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Recension Société

La petite société des enfants

À propos de : Wilfried Lignier et Julie Pagis, L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, Seuil


par Nicolas Sallée , le 27 octobre 2017


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Comment les enfants perçoivent-ils le monde qui les entoure, du plus proche – les parents, les amis – au plus lointain – le travail, la politique ? La sociologie dialogue ici avec la psychologie pour décrire les processus socialement différenciés par lesquels les enfants en viennent à penser et se penser.

Recensé : Wilfried Lignier et Julie Pagis, L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, Paris, Seuil, 2017, 320 p., 23 €.

Parce qu’ils seraient en voie de socialisation, les enfants ne seraient que des êtres sociaux en devenir — tout ne serait, au fond, qu’une question d’âge, et pour parler le langage de la psychologie, de « stade de développement ». En proposant une sociologie des perceptions enfantines du monde social, Wilfried Lignier et Julie Pagis mettent à l’épreuve cette idée commune. Ils montrent, à l’appui de nombreuses données empiriques, ce que ces perceptions doivent aux interactions que les enfants, depuis leurs premiers pas, entretiennent avec leur environnement social. En entrant dans le détail des opérations mentales constitutives des habitus enfantins, à tout le moins de leur part cognitive, ce livre révèle la portée heuristique d’un regard sociologique sur un objet — le développement de l’enfant — longtemps abandonné à la psychologie.

Wilfried Lignier et Julie Pagis ont enquêté durant deux années auprès des enfants de deux classes (CP-CM1 et CM1-CM2), dans deux établissements scolaires. Ils ont déployé un dispositif méthodologique élaboré au sein duquel le recueil de la parole, par la réalisation d’entretiens avec des duos d’enfants et l’animation de discussions en classe, se double de la passation d’exercices écrits — ils ont notamment demandé aux enfants de classer des métiers, ou encore, dans le volet de l’enquête consacré aux perceptions enfantines de la vie politique, d’expliciter ce qu’ils entendent par « la droite » et « la gauche ». Les analyses que font les auteurs de ces matériaux qualitatifs sont systématiquement rapportées aux caractéristiques sociales des enfants et de leur famille, ainsi qu’à la composition socio-démographique des classes au sein desquelles ils évoluent dans le cadre scolaire — et a fortiori, dans celui de l’enquête. Si les auteurs soulignent à quelques reprises les limites d’une enquête qui, fondée principalement sur la réalisation d’entretiens, laisse de côté l’usage des méthodes ethnographiques, l’observation n’est pas totalement absente de leur démonstration. De fait, les entretiens en duo ou les discussions collectives ont aussi été l’occasion, pour les chercheurs, d’observer les interactions entre enfants. Loin d’être considérées comme des « biais », ces interactions — au cours desquelles les enfants se jaugent et se jugent, s’imitent ou se distinguent — sont appréhendées comme l’un des moyens ordinaires par lesquels les enfants forgent leurs perceptions du monde social, et leur conscience de soi.

Des perceptions enfantines socialement différenciées

L’un des fils rouges du livre consiste à contester — ou au moins à relativiser — les théories psychologiques dominantes du développement, qui réduisent ce dernier à un processus de maturation prioritairement déterminé par l’âge. Tout en soulignant l’importance des aspects sociogénétiques, perceptibles notamment dans la capacité qu’ont les enfants plus âgés à élaborer des raisonnements abstraits et généraux, les auteurs replacent ces observations dans les environnements sociaux au sein desquels se construisent ces dispositions cognitives. Sur la question — classique en psychologie — des dispositions à « ordonner » et à « hiérarchiser », les auteurs soulignent que si les effets d’âge sont incontestables, ils doivent être doublement contextualisés : d’une part, loin de ne répondre qu’à une maturation endogène, ils sont aussi le produit de « processus sociaux [...] qui, comme la scolarisation, rendent familière et a priori sensée la pratique générale du classement » (p. 117) ; d’autre part, conséquence logique de la remarque précédente, ils s’articulent aux effets d’autres rapports sociaux — les auteurs insistant principalement sur l’appartenance de classe et de genre, ainsi que sur l’origine migratoire.

L’argument central du livre est donc le suivant : les perceptions enfantines du monde social diffèrent selon les environnements sociaux dans lesquels les enfants sont plongés depuis leur plus jeune âge. Si l’idée pouvait paraître aller de soi, encore fallait-il se donner les moyens de la fonder empiriquement. Le chapitre 1 — « Une enfance ordonnée » — retrace les frontières d’un espace social des perceptions à deux dimensions. La première a trait aux dispositions à percevoir, que les auteurs approchent en interrogeant les déterminants sociaux des (in) dispositions enfantines à l’égard de leur enquête. La seconde dimension, dont ils décrivent les propriétés dans une section à la tonalité plus pragmatiste, a trait aux objets, aux personnes et aux pratiques perçues quotidiennement par les enfants. Cette seconde dimension est marquée par une tension entre diversité et facteurs d’uniformisation. D’un côté, diversité socialement construite des univers domestiques (taille du ou des logement(s), vacances régulières éventuelles, etc.), des configurations familiales (parents ensemble ou séparés, proximité ou distance des oncles, tantes ou grands-parents, fratrie, etc.) ou encore des canaux d’accès à l’information (eu égard, notamment, à l’importance accordée, dans la famille, à la télévision ou à la radio). De l’autre, uniformisation institutionnellement construite par l’école, qui impose aux enfants un « espace commun » et des critères convergents de (dé) valorisation sociale, liés à la légitimité des hiérarchies scolaires.

C’est dans cet espace social des perceptions, qui croise donc des déterminants sociopsychologiques structuraux, principalement liés à l’âge, à la classe, au genre et à l’origine migratoire, et des expériences vécues inscrites dans la trajectoire sociobiographique de chaque enfant, que les auteurs replacent – et rendent intelligibles – les perceptions enfantines des ordres professionnel (chapitre 2), amical (chapitre 3) et politique (chapitre 4), laissant paraître les manières dont les enfants pensent le monde qui les entoure, le jugent, le hiérarchisent et l’ordonnent. Ces perceptions permettent aussi aux enfants de se classer et de classer les leurs. Le livre retrace dès lors l’une des voies par lesquelles les enfants prennent conscience d’eux-mêmes, dans un processus où l’objectivisation (du rapport aux autres, et du rapport au monde) sert de support aux formes — y compris les plus intimes — de subjectivation.

Les jugements enfantins sur le monde social sont loin d’être exempts de la violence symbolique propre à la mise à nu des rapports sociaux. En témoignent les pages consacrées aux discussions sur le métier de femme de ménage, où plusieurs enfants de milieux populaires sont confrontés à l’indignité du métier de l’une des leurs. Parmi eux, les garçons tendent à le dévaloriser comme un métier de filles, usant d’une violence de genre pour se protéger d’une violence de classe (p. 144).

Un monde de l’enfance ?

La sociologie de l’enfance est traversée par un débat sur l’autonomie des enfants vis-à-vis du monde adulte. Les auteurs prennent explicitement leurs distances avec une branche de cette sociologie, « apparue dans les années 1990-2000 », qui, contre l’idée d’une prime socialisation perçue comme une soumission des enfants à l’ordre social (celui des adultes), s’est attachée « à restituer l’“agentivité” des enfants […] ou encore la singularité de la “culture enfantine” » (p. 10). Leur cadre analytique offre cependant « une façon de prendre au sérieux la question de l’autonomie enfantine » (p. 193). Adoptant une perspective empirique sur la sociogenèse des schèmes de perception du monde social, ils n’interrogent pas seulement le rôle des adultes, mais l’étendue du tissu d’interactions dans lequel sont pris les enfants — impliquant dès lors les interactions entre enfants.

À condition de garder à l’esprit que « les lieux et les moments où les enfants sont laissés à leur autonomie individuelle et collective sont largement définis par les adultes » (p. 11), il n’y a donc aucune raison de nier qu’il existe bien un monde de l’enfance. Un monde dont le chapitre 3, consacré aux amitiés et aux inimitiés enfantines, dévoile les règles de structuration. Il s’agit là moins, pour les auteurs, d’« évaluer le degré d’isolement des enfants », que « de se demander s’il n’y a pas des forces sociales plus proches d’eux qui concourent elles aussi (…) à l’élaboration symbolique de leurs perceptions » (p. 193). Le chapitre 3 montre notamment que les jugements que portent les enfants sur leurs pairs « semblent contribuer avant tout à la construction de l’ordre (socialement différencié) du genre » (p. 194). Les enfants, qui de fait jouent beaucoup, tendent à « jouer le jeu genre » (p. 195), comme en témoigne l’isolement de Violaine, considérée par ses pairs comme un « garçon manqué » (p. 197) : « cumulant une origine sociale défavorisée et un style de féminité — ou de masculinité, pour les garçons — marginalisée », cette dernière n’a « pas de véritable ami ou amie dans l’école » (p. 198). Là encore, les enfants reproduisent la violence constitutive des rapports sociaux — ici de genre et de classe.

D’où viennent les moyens de penser ?

Cette « petite société que constituent les enfants » (p. 205) n’est pas totalement isolée des réalités qui pourraient paraître les plus éloignées d’elle. En témoigne l’examen du rapport que les enfants entretiennent à la politique. Les auteurs s’intéressent notamment à la lecture que font les enfants de l’opposition droite/gauche. Cette dernière, prise chez les plus jeunes « au sens de la latéralité » (p. 256), est progressivement associée au champ politique, le long d’un processus de « requalification politique » — ou de « politisation » — d’un schème de perception précocement associé aux usages de son propre corps (main droite, pied gauche). Là encore, les auteurs montrent ce que ce processus doit non seulement à l’âge, mais aussi à l’appartenance de classe, au genre et à l’origine migratoire.

Si cet exemple illustre — comme de nombreux autres — la différenciation sociale des perceptions enfantines, il permet aussi de s’interroger, sous un angle plus théorique, sur les opérations mentales par lesquelles les enfants pensent l’ordre social. Comme celle de leur autonomie, cette question traverse l’ensemble du livre. En s’appuyant sur la parole des enfants, les auteurs montrent que ces derniers mobilisent des schèmes de perception (et de jugement) acquis dans les espaces qui leur sont les plus familiers, pour les appliquer aux réalités qui se présentent à eux. Pour classer les métiers comme pour juger leurs pairs et les hommes politiques, les enfants tendent donc à recycler des formes symboliques initialement formulées par les adultes qu’ils côtoient. C’est le cas notamment des couples d’opposition qui structurent la genèse enfantine des goûts et des dégoûts dans l’espace domestique : le propre et le sale, le sain et le malsain, le beau et le laid, etc. Par exemple, comme « une conséquence indirecte et inattendue de l’éducation corporelle constante dont ils sont l’objet », les enfants recyclent des arguments hygiénistes pour « fonder une logique très générale de rejet, de dégradation symbolique » (p. 123) :

En insistant sur l’association « McDonald » = « caca », Luigi, Louison, Vivien, des enfants issus de familles aisées, signifient leur distance sociale à un secteur d’activité populaire. (p. 124)

Les auteurs notent également la prégnance de schèmes plus spécifiquement scolaires, liés aux notes ou, pour les enfants plus âgés, à des formes symboliques plus abstraites : le soigné et le brouillon, l’obéissant et le désobéissant, etc. Ces schèmes scolaires, particulièrement utilisés par les enfants pour juger leurs pairs, le sont également pour fonder leurs jugements politiques. C’est notamment le cas quand les enfants associent les scores électoraux à « des sortes de notes » (p. 283), ou déprécient « les manières de pratiquer la politique qui s’éloignent des façons scolairement prescrites de discuter et de prendre la parole — ne pas couper la parole aux autres, ne pas parler trop fort, ne jamais s’énerver, etc. » (p. 284)

Dans les nombreux exemples qui parcourent le livre, ces schèmes recyclés servent principalement à fonder subjectivement la légitimité de préférences ou de classements déjà là — mais ce point théorique, lié à la dimension productrice des schèmes, aurait probablement mérité d’être plus explicitement discuté. Ainsi en est-il de la dépréciation de Jawad par Élise et ses amies, qui mobilisent pour ce faire des critères de dépréciation scolaire. Les auteurs notent alors que s’« il n’est certes pas sûr que l’éloignement d’Élise par rapport à Jawad ait été causé par son non-respect de règles scolaires [...], au moment de signifier cette prise de distance — socialement prévisible —, c’est bien du côté de l’école que celles qui s’expriment trouvent des ressources symboliquement efficaces » (p. 176). Ce rôle attribué au recyclage des schèmes intériorisés est particulièrement manifeste dans le chapitre consacré aux perceptions enfantines de la politique. Du fait notamment des échanges en famille, certains enfants peuvent exprimer relativement tôt leurs préférences et leurs antipathies politiques, sans pour autant être en mesure de les expliquer. Les noms d’hommes politiques constituent donc « d’abord des formes symboliques relativement vides de contenu et en même temps souvent d’emblée dotées d’une orientation normative » (p. 276). C’est sur ce fondement que se développe la « politisation » : en mobilisant des schèmes recyclés, « les enfants “remplissent” alors, en quelque sorte, les formes vides mais orientées que constituent les noms » (p. 279).

Conclusion

Ce livre de W. Lignier et J. Pagis contribue non seulement à la sociologie de l’enfance, mais à la sociologie tout court. Si quelques passages, sur des points empiriques précis, pourraient appeler certains développements, c’est parce qu’il formule avant tout une proposition théorique. Élaborée patiemment, sur le socle d’une enquête dense et détaillée, celle-ci a le mérite d’être ouverte à de futurs prolongements. Les auteurs, qui avancent pas à pas, posant chaque brique de leur démonstration sans prétendre à l’exhaustivité, n’en attendent certainement pas moins.

En explorant la formation des habitus enfantins, ce livre ouvre une riche discussion sociologique avec la psychologie du développement. Le rôle de cette dernière dans la conceptualisation bourdieusienne de l’habitus, via l’usage du concept piagétien de « schème », est bien connu [1]. Jean-Paul Bronckart et Marie-Noëlle Schurmans ont pourtant souligné les différences fondamentales entre les deux approches : « Chez Jean Piaget, ce sont des mécanismes biologiques innés qui produisent les schèmes initiaux (…) ; chez Pierre Bourdieu, ce sont les modalités d’un fonctionnement social déjà là qui donnent forme à l’habitus » [2]. Cette question du « déjà là » est essentielle. Contemporain critique de Piaget, le psychologue russe Lev Vygotski a posé les jalons d’une perspective psychologique fondée sur « l’interactionnisme social » [3], qui a notamment inspiré, plus récemment, une « psychologie ethnographique » [4] attentive aux conditions sociales du développement de la pensée. Cette branche minoritaire de la psychologie montre que, dès sa naissance, l’enfant est entouré d’unités langagières socialement différenciées qui lui donnent des clefs pour interpréter le monde. Tandis que Piaget considère les premiers éléments de langage, où l’enfant se parle à lui-même, comme le signe d’une structuration de la pensée encore peu socialisée, Vygotski en fait le moyen, déjà social, par lequel l’enfant organise son rapport au monde et à soi. En partant de l’hypothèse générale, formulée dès l’introduction du livre, qu’un point de vue sur le monde social « s’élabore à partir du langage, tel qu’il s’impose, et tel qu’il est sollicité » (p. 18), W. Lignier et J. Pagis font de la psychologie de Vygotski le socle de leur réflexion. Parce qu’il en tire un point de vue renouvelé sur la sociogenèse des dispositions cognitives, leur livre démontre tout l’intérêt pour la sociologie de bousculer les frontières disciplinaires, afin d’asseoir son rôle dans la compréhension des mécanismes par lesquels se fabriquent les individus.

par Nicolas Sallée, le 27 octobre 2017

Pour citer cet article :

Nicolas Sallée, « La petite société des enfants », La Vie des idées , 27 octobre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-petite-societe-des-enfants

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Notes

[1Voir notamment Omar Lizardo, « The Cognitive Origins of Bourdieu’s Habitus », Journal for the Theory of Social Behaviour, 34 (4), 2004, p. 375-401.

[2Jean-Paul Bronckart et Marie-Noëlle Shurmans, « Pierre Bourdieu – Jean Piaget : habitus schèmes et construction du psychologique », in. B. Lahire (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La découverte, 2001, p. 168.

[3Ibid., p. 169.

[4Nicolas Mariot et Wilfried Lignier, « Où trouver les moyens de penser ? Une lecture sociologique de la psychologie culturelle », in B. Ambroise et C. Chauviré (dir.), Le mental et le social, Paris, EHESS, 2013, p. 191-214.

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