Recensé : Ana Antić, Therapeutic Fascism. Experiencing the Violence of the Nazi New Order in Yugoslavia, Londres, Oxford University Press, 2017, 262 p.
Percutante et intrigante, l’expression de « fascisme thérapeutique » n’en est pas moins opaque et déroutante. L’expression fait avant tout référence à l’Institut de rééducation obligatoire des jeunes de Smederevska Palanka qui accueille 1 270 hommes et femmes en deux ans, de septembre 1942 à octobre 1944, en Yougoslavie. Installé dans un ancien camp pour prisonniers politiques, cet Institut est créé par le gouvernement collaborationniste du général Milan Nedić pour rééduquer les lycéens et étudiants ayant rejoint le mouvement communiste : sous la houlette de Josip Broz Tito, celui-ci représente la première force de résistance au nazisme et aux gouvernements collaborationnistes. Mais le livre est loin de se limiter à l’étude de l’activité de l’Institut. Son propos est indéniablement plus large : il s’emploie à saisir l’impact de la guerre sur la psychiatrie comme sur la société yougoslaves. Il n’est évidemment pas possible de généraliser les conclusions relatives à la population hospitalière, mais A. Antić parvient à tout le moins à révéler les tensions qui traversent la société dans les années 1940. Ainsi, si l’histoire de l’occupation est traitée à travers la psychiatrie, l’histoire de la psychiatrie permet une lecture originale de l’occupation.
Instauré en 1929, le Royaume de Yougoslavie est une monarchie absolue qui succède au Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, monarchie constitutionnelle apparue au lendemain de la Première Guerre mondiale, en 1918. En avril 1941, le Royaume de Yougoslavie est envahi par les forces de l’Axe après avoir rejeté une offre d’alliance du IIIe Reich. Démembré, il est occupé par l’Allemagne, l’Italie, la Hongrie et la Bulgarie. Le IIIe Reich installe aussi deux États à sa botte : l’État indépendant de Croatie et le Gouvernement de salut national de Serbie. Tous deux mènent une politique systématique d’extermination des Juifs et massacrent impitoyablement les populations jugées étrangères comme les opposants politiques.
Pour mener à bien sa belle recherche, A. Antić a mobilisé des sources variées : imprimés, archives, entretiens et dossiers de patients. Ces derniers proviennent de six hôpitaux, dont les deux plus anciens et plus importants de Yougoslavie : l’hôpital mental de Belgrade et l’hôpital pour les maladies nerveuses et mentales Vrapče de Zagreb. 949 cas ont été explorés par A. Antić pour la période comprise entre 1929 et 1946. L’ouvrage s’ouvre sur des réflexions méthodologiques sur l’analyse des dossiers de patients, des documents complexes en raison des multiples objectifs qu’ils doivent satisfaire : en plus d’être des instruments de communication entre les membres d’une équipe médicale, ils constituent un moyen pour la hiérarchie de contrôler le déroulement de la prise en charge. Prenant au sérieux leur contenu, A. Antić défend une approche inspirée des études littéraires, qui « déconstruit et interprète ses éléments narratifs par une lecture attentive » (p. 30). Elle montre alors combien les changements dans la structure et le style des dossiers renvoient aux transformations plus générales en psychiatrie et dans la société – ne serait-ce parce que les psychiatres interrogent tout le long du conflit les patients sur leur orientation politique.
Une approche renouvelée de la maladie mentale
En Yougoslavie, le processus tardif de spécialisation de la psychiatrie n’aboutit pas avant le début des années 1920. Les principaux psychiatres yougoslaves de l’entre-deux-guerres sont formés dans les meilleurs universités et centres de recherche en Europe, ce qui leur assure une bonne intégration dans les milieux professionnels d’Europe centrale. Au sein du Royaume, ils se posent en éducateurs à même de réformer « l’esprit de la nation » ; en effet, à des fins de progrès social et national, ils veulent promouvoir l’hygiénisme. Ce formidable défi politique se heurte toutefois à leur conception des maladies mentales : le paradigme biologique, en ce qu’il pose la nature innée des troubles, restreint les possibilités thérapeutiques et de réforme sociale. Les psychiatres ne peuvent ainsi véritablement participer au développement de la santé publique et peinent à imaginer des mesures de prévention des troubles psychiques. Par conséquent, ils nourrissent une grande frustration.
À la faveur de la guerre s’opère toutefois un changement de paradigme. Confrontés dans le quotidien des hôpitaux aux victimes des répressions et des violences de masse, les psychiatres sont conduits à reconsidérer leurs postulats théoriques et pratiques. Malgré la nazification à laquelle est soumis leur milieu professionnel, ils développent l’idée de traumatisme psychique, renouvellent leur compréhension des troubles et changent la prise en charge. Se produit en Yougoslavie ce qui s’était déjà passé en Russie lors de la guerre russo-japonaise de 1904-1905 ou en France pendant la Première Guerre mondiale, à savoir la prise en compte des facteurs sociaux dans la maladie et l’émergence d’un modèle psychodynamique selon lequel le psychisme peut connaître des changements sous l’influence de facteurs internes et externes [1]. D’après A. Antić, l’analyse des dossiers de patients est particulièrement éclairante de ce point de vue. Elle montre qu’avant la fin de la guerre les troubles sont repensés de manière à intégrer l’expérience du patient et le poids de l’environnement. Ainsi de la schizophrénie dont les psychiatres, tout en continuant à affirmer sa nature biologique, reconnaissent désormais qu’elle peut être déclenchée par des facteurs sociaux.
Une profonde confusion politique et morale
Les personnes internées l’ont été parce qu’elles sont jugées incapables d’occuper leur fonction au sein du corps social. L’examen de leur dossier renseigne sur la manière dont la violence s’est généralisée à l’ensemble de la société et a affecté les vies de chacun. La peur et le sentiment d’insécurité ont été tels qu’ils habitent encore longtemps les patients : les psychiatres hospitaliers les traitent comme des symptômes de leur trouble. Mais les récits de patients informent également sur la situation politique en Yougoslavie pendant la guerre.
A. Antić fait ressortir deux traits. Le premier est la confusion politique dans laquelle se trouvent les personnes internées. Prendre position n’est pas chose aisée en raison d’une configuration politique et militaire particulièrement complexe, mais aussi du fait des conséquences encourues par les individus et leurs proches à un moment où le danger est omniprésent. Un nombre significatif d’internés de l’hôpital Vrapče de Zagreb évoque ainsi une relation ambiguë avec les résistants communistes. Car, s’il n’est pas rare que les paysans de Bosnie et de Croatie leur viennent en aide, les représailles des résistants à l’endroit de ceux qui sont suspectés de collusion avec le régime suscitent la crainte. La désorientation politique n’est toutefois en rien l’apanage du peuple : elle existe aussi du côté des collaborationnistes qui, soucieux de servir le régime mais sceptiques quant aux moyens mis en œuvre, sont traversés de conflits intérieurs.
Le second trait est l’incapacité d’une partie des patients engagés aux côtés de l’un des partis politiques – fasciste ou communiste – à décrire sa doctrine et ses valeurs. Les membres des escadrons de la mort et de l’armée croates, loin d’être tous disciplinés, loyaux et nourris d’idéologie, sont nombreux à être apeurés et politiquement ignares. Pour A. Antić, les dossiers d’internés révèlent donc on ne peut plus clairement que les États croate et serbe ne sont pas parvenus à transformer la conscience politique de leurs citoyens.
L’échec du façonnement de la psyché
Confrontés à la résistance communiste, les autorités et les intellectuels collaborationnistes en viennent à définir les sympathies et les penchants communistes comme une pathologie mentale. Or pareille interprétation est porteuse d’une vision fondamentalement pessimiste de la société et de l’état dans laquelle elle se trouve. Car si les troubles mentaux sont d’origine biologique et héréditaire alors l’engagement en faveur du mouvement communiste est prédéterminé, et si de surcroît le nombre de jeunes qui le rejoignent est considérable alors la majeure partie du corps social s’avère malade. Remettant en cause le paradigme biologique, les psychiatres collaborationnistes mettent l’accent à partir de 1942 sur les idées de traumatisme et de vulnérabilité psychologique. Le communisme reste pensé comme la manifestation d’une maladie mentale, mais il ne l’est plus comme une pathologie dégénérative. Envisagé désormais en terme psychogénique, il devient curable grâce à une éducation appropriée et une psychothérapie. Aussi les psychiatres proposent-ils la création d’un Institut de rééducation à destination des jeunes ayant rejoint les Jeunesses communistes : sa mission doit être de les persuader de leur erreur et les soigner. Pour A. Antić, l’ouverture de l’Institut en mai démontre très bien comment :
les réalités de l’époque de la guerre ont transformé – voire révolutionné – les conceptions dominantes sur la psychologie humaine et la nature humaine au-delà du cercle restreint de la profession psychiatrique. Ainsi, les fascistes serbes ont commencé à définir la psyché humaine comme intégralement constituée par des facteurs et des influences sociales. (p. 144)
L’éducation se trouve au cœur de l’activité de l’Institut. D’une durée de 6 mois à 1 an, le cursus propose des enseignements généraux et des cours d’éducation politique. Les enseignants appellent par ailleurs les internés à participer à toutes sortes d’activités extrascolaires : ils pensent que leur inclusion dans un collectif est une étape capitale de leur rétablissement. La section d’art dramatique se montre particulièrement active, avec la mise en scène d’œuvres du répertoire classique comme de pièces originales, si bien qu’elle acquiert vite une belle notoriété. Il arrive que la bienveillance des enseignants se heurte à la résistance d’internés, de l’infraction au code vestimentaire à la prise de contact avec des unités communistes. En pareil cas, ils n’hésitent pas à les sanctionner, voire à les menacer de mort.
Avec l’avancée du conflit, tandis que la situation des autorités collaborationnistes se fragilise, la discipline se dégrade au sein de l’Institut. Aussi sa direction décide-t-elle d’instaurer une « forme de régime militaire » en janvier 1944. Tous les éléments qui nuisent à la discipline sont isolés et ceux qui n’expient pas publiquement leur faute sont envoyés dans le camp de concentration de Banjica. À l’issue de ses deux ans d’existence, quels sont finalement les résultats obtenus par l’Institut ? A. Antić avance le chiffre de 104 personnes ayant volontairement rejoint l’une des organisations collaborationnistes anticommunistes. Elle parle pourtant d’un échec de l’entreprise de rééducation. La principale preuve en serait justement la progressive dégradation de la discipline et le recours à des mesures punitives.
La « maladie infantile » du socialisme
À la fin de la guerre, les partisans communistes connaissent une épidémie de névrose hystérique : ils sont plusieurs milliers à en être victimes. Semblent particulièrement touchés ceux auxquels la hiérarchie du Parti communiste a confié des responsabilités, alors qu’ils n’étaient a priori pas préparés à les assumer du fait de leur faible instruction et de leur immaturité politique. Ce trouble les rend dorénavant inaptes au service militaire et à toute activité politique et idéologique. Les psychiatres se montrent divisés quant à l’interprétation à en donner. En découle une dispute qui réactualise le clivage entre tenants du modèle biomédical et porteurs de l’approche psychodynamique : quand les premiers parlent d’oligophrénie et de simulation, les seconds évoquent un conflit intérieur entre la volonté de sauver sa vie et le désir d’accomplir son devoir. La controverse fait progressivement émerger la psychanalyse en tant que principal cadre d’analyse et de traitement de l’« hystérie des partisans ».
Comme le met en avant A. Antić, les psychiatres expriment leurs inquiétudes quant aux bouleversements liés à la révolution socialiste et alertent des dangers de la formation d’une élite issue des rangs de la résistance. Présentant la mobilité sociale comme une source d’instabilité, ils formulent des solutions pour limiter le risque d’anomie. Ainsi, face à ce qu’ils décrivent comme une « maladie infantile » du socialisme, ils promeuvent des mesures d’éducation et de prophylaxie sociale. D’une catégorie psychiatrique et médicale, l’hystérie des partisans devient alors l’un des problèmes politiques et idéologiques majeurs de l’immédiat après-guerre. Les psychiatres se présentent comme en mesure d’aider la population à s’adapter aux circonstances nouvelles et réaffirment la prétention à participer au développement social et national qui était la leur dans l’entre-deux-guerres. Contrairement au paradigme biologique de l’époque, l’approche psychodynamique est porteuse d’une vision optimiste de la société et de son évolution future.
A. Antić a écrit un livre riche et foisonnant. Elle aurait sans doute gagné à mieux faire ressortir les lignes force de sa démonstration. Mais ce n’est pas le moindre de ses mérites que d’être parvenue à montrer si précisément l’imbrication du médical et du politique et la façon dont leur rapport se configure au cours du temps. De ce point de vue, l’Institut de Smederevska Palanka est une expérience unique qui met en œuvre des propositions issues de la psychiatrie pour transformer les individus et les convaincre du bien-fondé des orientations du gouvernement collaborationniste. Or cette expérience constitue à divers égards la matrice d’où émerge la psychiatrie socialiste : si son approche rejoint celle que les psychiatres soviétiques avaient défendue pendant l’entre-deux-guerres, elle s’éloigne du paradigme physiologiste (fondé sur la théorie des réflexes développée par Ivan Pavlov) qu’ils portent à partir des années 1950 [2].