Essai Politique

La proportionnelle : une urgence démocratique


par & , le 16 décembre


L’adoption du mode de scrutin proportionnel apparaît aujourd’hui, selon deux politistes, comme une condition nécessaire pour redonner à la démocratie française la capacité de renouer avec des gouvernements représentatifs, stables et opérationnels.

La France est dans une impasse politique : les majorités se défont aussi vite qu’elles se forment, les institutions peinent à gouverner au point qu’adopter une loi de finances relève désormais de l’exploit, et la confiance des citoyens dans les institutions, les partis et leurs dirigeants atteint des niveaux historiquement bas. Si les facteurs de cette paralysie sont multiples, une clé du problème se trouve au cœur même de notre architecture institutionnelle : dans la logique majoritaire propre à la Ve République, de plus en plus inadaptée à un pays profondément divisé. Conçu pour organiser l’affrontement de deux camps, le système électoral majoritaire cristallise ce décalage. Cet ensemble de règles fixant qui peut voter, comment les votes sont exprimés et surtout comment ils se traduisent en sièges, pèse lourd dans la composition de l’Assemblée nationale, la formation des gouvernements et la manière même de gouverner. À l’heure où gouverner est devenu si difficile, le système électoral mérite donc toute notre attention.

Dans cet article, nous revenons sur les arbitrages à l’origine du choix d’un mode de scrutin majoritaire pour la Ve République. Nous rappelons le contexte dans lequel les effets de distorsion et d’exclusion inhérents à ce modèle ont été assumés au nom de l’aspiration à favoriser des majorités nettes et stables. Plus de six décennies plus tard, non seulement ces objectifs ne sont plus atteints, mais les distorsions de la représentation se sont aggravées. Le scrutin majoritaire, conçu pour garantir la stabilité, alimente désormais la fragmentation, l’incertitude et la défiance. Nous montrons dans les pages qui suivent comment cette logique, autrefois facteur d’efficacité, est devenue source d’impuissance politique et pourquoi l’adoption du mode de scrutin proportionnel apparaît aujourd’hui comme une condition nécessaire pour redonner à la démocratie française la capacité de renouer avec des gouvernements représentatifs, stables et opérationnels.

La stabilité avant la représentation : les fondements du compromis institutionnel de 1958

Pour comprendre la nature du blocage actuel, il faut revenir à la manière dont nos institutions ont été conçues. En 1958, la Ve République est née d’une volonté claire : mettre fin à l’instabilité chronique de la IVe République et redonner à la France des majorités capables de gouverner. Inspirée par le rejet du “régime d’assemblée” (Le Pillouer 2004) de la IVe République, la constitution de 1958 fut conçue dans l’objectif de dépasser les divisions qui avaient miné le régime précédent et l’avait conduit au bord de la guerre civile. Il s’agissait de doter le pays d’un exécutif stable et capable d’impulser une direction politique claire. À cette fin, les artisans de la Ve République ont profondément rééquilibré les pouvoirs en faveur de l’exécutif et placé la fonction présidentielle au cœur du dispositif, faisant du chef de l’État la clé de voûte du nouveau régime – un rôle encore renforcé depuis qu’à partir de 1965, le président est élu au suffrage universel direct.

Le choix du mode de scrutin procédait de la même logique. Comme l’a montré le politiste espagnol Carles Boix (1999), le choix d’un système électoral n’est jamais neutre, mais endogène, c’est-à-dire façonné par les intérêts des acteurs en place qui tendent à modifier les règles du jeu de manière à consolider leur position. En 1958, tout en affichant leur volonté de corriger les défauts attribués à la IVe République et à son système proportionnel [1], les fondateurs de la Ve ont assumé de structurer durablement la compétition politique autour d’une logique majoritaire centrée sur la figure présidentielle et favorable à la stabilisation du camp gaulliste face à une gauche alors fragmentée. Le mode de scrutin majoritaire à deux tours adopté pour les législatives était parfaitement calibré pour atteindre ces objectifs. Tout système électoral suppose en effet un compromis entre deux aspirations contradictoires : représenter la diversité des électeurs le plus fidèlement possible et dégager des majorités stables capables de mettre en œuvre un programme gouvernemental. La formule retenue donnait clairement la priorité au second objectif par rapport au premier, favorisant la formation de majorités nettes à l’Assemblée et la cohérence de l’action gouvernementale.

On connaît en effet les effets puissants qu’ont les systèmes électoraux sur le jeu politique. Maurice Duverger (Duverger et Goguel 1950) puis d’autres (voir la revue de Blais et Massicotte 1996 ; Massicotte, Blais, et Yoshinaka 2004) ont mis en évidence deux types d’effets. D’une part, un effet psychologique qui incite les électeurs à voter “utile” en concentrant leurs choix sur les candidats jugés viables. D’autre part, un effet mécanique qui module la traduction des voix en sièges en accordant une prime au vainqueur (en moyenne 8%, contre 1% seulement dans les système proportionnels). Ensemble ces deux effets conduisent à surreprésenter les grands partis au détriment des autres forces et tendent à produire des majorités nettes.

Et effectivement, la logique majoritaire au fondement de la Ve République a redessiné le paysage partisan en profondeur, faisant émerger deux forces principales – gaulliste et socialiste. Les gouvernements sont devenus à la fois plus centraux dans le processus législatif et nettement plus stables : leur durée moyenne est passée d’environ douze mois sous la IVe République à près de vingt sous la Ve. Signe de ce rééquilibrage des pouvoirs, c’est généralement une initiative présidentielle plutôt qu’une motion de censure qui acte la fin des gouvernements ; plus de soixante ans se sont écoulés entre la première motion de censure adoptée, en octobre 1962, et la seconde, en décembre 2024. Le régime a donc été longtemps perçu comme un succès au regard des ambitions de ses fondateurs : il a permis à la France de sortir du bourbier des guerres de décolonisation tout en offrant un cadre institutionnel fonctionnel, garant d’une stabilité politique et d’une capacité d’action inédites depuis l’entre-deux-guerres.

Cette capacité à produire des majorités gouvernementales avait toutefois un coût. Comme nous l’avons souligné, un système électoral qui accorde une forte prime aux vainqueurs facilite certes l’émergence de majorités stables, mais au prix d’une représentation distordue. L’indice de Gallagher, ou indice de disproportionnalité, mesure le degré auquel un système électoral mesure le degré de disproportion entre les voix obtenues par les partis politiques lors d’une élection et les sièges qu’ils reçoivent au parlement [2]

Figure 1 - Disproportionnalité moyenne des élections en Europe
Note : Un indice proche de 0 indique une traduction quasi proportionnelle des voix en sièges. Un indice élevé (supérieur à 15 en France ou au Royaume-Uni) correspond à un écart moyen d’une quinzaine de points entre la part de voix et de sièges. Le graphique présente la moyenne des élections depuis 1980 (depuis la transition démocratique pour les pays de l’ancien bloc socialiste). En cas de réforme du système électoral, nous ne retenons que le système aujourd’hui en vigueur (par exemple en Italie, en Hongrie ou en Bulgarie).

La Figure 1 montre le degré de disproportionnalité de la représentation dans les pays de l’Union européenne (le Royaume-Uni, intéressant car il utilise aussi un mode de scrutin majoritaire, est conservé à titre de comparaison). Les Pays-Bas, qui votent dans le cadre d’une circonscription nationale unique de 150 sièges, affichent la plus faible disproportionnalité au monde : la prime au vainqueur y est inférieure à 1 % en moyenne. Le système électoral français se distingue quant à lui par l’écart moyen le plus élevé d’Europe entre part de voix et part de sièges. Cette disproportionnalité joue clairement en faveur des grands partis. Aux législatives de 1993, le RPR, avec 33,3 % des voix au premier tour, obtient 45 % des sièges. En 2002, après la réélection de Jacques Chirac face à Jean-Marie Le Pen, l’UMP remporte 61,5 % des sièges pour 33,3 % des voix. Et en 2017, avec 28,2 % des suffrages au premier tour, La République en marche décroche encore plus de la moitié des sièges à l’Assemblée nationale (53,4 %).

Les gains des uns se traduisent mécaniquement par les pertes des autres. Depuis près de quarante ans, le principal perdant du système électoral est le Front national (Rassemblement national depuis 2018). En 1993, il réunit 12,7% des voix sans obtenir le moindre siège ; en 1997, un seul siège malgré un score de 14,9% ; en 2012, deux sièges pour 13,6%. Aujourd’hui encore, malgré sa position de premier parti de France en nombre de voix, le Rassemblement national reste entravé par un front républicain, certes affaibli, mais suffisant pour le priver de prime majoritaire : aux élections législatives de 2024, il recueille 33,4% des suffrages au premier tour, mais seulement 24,7% des sièges à l’Assemblée nationale. Les petits partis comme les écologistes, qui dépendent historiquement d’accords préélectoraux avec les socialistes pour espérer une représentation, subissent eux aussi ces effets mécaniques du scrutin majoritaire (Evrard 2012). Ces distorsions nourrissent une frustration croissante chez les électeurs des partis sous-représentés, contribuant au sentiment d’injustice et de déconnexion démocratique.

Les effets psychologiques du système électoral nourrissent leur propre lot de frustrations. Les électeurs dont le parti a peu de chances d’accéder au second tour – ou de s’y imposer – finissent souvent par “voter utile”, en soutenant un candidat qu’ils apprécient peu, mais jugent plus susceptible de battre l’adversaire principal. Selon les configurations locales, ce type de calcul stratégique peut intervenir dès le premier tour afin de s’assurer qu’un opposant crédible accède au second tour et puisse “faire barrage” au représentant du camp que l’électeur ne souhaite absolument pas voir au pouvoir. Conçu pour permettre un vote de conviction au premier tour, quitte à devoir se reporter au second, le mode de scrutin peut ainsi, dans certaines configurations, conduire à un vote contraint aux deux tours. Le fait de devoir, de manière répétée, voter de manière décalée par rapport à ses préférences réelles est profondément frustrant et contribue à l’aliénation politique d’une partie de l’électorat. Le vote stratégique traduit une vision plus instrumentale des institutions et de la démocratie et peut affecter le degré de satisfaction à l’égard du fonctionnement du système politique (Bol et Verthé 2019).

Au-delà de ses effets sur la représentation, la logique majoritaire a un coût politique plus diffus. En concentrant le pouvoir entre les mains d’un seul camp, elle pousse les partis à proposer des programmes très “entiers”, à promettre des transformations claires et décisives pour justifier l’octroi d’une majorité nette. Ce mode de compétition valorise la clarté et la cohérence, mais au prix d’une surenchère de promesses ambitieuses, souvent irréalistes et vouées à décevoir. Là où, dans nombre de démocraties parlementaires, plusieurs partis gouvernent ensemble et assument collectivement les difficultés, celles-ci sont en France facilement attribuées à l’exécutif, alimentant le cycle de désillusion qui accompagne chaque alternance. En témoignent les niveaux de popularité des présidents qui déclinent rapidement après chaque élection, atteignant désormais des niveaux historiquement faibles (Grossman et Sauger 2017 ; Grossman et Guinaudeau 2023).

En 1958, les fondateurs de la Ve République ont choisi la stabilité et la clarté des responsabilités plutôt que la proportionnalité, la verticalité plutôt que la délibération. Ce pari, assumé dans l’urgence d’une crise politique majeure, interroge aujourd’hui : soixante ans plus tard, ces institutions sont-elles adaptées à une société profondément différente de celle de 1958 ?

La fiction majoritaire à l’épreuve des évolutions électorales

Les institutions de la Ve République ont longtemps donné l’image d’une France partagée entre deux pôles – socialiste et gaulliste – qui alternaient au pouvoir. Cette stabilité reposait, comme on l’a vu, sur une fiction majoritaire : le système électoral accordait un bonus de sièges au vainqueur, amplifiant artificiellement des majorités souvent relatives, tandis que les résultats étaient interprétés, faisant abstraction du vote “utile”, comme un mandat clair donné à la nouvelle “majorité” pour mettre en œuvre son programme. Ensemble, ces deux mécanismes ont entretenu l’illusion de majorités nettes et durables, alors même que le paysage politique commençait à se fragmenter. La Figure 2 illustre la domination du jeu électoral par le parti socialiste et la droite de gouvernement jusqu’aux années 2010. [3] On voit que ces deux forces concentraient une partie significative des voix, mais étaient loin de pouvoir revendiquer de représenter une majorité absolue.

Figure 2 - Score au premier tour de la présidentielle des principales forces

Plusieurs évolutions sociales et idéologiques ont progressivement contribué à éroder ce duopole et à fragmenter le paysage politique en dépit du système électoral majoritaire. L’évolution la plus marquante est sans aucun doute la montée du Front national à partir des années 1980 et la consolidation progressive d’un troisième bloc d’extrême droite face à la gauche et à la droite de gouvernement (Grunberg et Schweissguth 1997). L’irruption de La République en Marche en 2017 a recomposé cette tripartition en un bloc de gauche, un bloc de centre-droit et un bloc d’extrême droite [(Gougou et Persico 2017). La Figure 2 illustre cette recomposition marquée par l’effondrement des partis de gouvernement traditionnels, la progression régulière du FN/RN et, plus récemment, la recomposition récente du centre de l’échiquier politique autour de LREM/Renaissance et de la gauche autour de La France Insoumise. Les législatives de 2024 ont confirmé la configuration qui émergeait déjà du premier tour de la présidentielle 2022, dessinant une France divisée en trois.

Les conséquences de cette tripartition sont majeures. D’une part, elle multiplie les configurations locales où aucun camp ne domine clairement, ce qui accroît l’incertitude des seconds tours et donc le poids des stratégies de désistement et d’alliance. D’autre part, les incitations à “voter utile” n’ont jamais été aussi fortes et les électeurs sont ainsi de plus en plus nombreux – souvent dès le premier tour – à choisir non pas le candidat qu’ils préfèrent, mais celui qui leur semble le mieux placé pour faire barrage à l’adversaire principal. Cette situation a progressivement accentué le décalage entre la fiction majoritaire qui permettait de former des gouvernements stables et la réalité électorale. Les majorités que le système a continué de produire ont reposé sur des bases électorales de plus en plus étroites et des votes de plus en plus contraints. Mais les élites ont continué d’invoquer un “mandat démocratique” et de revendiquer la légitimité de gouverner sur la base exclusive de leur propre programme, sans tenir compte du vote “utile” ou de l’origine des reports de voix.

Il n’en reste pas moins que dans ce nouveau contexte, le mode de scrutin peine de plus en plus à remplir la fonction qui justifiait son coût en termes de représentativité : produire des majorités de gouvernement stables. La Figure 3 montre que l’indice de disproportionnalité reste certes élevé dans les pays qui utilisent un système électoral majoritaire, mais qu’il a tendance à diminuer au fur et à mesure que la compétition se fragmente.

Figure 3 - Fragmentation partisane et disproportionnalité, par type de système électoral
Note : Ce graphique montre la relation entre la fragmentation du paysage politique et la distorsion entre voix et sièges. Sur l’axe horizontal figure le nombre de partis qui pèsent réellement dans la compétition électorale, et sur l’axe vertical, le niveau de disproportionnalité entre la part de voix et la part de sièges obtenues. Chaque point correspond à la valeur moyenne pour un système électoral dans un pays au cours des 40 dernières années, distinguée selon le type de système électoral (bleu pour les systèmes proportionnels, rouge pour les systèmes majoritaires).

Autrement dit, le système est aujourd’hui dans une zone paradoxale : il est encore nettement moins proportionnel que la plupart de ses voisins européens, tout en étant moins capable qu’hier de fabriquer des majorités claires. Les législatives de 2022 et de 2024 ont parachevé cette évolution en ne produisant aucune majorité claire : le bonus de sièges offert au camp présidentiel par le système électoral et la mobilisation d’un front républicain ne suffisent plus à transformer un premier tour fragmenté en majorité nette à l’Assemblée.

Dès lors, on aurait pu s’attendre à ce que les pratiques politiques évoluent vers la recherche de compromis et la formation de coalitions, à l’image de ce qui prévaut dans la plupart des régimes parlementaires. Il n’en a rien été. Faute de coalition, l’exécutif s’est appuyé sur l’ensemble des leviers offerts par la constitution de la Ve République pour gouverner seul, au premier rang desquels le fameux article 49.3 qui permet l’adoption de lois sans vote [4], utilisé pas moins de 23 fois – plus d’une fois par mois – par le gouvernement d’Elisabeth Borne. Cet instrument perçu comme une manière de tordre le bras à l’Assemblée et de confisquer le débat a toutefois un coût politique considérable : chaque recours au 49.3 détériore l’image de l’exécutif (Becher et al. 2017). Ainsi, Sébastien Lecornu, nommé Premier ministre avec pour mission de construire une majorité autour d’une loi de finances pour 2026, a été acculé à renoncer à utiliser cet instrument.

La logique majoritaire qui structure historiquement le fonctionnement de la 5e République touche désormais à ses limites. Chaque réforme structurante devient un combat parlementaire incertain et même adopter une loi de finances relève désormais de l’exploit. Privé de l’appui d’un groupe discipliné lui permettant de dérouler son programme, l’exécutif est plus que jamais voué à décevoir les attentes suscitées lors de scrutins présidentiels qui continuent à mettre en scène une présidence capable d’actionner des leviers et d’orienter les politiques publiques.

Le système électoral majoritaire concentre donc aujourd’hui tous ses défauts classiques sans plus offrir aucun bénéfice. Il continue de produire des distorsions massives de représentation et d’alimenter le sentiment d’exclusion d’une partie croissante des électeurs, sans garantir pour autant la stabilité gouvernementale qui justifiait autrefois ces effets.

Sortir de la logique majoritaire

La France se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. À moins que le Rassemblement national parvienne à un niveau lui permettant de bénéficier à son tour d’une prime majoritaire, il est peu probable que le pays connaisse de nouveau une majorité absolue dans un avenir proche. Or, en l’absence de majorité absolue, il n’y aura pas de gouvernement durable sans une véritable culture de la coalition et du compromis parlementaire. C’est tout le sens de l’exercice auquel s’essaient actuellement les députés de centre-gauche et de centre-droit : tenter, dans un cadre institutionnel peu propice, de construire des accords législatifs. Mais cette séquence illustre surtout à quel point il reste difficile de s’extraire du logiciel majoritaire qui structure la vie politique française depuis 1958.

Les partis français n’ont jamais vraiment appris à gouverner ensemble. Sous la Ve République, les alliances ont davantage relevé d’accords préélectoraux – destinés à maximiser les chances de victoire – que des véritables coalitions de gouvernement, cantonnant une fois l’élection passée les partenaires minoritaires à un rôle subalterne souvent frustrant. Cette expérience ne dispose pas favorablement le personnel politique à la négociation de compromis. À cela s’ajoute un héritage culturel profond : électeurs et élites ont été socialisés dans un système où gouverner, c’est avant tout “gagner seul”. Même en situation de majorité relative, les partis continuent de se percevoir comme des vainqueurs ou des vaincus, et non comme des partenaires potentiels. Cette conception binaire du pouvoir rend le compromis suspect, perçu non comme une vertu démocratique, mais comme une forme de renoncement.

Cette culture majoritaire réduit les marges d’action, y compris pour celles et ceux qui tentent de s’en extraire. Les parlementaires aspirant à construire des compromis pour rétablir une stabilité gouvernementale se retrouvent dans une position périlleuse : toute ouverture est interprétée comme une trahison par certains de leurs électeurs, habitués à des offres politiques calibrées pour gouverner seul plutôt que pour négocier. Les accusations de “compromission” fusent aussi du côté des forces plus radicales. L’acceptation de compromis peut ainsi fragiliser les perspectives d’alliances au sein du propre camp si elle est interprétée comme une trahison par les forces plus radicales du bloc.

En somme, non seulement le mode de scrutin majoritaire ne garantit plus la stabilité qu’il était censé assurer, mais il entrave désormais la recherche de nouvelles manières d’y parvenir. En entretenant l’illusion qu’un seul camp peut encore gouverner seul, il décourage la recherche de compromis. Les institutions de la Ve République continuent ainsi d’imposer un cadre inadapté à la réalité d’un pays désormais tripolaire. Tant que ce cadre perdurera, les majorités resteront introuvables, les gouvernements fragiles et la défiance politique profonde.

Le passage à la proportionnelle devrait donc figurer au sommet de l’agenda. Sans être une panacée, il constitue une condition nécessaire pour sortir de l’impasse institutionnelle dans laquelle la France s’est enlisée. Adopter la proportionnelle permettrait d’acter qu’il n’est plus légitime de prétendre gouverner seul dans un pays durablement structuré autour de trois blocs. Dans un tel contexte, toute “majorité” fabriquée par le système actuel repose sur un artifice institutionnel difficilement acceptable pour les deux tiers des électeurs exclus de la représentation. Ensuite, la proportionnelle permettrait une représentation plus fidèle et plus lisible des rapports de force – qui ne seraient plus perturbés ni par une prime au vainqueur disproportionnée, ni par des alliances partisanes qui survivent rarement aux élections, ni par la tentation des électeurs de voter “utile”. À partir de là, les représentants devraient s’engager dans un apprentissage certes coûteux, mais déjà amorcé : celui d’exercer le pouvoir dans un monde post-majoritaire où gouverner ne consiste plus à entretenir la fiction d’une majorité introuvable, mais à assumer et valoriser le compromis.

Reste que, malgré le consensus de façade qui s’était dégagé au lendemain des législatives de 2022 autour de la nécessité d’introduire une dose de proportionnelle, la réforme n’est toujours pas à l’agenda. Aucun projet de loi n’a été déposé, aucune initiative sérieuse engagée. Pour que cette réforme vitale voie le jour, il faudrait que les leaders des partis laissent un instant de côté leurs calculs électoralistes et leurs espoirs de « grande victoire », qu’ils s’élèvent au-dessus des clivages pour soutenir collectivement une proposition de loi commune introduisant la proportionnelle. C’est à cette condition qu’une réforme de la représentation pourra recueillir une majorité – voire, comme certaines grandes lois récentes, l’unanimité, comme ça a été le cas pour la loi sur la transparence de la vie publique (2013), celle contre les violences sexistes et sexuelles (2018) ou lors de l’inscription de l’IVG dans la Constitution (2024).

par & , le 16 décembre

Aller plus loin

Références

 Becher, Michael, Sylvain Brouard, et Isabelle Guinaudeau. 2017. « Prime ministers and the electoral cost of using the confidence vote in legislative bargaining : evidence from France. » West European Politics 40(2) : 252 74.

 Blais, André, et Louis Massicotte. 1996. « Electoral systems ». Comparing democracies 2 : 40 69.

 Boix, Carles. 1999. « Setting the Rules of the Game : The Choice of Electoral Systems in Advanced Democracies ». American Political Science Review 93(3) : 609 24. doi:10.2307/2585577.

 Bol, Damien, et Tom Verthé. 2019. « Strategic Voting Versus Sincere Voting ». In Oxford Research Encyclopedia of Politics, doi:10.1093/acrefore/9780190228637.013.932.

 Duverger, Maurice, et François Goguel. 1950. L’influence Des Systèmes Électoraux Sur La Vie Politique - Presse. Paris : Presses de Sciences Po. (10 novembre 2025).

 Evrard, Aurélien. 2012. « Explaining the impact of French and German Greens on Energy Policy ». Journal of Comparative Policy Analysis 14(4) : 275 91.

 Gougou, Florent, et Simon Persico. 2017. « A New Party System in the Making ? The 2017 French Presidential Election ». French Politics 15(3) : 303 21. doi:10.1057/s41253-017-0044-7.

 Grossman, Emiliano, et Isabelle Guinaudeau. 2023. « The Cost of Ruling Above Anything Else  : Explaining Presidential Popularity in France ». In Economics and Politics Revisited  : Economic Approval and the New Calculus of Support, éd. Ryan E. Carlin et Timothy Hellwig. Oxford : Oxford University Press.

 Grossman, Emiliano, et Nicolas Sauger. 2017. Pourquoi détestons-nous autant nos politiques  ? Paris : Presses de Sciences Po.

 Grunberg, Gérard, et Etienne Schweissguth. 1997. « Vers une tripartition de l’espace politique ». In L’électeur a ses raisons, éd. Daniel Boy et Nonna Mayer. Paris : Presses de Sciences Po, 179 218.
Massicotte, Louis, André Blais, et Antoine Yoshinaka. 2004. Establishing the rules of the game : Election laws in democracies. University of Toronto Press. (10 novembre 2025).

 Pillouer, Arnaud Le. 2004. « La notion de «  régime d’assemblée  » et les origines de la classification des régimes politiques ». Revue française de droit constitutionnel 58(2) : 305 33. doi:10.3917/rfdc.058.0305.

Pour citer cet article :

Emiliano Grossman & Isabelle Guinaudeau, « La proportionnelle : une urgence démocratique », La Vie des idées , 16 décembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-proportionnelle-une-urgence-democratique

Nota bene :

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Notes

[1En réalité, la proportionnelle s’exerçait sous la IVe République dans des circonscriptions relativement petites avec 4 à 10 sièges à pourvoir, ce qui limitait la possibilité des très petits partis d’accéder au Parlement. Par ailleurs, à partir de 1951, un parti qui obtenait plus de 50% des voix dans une circonscription emportait tous les sièges mais cette règle n’avait pas fondamentalement modifié la fragmentation partisane caractéristique de la IVe République.

[2Voir l’explication de cet index sur le site de Michael Gallagher.

[3La droite de gouvernement ne se limitait pas au RPR, mais comprenait aussi son allié de centre-droit, l’UDF, dont les candidats ont atteint des scores considérables, notamment 28.3% en 1981 pour Valéry Giscard d’Estaing et 18.6% en 2007 pour François Bayrou. En 1995, on pourrait ajouter au score du candidat RPR Jacques Chirac celui du candidat dissident RPR Édouard Balladur (18.6%).

[4L’article 49.3 permet au Premier ministre d’engager la responsabilité du gouvernement sur un projet de loi. Le texte est considéré comme adopté automatiquement sauf si la majorité absolue des députés renverse le gouvernement dans les 24 heures.

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