Recensé : Peter A. Hall, Michèle Lamont (eds.), Social Resilience in the Neoliberal Era, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, 396 p.
Tout en étant sous bien des égards un prolongement de Successful Societies : How Institutions and Culture Affect Health (2009), ce nouveau livre coordonné par Peter Hall et Michèle Lamont propose, à l’aide de la notion de résilience sociale, une interprétation des diverses manières dont les acteurs, individuels ou collectifs, ont résisté à un ensemble de changements qui ont eu lieu dans le monde depuis plusieurs décennies et que les auteurs associent à l’ère néolibérale. Une problématique que l’ouvrage étudie, au travers d’une douzaine de chapitres, dans divers domaines et divers pays.
résilience sociale et néolibéralisme
La notion de résilience sociale est la boussole de ce travail collectif. Elle renvoie à une expérience de bien-être individuel et sociétal, à la capacité des acteurs à mener une « bonne vie », grâce aux manières dont ils parviennent à faire face aux changements amenés par le néolibéralisme. Cette capacité dépend, comme l’explicitent dans l’introduction Hall et Lamont, d’un ensemble de ressources institutionnelles et culturelles permettant aux individus de mener une vie pleine, ce qui inclut des critères de santé physique et psychologique, de ressources matérielles et un sens de la dignité. Autant dire que ce ne sont pas les capacités personnelles des individus à faire face aux changements sociaux qui sont à la base de cette version de la résilience sociale, mais les ressources collectives qui sont à leur disposition. C’est une des perspectives centrales du livre : la totalité des textes réunis s’insurge contre les versions réduisant la résilience à la seule « force » interne des individus, et propose de l’interpréter à partir d’un ensemble de supports sociaux et de répertoires culturels. Cette caractérisation permet de présenter de manière conjointe des travaux articulant des dimensions micro, macro et méso. Mais elle permet surtout aux auteurs de prendre des distances avec l’idée d’une imposition homogène du néolibéralisme, en soulignant la diversité des réponses.
Quatre grandes dimensions sont abordées, correspondant aux quatre grandes parties de l’ouvrage : les effets du néolibéralisme au niveau de régimes politiques (première partie) ; les sources sociales de la résilience au niveau individuel (deuxième partie) ou macro social (troisième partie) ; enfin, une dernière et quatrième partie est consacrée aux rôles spécifiques des communautés et des organisations dans le travail de résilience.
Le premier texte, co-écrit par P.B.Evans et W.H.Sewell, Jr., donne la charpente analytique de ce que l’ouvrage entend par néolibéralisme, un phénomène associant une théorie économique, une idéologie politique, une philosophie des politiques publiques, enfin, un imaginaire social. Si les deux premiers points, largement associés au primat du marché, sont fort connus, les deux derniers soulignent des aspects parfois insuffisamment accentués. En effet, le néolibéralisme est indissociable d’un nouveau paradigme de politiques publiques (dans lesquelles les dispositifs d’évaluation ont un rôle central) et il est parvenu à imposer un imaginaire faisant de la figure de l’individu entrepreneur de soi-même le socle d’une vision particulière de la liberté. Ces politiques ont souvent conduit à une concentration du pouvoir économique autour des grandes corporations, sans pour autant avoir les conséquences escomptées en termes de croissance économique (et ceci tout autant aux États-Unis qu’en Europe, pp.46-47).
En fait, le néolibéralisme, et c’est tout l’intérêt de ce premier texte de cadrage, qui anticipe sur les autres, a connu des trajectoires régionales très différentes. En Amérique du Nord, il a participé activement à l’augmentation du pouvoir des grandes corporations financières, via des politiques fiscales ; en Europe, les États-providence ont su globalement, et jusqu’à très récemment, résister, tout en connaissant des infléchissements importants à la suite de la mise en œuvre de nouveaux principes de politiques publiques à l’instigation de l’UE ; en Amérique latine ou dans l’Est-asiatique, les résultats et les modalités du néolibéralisme sont très différents, et d’autant plus intéressants que si la première zone a suivi les grands préceptes du néolibéralisme, la seconde s’en est fortement éloignée, accordant un rôle majeur à l’État dans le développement industriel.
Ce cadre historique et cet ensemble disparate de transformations une fois rappelés au niveau international, les chapitres du livre reviennent sur les manières dont les diverses sociétés ou acteurs ont pris et repris les discours ou les injonctions néolibérales, les adaptant et les transformant en fonction des situations. Dans bien des contextes nationaux, les résultats des politiques néolibérales, comme l’évoque le texte de J. Jenson et R. Levi, n’ont pas vraiment conduit à une contraction de la dépense publique, mais plutôt à de nouveaux choix au profit de nouveaux bénéficiaires, dessinant ainsi de nouvelles frontières entre winners et losers ; un aspect bien souligné également dans les nouvelles insécurités engendrées par le néolibéralisme, que le texte de J. R. Dunn aborde à partir de la question du logement (les différentes mesures prises pour faciliter l’accès à la propriété ont engendré à la fois de la sécurité – résidentielle et ontologique – pour certains et de nouvelles formes de précarisation financière pour bien d’autres).
De même le scénario néolibéral, intronisant l’individu, a non seulement favorisé le modèle de l’acteur entrepreneur de soi mais a aussi engendré l’extension de nouveaux usages des Droits humains, et surtout permis l’affirmation de politiques de citoyenneté multiculturelles – comme le signale W. Kymlicka dans son texte – à équidistance des anciennes préoccupations d’égalité sociale ou d’identité nationale. Il a également, à partir de différents répertoires culturels propres aux diverses sociétés nationales, produit une large panoplie de résiliences sociales envers la discrimination, comme le montre le texte de M. Lamont, J. S. Welburn et C. M. Fleming : si la tendance des Afro-américains à accepter des explications individualisées des inégalités sociales augmente, leur capacité à faire valoir leurs droit au nom des scripts de concurrence et de la réalisation de soi s’accroît en même temps. Autrement dit : le néolibéralisme, d’un côté, facilite une intériorisation individualisée des inégalités sociales en tant qu’échec personnel, tout en encourageant une sensibilité élargie vis-à-vis des discriminations et de l’égal accès à la concurrence. Dans un sens proche, L. S. Song Hing montre comment les préjugés inter-ethniques et raciaux, loin d’avoir disparus sous l’effet des valeurs du mérite et de la concurrence, se sont transformés dans de nouvelles modalités à la fois implicites et explicites. Et d’ailleurs, si le néolibéralisme a favorisé l’expansion de logiques de benchmarking (étalonnage des performances) et d’évaluation au niveau des politiques publiques, il a aussi fini par engendrer des préoccupations croissantes pour la cohésion sociale et de nouvelles politiques publiques envers les enfants ou leur développement initial (voir le texte de C.Hertzlab et A.Siddiqi), favorisant une coresponsabilité entre l’État et les familles, plutôt qu’une responsabilisation unilatérale des individus.
En s’intéressant aux effets du néolibéralisme sur les opinions économiques et sur la justice dans divers pays développés, mais aussi sur les différentiels de revenu et de bien-être entre classes sociales, L. Barnes et P. Hall, soulignent la permanence des attitudes en faveur de la solidarité sociale et envers la responsabilité des gouvernements dans le bien-être des citoyens et même dans la réduction des inégalités.
Une approche complexe du néolibéralisme
Quant aux différences de résilience sociale observables entre les pays, elles sont particulièrement bien illustrées à travers les comparaisons au niveau de la santé publique entre les États-Unis et le Canada (D.Keating, A.Siddiqi, Q.Nguyen). En dépit de la mise en place d’un programme néolibéral à bien des égards commun aux deux pays, le Canada – chiffres à l’appui – témoigne d’une plus grande résistance à ses principes, suite à une gestion plus pragmatique des réformes, mais aussi en raison de sa tradition politique et économique, comme le souligne également G. Bouchard lorsqu’il montre ce que la résistance du Québec au néolibéralisme doit à ses anciens mythes nationaux et à la force de son imaginaire de la cohésion sociale. C’est également la capacité des sociétés à mobiliser et à réinventer d’anciennes institutions pour faire face aux changements qui est au cœur du texte de A. Swidler, et de son étude de cas sur les usages de la chefferie dans le monde rural Malawi. Plutôt qu’une simple substitution au profit des nouvelles institutions néolibérales, elle constate une réinvention de la chefferie dans ses capacités à engendrer des biens collectifs, à être une solution aux conflits et à l’hétérogénéité culturelle. Enfin, le dernier texte de M. Ancelovici montre, à partir du cas français, le différentiel de résilience que les organisations syndicales – la CGT et la CFDT – ont pu avoir ces dernières décennies, à l’aide de différents scripts politiques, face à l’extension du néolibéralisme.
En résumé, l’ouvrage défend, avec conviction une thèse : le déploiement du néolibéralisme depuis 40 ans ne prend pas la forme d’un programme unique et homogène, mais, au contraire, il se décline dans un grand nombre de stratégies en fonction justement des différentiels de résilience sociale des acteurs. Ce constat à en suivre le livre, serait tout aussi vrai en ce qui concerne les transformations que le néolibéralisme a introduites dans la vie des individus, à la suite des politiques d’individualisation des risques et des récompenses, qu’au niveau des organisations et des sociétés. La conclusion est ferme : la résilience sociale apparaît comme une capacité fort générale des individus et des sociétés face aux changements, par conséquent le néolibéralisme n’est plus à considérer comme une idéologie dominante façonnant de manière globale les rapports sociaux et les esprits, mais devient, lui-même, une doctrine soumise à résistance et à réinterprétation.
L’un des principaux mérites de l’ouvrage est donc de proposer un droit d’inventaire complexe du néolibéralisme. À la différence de tous ceux qui formulent des condamnations à l’emporte-pièce, ou au contraire des éloges idéologiques, le livre étudie, preuves à l’appui, le caractère parfois émancipateur, parfois bien plus sombre du néolibéralisme, dans des domaines aussi divers que la santé, la justice, le travail, la reconnaissance de la différence, les droits humains ou sociaux.
Si on ne peut que suivre cette conclusion majeure du livre, en revanche, la notion même de résilience sociale, pourtant maintes fois définie tout au long de l’ouvrage par les différents auteurs, reste cependant floue dans ses significations. Elle opère parfois comme une dimension normative d’évaluation et de jugement, tandis qu’à d’autres moments, elle ne semble être qu’un outil descriptif. Mais surtout, et c’est la principale difficulté analytique, la résilience devient presque un synonyme de toutes les capacités plurielles que les acteurs – individuels et collectifs – mobilisent pour affronter les changements. C’est pourquoi des discussions croisées portant sur les usages des notions de « supports » ou même de « care » (dans le versant donné par J.Tronto), voire avec certains développements de la notion d’« agency » et de « capital social », auraient été le bienvenues ; elles auraient sans doute permis aux auteurs de mieux caractériser, par comparaison et contraste, les spécificités de leur définition de résilience sociale.