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La philosophie dans le garage

À propos de : Matthew B. Crawford, Contact : Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, La Découverte


par Thibault Le Texier , le 25 mars 2016


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Prisonniers de petites bulles individuelles tout confort, nous n’agissons plus, nous consommons des choix pré-arrangés. Matthew Crawford, philosophe et garagiste, nous explique comment nous reconnecter au réel, à la manière pragmatique et virile d’un mécano réparant une vieille bécane.

Recensé : Matthew B. Crawford, Contact : Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver [The World Beyond Your Head : On Becoming an Individual in an Age of Distraction], traduit de l’anglais par C. Jaquet et M. Saint-Upery, Paris : La Découverte, 2016 [2015], 21 €.

Tous les élèves de terminale connaissent « L’école d’Athènes ». Sur cette fresque de Raphaël, symbole de l’opposition entre idéalisme et empirisme, on reconnaît Platon, au centre, pointant le ciel, en pleine discussion avec Aristote, montrant quant à lui le sol. S’il devait choisir, Crawford rallierait sans hésiter Aristote. Car pour lui, nous avons perdu contact avec le monde matériel, et c’est très regrettable : car nous vivons désormais dans le ciel des idées, dans les mots, hors des choses, aveuglés par la lumière de nos écrans, à la merci des spécialistes du marketing et de l’ingénierie sociale.

Toute la pensée de Crawford repose sur cette dichotomie, étirée parfois jusqu’à la caricature : d’un côté, le moi situé, l’agir authentique, le rapport direct au réel et aux autres ; de l’autre, un ego postmoderne, faussement « libre » et « autonome », qui a réduit le monde extérieur à une image trompeuse et à un bien de consommation.

Moins percutant que son premier livre, qui plaidait avec brio pour les vertus du travail manuel [1], Contact est un essai vivant mais parfois un peu fourre-tout. En tirant des leçons philosophiques de sa propre existence (bien davantage que des auteurs qu’il convoque sans vraiment les discuter), Crawford montre avec éloquence la profondeur intellectuelle de notre expérience concrète du monde. Sa critique désabusée de l’« économie de la connaissance », qui nous abêtit à tant nous déconnecter du réel, est plus que jamais salutaire.

Incarnation contre médiatisation

Le point cardinal de la réflexion de Crawford, c’est que « nous sommes situés dans un monde qui n’est pas de notre fait ». Plus précisément, nous sommes triplement situés (et à ces trois dimensions correspondent les trois parties de l’ouvrage) : nous sommes incarnés dans un corps, nous appartenons à une société, et nous nous inscrivons dans une histoire. Vaste sujet.

Hélas, regrette l’auteur, ces fondements très concrets de nos existences nous sont de moins en moins accessibles. Typiquement, le cours des choses semble être le jouet de forces impersonnelles, comme les subprimes et la mondialisation ; le travail de bureau tend à dissoudre les liens de cause à effet ; et un nombre croissant de médiations ne cessent de s’intercaler entre nous et le monde.

C’est ce dernier phénomène qui retient particulièrement l’attention de Crawford. Pour lui, le réel s’offre à nous sous une forme toujours plus aseptisée, fonctionnelle et personnalisée (la réalité virtuelle et les jeux vidéos en sont les exemples les plus frappants). Au lieu de nous confronter directement à la matérialité rugueuse et rétive de notre environnement matériel, nous nous contentons de plus en plus d’appuyer sur des boutons, à l’abri dans nos cocons insonorisés (bureaux, voitures, logements, etc.). Notre expérience du monde est ainsi de plus en plus tributaire d’interfaces numériques et d’ingénieurs du comportement qui utilisent ces couches de représentations abstraites pour nous manipuler à notre insu.

Plus le monde s’éloigne de nous et plus nous adhérons à l’idéal d’un moi sans attaches, tout puissant, égocentrique et solipsiste, qui se satisfait de consommer une réalité en carton-pâte et ne s’offusque pas de voir son attention vendue au plus offrant. Un tel individu recherche dans la technique et la consommation des solutions toutes faites. De moins en moins concentré et autodiscipliné, il est chaque jour plus vulnérable aux sollicitations marchandes et aux fausses certitudes.

Notre système de valeurs, qui glorifie la « liberté » et l’« autonomie », déprécie en retour le monde extérieur, réduit à une source infinie de contraintes et de frustrations. Il est cependant difficile de critiquer cette anthropologie, pour déprimante qu’elle soit, tant les philosophes des Lumières en ont fait le pinacle de la modernité. Sans craindre de caricaturer Descartes, Locke et surtout Kant, grimé en malfaiteur suprême, Crawford entend démontrer que ces penseurs ont contribué à faire de l’individu un « autiste » qui ne croit plus en la matérialité des choses, mais seulement aux images mentales qu’il s’en fait. La réalité, loin de se révéler d’elle-même, doit être désormais reconstruite au moyen d’outils scientifiques et d’abstractions. Voulant critiquer les autorités religieuses et morales, les penseurs des Lumières ont fini par saper les fondements de toutes les autorités. Nous n’avons plus confiance en rien, pas même en notre propre expérience. À cet égard, conclut Crawford, « c’est toute l’anthropologie du libéralisme moderne qui pose problème. » Et, avec elle, l’empire néfaste qu’exercent sur nous les représentations.

On voit ici à quels extrêmes périlleux est conduit notre auteur lorsque sa machine philosophique tourne en surrégime. Dans sa volonté de valoriser la matière, le faire et l’agir au détriment de la contemplation et du travail intellectuel (« le projet philosophique de ce livre est de revendiquer le réel contre les représentations », annonce-t-il en introduction), Crawford assimile les représentations mentales à des illusions qui, loin de rendre le monde intelligible et habitable, nous empêcheraient en fait d’y accéder.

On peut légitimement regretter que nos pratiques soient de plus en plus inféodées à des théories hors-sol ; mais réduire les représentations à des ratiocinations fumeuses qui nous éloigneraient du réel, voilà qui est pour le moins discutable – surtout dans la bouche d’un philosophe. La vie humaine ne repose-t-elle pas au contraire sur cette faculté de former des représentations et de les communiquer à ses semblables que l’on appelle le langage, et sur ces univers de significations qui accompagnent nécessairement notre action et que l’on appelle des cultures ?

Agir authentique contre consommation

Dans son Éloge du carburateur, Crawford déplorait que la faculté d’agir sur le monde soit de plus en plus réduite à la possibilité de simplement choisir entre plusieurs produits préfabriqués et présélectionnés. Nous ne faisons plus rien par nous-mêmes, remarquait-il, nous nous contentons de consommer.

Agir, continue-t-il ici, c’est prendre en compte le réel et les individus qui l’habitent ; c’est se confronter à la matière et aux autres. Le monde extérieur, avec ses contraintes inflexibles et sa rétivité, conditionne nos manières de faire et nos manières de voir. Ce faisant il ne nous bride pas ; au contraire, il nous constitue, en nous permettant d’acquérir des savoir-faire et de cultiver un savoir-être.

À l’inverse, la société de consommation est un monde qui tourne autour de nous. On n’a pas à y conquérir sa place : un siège douillet nous y attend, ainsi qu’une télécommande. Dans ce monde, il n’est pas de problème qui ne reçoive une solution technique toute faite – et cette solution est généralement plus médicale et individuelle que morale et collective. Les personnes que l’on y rencontre ont de fortes chances d’essayer de vous vendre quelque chose. C’est un monde expurgé de toute aspérité et de toute conflictualité. Un monde nivelé qui ne connaît que des moyennes statistiques et n’accepte la singularité que comme un argument de vente.

Crawford milite au contraire pour un rapport pragmatique au réel et au passé qui réconcilie technique et tradition. Le livre se termine ainsi par une longue visite d’un atelier de facteurs d’orgues, dépeints en héros décomplexés de la modernité. Ni nostalgiques de la tradition ni fanatiques de l’innovation, ces entrepreneurs-artisans sont essentiellement soucieux d’efficacité : leur but est de fabriquer les meilleurs orgues possibles pour un coût raisonnable, un point c’est tout. Et Crawford de conclure, admiratif de ces hommes auxquels il envisageait un temps de consacrer un ouvrage entier [2] : « aimer le monde tel qu’il est : telle pourrait être la devise d’une éthique enracinée. »

On trouve là, résumées en une phrase, les ambiguïtés de la pensée de Crawford. Derrière la noblesse de la fabrication d’orgues, ces instruments qui dialoguent avec le divin, il y a la contrainte sonnante et trébuchante qui s’impose à toute entreprise : être rentable. Autrement dit, la « dynamique du marché » et la recherche du profit, à laquelle Crawford attribue la plupart des maux que dénoncent ses deux ouvrages, peut être dans certains cas un moyen au service de pratiques hautement louables. Mais dans quels cas au juste ? Où se situe la frontière entre la manipulation marchande et l’artisanat ? Est-ce une question de taille des entreprises, de méthodes de management, de déontologie ? Nous ne le saurons pas.

Ensuite, qu’en est-il de ce « monde » dont parle tant Crawford ? Faut-il l’aimer « tel qu’il est », avec ses experts en marketing, ses représentations trompeuses et ses technologies distractives ? Ou faut-il le critiquer et agir sur lui, afin d’en faire un lieu ouvert aux pratiques bénéfiques et altruistes (tout en gagnant suffisamment d’argent pour payer ses factures, ce qui n’est pas une mince affaire) ? Il y a là, me semble-t-il, un angle mort de la pensée de Crawford, qui préconise d’embrasser le monde tout en le dépeignant comme une Babylone remplie de distractions et peuplée d’incapables.

par Thibault Le Texier, le 25 mars 2016

Pour citer cet article :

Thibault Le Texier, « La philosophie dans le garage », La Vie des idées , 25 mars 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-philosophie-dans-le-garage

Nota bene :

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Notes

[1Éloge du carburateur : essai sur le sens et la valeur du travail, traduit par M. Saint-Upéry, Paris : La Découverte, 2010, qui vient de reparaître en poche. Voir la recension sur la Vie des idées.

[2Le livre devait s’intituler The Organ Maker’s Shop (cf. Éloge du carburateur, op. cit., p. 244).

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