménages des périphéries, dont la mobilité est essentiellement automobile, sont très réservés face aux projets de développement des transports collectifs ou aux aménagements favorables au vélo. Dans des contextes où, comme on va le voir, le périurbain est devenu un acteur politique important, cette position pèse lourd. Les investissements dans les réseaux de transports collectifs font donc défaut. La qualité de l’offre baissant, la fréquentation diminue, ce qui réduit le soutien politique au financement du réseau. Un cercle vicieux s’engage.
Des campagnes périurbaines qui prennent le pouvoir
Dans les grandes métropoles, le pouvoir politique des territoires périurbains reste limité. Avec leur poids démographique et économique écrasant, les villes centres et leurs banlieues dominent largement les couronnes périurbaines. Dans la métropole du Grand Paris qui vient d’être créée par exemple, le périurbain n’est pas vraiment un sujet de préoccupation (ce que l’on peut d’ailleurs regretter). Il en va tout autrement dans les aires urbaines des villes moyennes, où le pouvoir politique du périurbain est loin d’être négligeable. Dans ces aires moyennes, la population périurbaine est souvent proche de celle de l’agglomération, elle la dépasse même régulièrement. En outre, si les communes périurbaines sont petites, elles sont très nombreuses, ce qui fait beaucoup d’élus pour les représenter.
Le cas de Mulhouse (où le poids démographique de la couronne périurbaine est plutôt moindre que dans d’autres villes de taille similaire) illustre bien l’état possible des rapports de forces. Jusqu’à l’année dernière, le conseil de la communauté d’agglomération était présidé par Jean-Marie Bockel, personnalité politique importante, maire PS de Mulhouse entre 1989 et 2010. Toutefois, sous l’impulsion des lois récentes, la communauté d’agglomération a été élargie. Elle est passée de 16 communes à 33 en 2009 puis 39 communes en 2017, dans une aire urbaine qui en compte 65. À la faveur de cette évolution, la présidence de Mulhouse Alsace Agglomération est passée entre les mains du maire de Berrwiller, une commune périurbaine de 1200 habitants dont le revenu fiscal médian est 60 % plus élevé qu’à Mulhouse et où la part de la population immigrée ne dépasse pas 1,3 %… Et ce choix n’a pas été consensuel puisque le maire de Mulhouse s’y est publiquement opposé, déclarant notamment dans la presse : « La vérité, c’est que des représentants de communes riches ne souhaitent plus payer pour les pauvres ». Cette prise de pouvoir par le périurbain est encore loin d’être généralisée, mais le cas de Mulhouse n’est pas isolé : au Puy-en-Velay, la présidence de la communauté d’agglomération est exercée par le maire de Chaspuzac, commune de moins de 800 habitants.
Les élus des centres des villes moyennes n’ont évidemment pas encore perdu toute leur influence, mais ils doivent compter avec les élus des villages périurbains. De plus en plus, ils doivent faire des compromis avec leurs homologues périurbains. De ce point de vue, les injonctions à la lutte contre l’étalement urbain, et les condamnations moralisatrices qui l’accompagnent généralement, sont contreproductives. Elles font du périurbain un coupable, un ennemi. Or, entre ennemis, il est toujours difficile de collaborer. Un discours reconnaissant au périurbain un droit à exister semble plus adapté, du moins si l’on souhaite favoriser la complémentarité plutôt que la concurrence entre centres et couronnes périurbaines.
Beaucoup s’offusquent face à une telle idée, avec des interrogations qui sont autant d’accusations : comment peut-on continuer à laisser galoper l’étalement urbain, l’artificialisation des terres agricoles, et la dépendance automobile ? De telles questions posent mal le problème. Il convient de sortir du débat binaire pour ou contre l’étalement urbain. Les périphéries des villes existent, les villages périurbains sont là, il ne s’agit plus de s’interroger sur leur légitimité à être, mais de réfléchir à l’amélioration de l’existant. Et dans ce domaine beaucoup peut être fait. Au regard des exigences du développement durable, les villages périurbains ont même quelques atouts que les villes n’ont pas : pour développer de nouvelles alliances entre villes et campagnes, autour des circuits courts par exemple. Par ailleurs, pour peu qu’on s’en donne les moyens, les déplacements en vélo ou le covoiturage peuvent largement se développer. Bref, le périurbain peut être un territoire durable [15].
Une telle reconnaissance politique du périurbain paraît d’autant plus justifiée qu’il réactive un vieux rêve d’urbaniste, marier les avantages de la ville et de la campagne [16]. D’un côté, la périurbanisation contribue à la revitalisation des villages et des bourgs des campagnes proches des villes. D’un autre côté, dans les villes moyennes qui perdent des habitants, les services et les équipements peuvent se maintenir en partie parce que les villages alentour sont attractifs et dynamisent l’aire urbaine. Il s’agit donc moins de mettre en cause la périurbanisation que d’en tirer les conséquences politiques, pour la cohésion des territoires notamment. Les équipements et les services des centres doivent être financés par ceux qui les utilisent, les périurbains donc. Et ces derniers ne doivent pas s’affranchir de leur devoir de solidarité à l’égard des plus modestes qui, comme on l’a vu, résident essentiellement dans les centres.
Pour terminer cette brève analyse, reprenons le tableau général. La vieille dichotomie entre campagnes et villes n’est plus opérante. Les unes et les autres se sont entremêlées au travers de la périurbanisation : on peut vivre dans un village et être un citadin. Cette évolution est encore mal comprise et conduit aux propos cités en introduction. Certes, il y a bien en France des métropoles qui dominent politiquement et économiquement le reste du territoire français et dans lesquelles se concentrent les catégories sociales les plus aisées. Mais ces métropoles ne sont pas les villes. Elles sont tout au plus une douzaine dans un pays qui compte plus de 240 villes dotées d’au moins 10 000 emplois. La France qu’il est devenu commun de qualifier de « périphérique » ne se réduit donc pas à des campagnes. Mieux, dans cette France, les territoires qui tirent le mieux leur épingle du jeu sont en large part des communes périurbaines, communes qui, répétons-le, sont en très large majorité d’apparence campagnarde. Les territoires en crise sont quant à eux avant tout des cœurs de ville, des territoires très urbains.
Ces territoires ne sont pas sans atouts, et ne sont pas condamnés à la crise [17]. Tout dépend bien sûr des dynamiques régionales (être proche de la Suisse ou dans une région touristique n’offre pas les mêmes atouts que d’être au cœur d’un territoire en désindustrialisation), mais de nombreuses villes montrent que le déclin n’est pas inéluctable. Même les centres les plus en difficulté conservent des attraits et disposent de ressources importantes. Reste à favoriser et à encourager les dynamiques positives (y compris dans le registre de la décroissance). Et pour cela, il faut poser les bons diagnostics.