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La nature des Amérindiens

À propos de : Stéphen Rostain, La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas, Le Pommier


par Philippe Erikson , le 23 mai 2022


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On se trompe beaucoup sur l’Amazonie. On y voit une forêt première et sauvage, alors qu’elle est l’objet d’une gestion raisonnée par les Amérindiens de leur environnement. La biodiversité est aussi le produit de nos efforts.

Il faut une bonne dose d’enthousiasme, voire d’abnégation, pour consacrer plus de 350 pages à quelque chose qui n’existe pas. Stéphen Rostain y parvient avec brio dans cet ouvrage qui se propose tout à la fois de pourfendre les fantasmes occidentaux concernant l’Amazonie et de réhabiliter ses premiers habitants, loués pour leur sage gestion d’un environnement bien plus anthropique qu’on ne l’a longtemps cru. Il s’agit, en somme, de battre en brèche les clichés qui hantent l’imaginaire occidental concernant « l’enfer vert » et, dans la foulée, valoriser l’apport constructif des Amérindiens. L’Amazonie, constate S. Rostain, « c’est un peu notre Dreyfus écologique » (p. 17), accusée injustement et condamnée sans appel à n’être considérée que comme simple pourvoyeuse de matières premières. Il faut donc jeter un peu de lumière sur « le touffu manteau d’ignorance qui couvrait le passé amazonien » (p. 43), laissant croire que la déforestation serait le meilleur (voire le seul) moyen d’exploiter le milieu. Et pourtant : « [c]omme pourrait le dire un Sully moderne, labourage et pâturage sont les deux poubelles de l’Amazonie » (p. 276) et « ce sont bien les changements socio-technologiques et écologiques occidentaux [qui] constituent aujourd’hui les menaces les plus dangereuses pour le monde amérindien » (p. 293), ainsi que pour le biotope amazonien.

Transport des fûts d’arbre sur rail par des bagnards dans le chantier forestier de Saint-Jean-du-Maroni en Guyane française (D. R.)

L’Amazonie : chiffres et controverses

L’auteur affiche donc clairement ses intentions : récuser quelques « opinions définitives forgées avec l’acier de l’ignorantisme » (p. 15) pour « mettre en parallèle la gestion amérindienne multimillénaire de l’Amazonie avec l’exploitation destructrice, mais récente, de la société occidentale » (p. 12). On ne peut plus laisser croire que « les terres basses n’ont logé que de basses cultures » (p. 193). Tout en dénonçant les menaces que les modèles extractivistes (confortés par nos représentations) font peser sur l’Amazonie (lato sensu), il convient donc d’illustrer et d’encenser la sagesse pluriséculaire et le rôle d’indéfectibles aménageurs du territoire des populations autochtones. D’autant que, contrairement à nous, elles seraient mues par une idéologie mettant bien plus d’emphase sur l’interaction que sur la prédation. S. Rostain insiste beaucoup sur ce point, sur lequel nous reviendrons.

Pour étayer sa démonstration, l’auteur rappelle des faits que les spécialistes connaissent depuis quelques décennies déjà, mais qu’il a le mérite de dévoiler en détail à l’attention d’un public élargi. « Avec un débit de 209.000 mètres cubes seconde, le fleuve [Amazone] déverse 18% du total d’eau douce dans les océans du monde » (p. 40) et le couvert végétal y « est riche de plus de 16.000 espèces d’arbres, alors qu’on en trouve moins de 140 en France » (p. 39). « 45% des plantes cultivées en Amérique proviennent d’Amazonie » (p. 37) où « pas moins de 86 plantes natives ont été domestiquées, à des degrés divers, parmi lesquelles le manioc, la patate douce, l’ananas, le tabac, le piment et le cacao » (p. 46 ; p. 194). Par contraste : « Dans les sociétés industrialisées, seules quinze plantes subviennent à 90% de la consommation alimentaire » (p. 330). Et : « en dix-huit ans, de 2000 à 2018, la déforestation en Amazonie a atteint 513.016 km2, soit une surface aussi grande que l’Espagne » (p. 221)…

Les savanes inondables d’Amazonie ont été cultivées par les Précolombiens grâce à la construction de milliers champs surélevés, petites buttes de terre, comme ici dans la plaine côtière de Guyane française (© Stéphen Rostain)

Les chiffres sont vertigineux, mais leur magnitude est loin de relever des seuls caprices de la nature. Les Amérindiens, au fil des ans, ont façonné leur environnement, aménagé le paysage et œuvré à augmenter la biodiversité tout autant qu’ils s’y adaptaient, bonifiant les sols et infléchissant à leur avantage la composition floristique (voir aussi Rostain 2016). « En plus d’être des forestiers hors pair, d’infatigables marcheurs et des savants incomparables de la nature tropicale, les Amérindiens furent d’extraordinaires architectes de la terre. […]. Avec le matériau le plus modeste qui soit, la terre, ils ont créé des merveilles monumentales » (p. 136). « Loin d’être déserte, l’Amazonie précolombienne était traversée de chemins permanents, de canaux et de fossés entrecroisés, de chemins surélevés connectant tertres d’habitat et monticules agricoles, de digues contenant bassins et réservoirs, de champs surélevés de toutes formes, dimensions et agencements possibles » (p. 123).

Dans son introduction intitulée « Back to the trees », S. Rostain revient sur les obstacles épistémologiques qui ont longtemps empêché de prendre acte de ce caractère largement anthropique du milieu amazonien. Si différents avatars du déterminisme environnemental ont trop longtemps tenu le haut du pavé paradigmatique c’est, nous explique-t-il, faute d’avoir saisi que de tels modèles « ne cernent que des sociétés amérindiennes déjà fortement déstructurées par le choc de la conquête, et en cours de recomposition » (p. 20). Dans une arène scientifique qui a vu s’affronter « mirmillons de l’archéologie, rétiaires de l’écologie et secutors de la botanique » (p. 28), on s’est, en somme, contenté de projeter sur le passé l’image de sociétés autochtones similaires à celles qu’ont pu rapporter l’ethnographie produite au cours des XIXe et du XXe siècle. Autrement dit, des populations numériquement insignifiantes, extrêmement mobiles, très peu hiérarchisées, pour ne pas dire anomiques, et trop peu structurées pour avoir pu faire plus que subvenir à leurs besoins élémentaires dans un environnement supposément ingrat (p. 320). Les données issues de l’archéologie contemporaine permettent de nuancer (voire d’invalider totalement) cette vision réductrice, pour brosser rétrospectivement le portrait de sociétés autrement plus sophistiquées, à même d’impacter considérablement le milieu. On a trop vite fait d’occulter l’ampleur du désastre qu’a constitué la conquête, notamment dans son volet épidémiologique, que S. Rostain qualifie, avec l’humour doux-amer qui le caractérise, de Big Bang sanitaire terrifiant : « Les dégâts ont été fulgurants et la chute démographique des premières années effroyable. On estime que 85 à 90 % des populations amazoniennes ont succombé aux maladies importées » (p. 302).

D’Héraclite à Walt Disney…

Seringueiro chauffant la sève d’hévéa en fin de journée de collecte pour former de grosses boules de caoutchouc (Franz Keller-Leuzinger 1874)

À l’instar de l’un de ses précédents ouvrages de vulgarisation dont le découpage s’inspirait des douze travaux d’Hercule (Rostain 2017), celui-ci comprend quatre chapitres, chacun centré sur l’un des éléments de la nature reconnus par les philosophes présocratiques : l’eau (ch. 1), la terre (ch. 2), le feu (ch. 3) et l’air (ch. 4). Sans doute en aurait-il compris sept si, comme le laissent entendre certains passages de la conclusion (p. 195), il avait plutôt pris les péchés capitaux pour fil conducteur. Quoi qu’il en soit, bien qu’il ne reflète aucunement les conceptions amérindiennes de l’univers, du moins le plan retenu permet-il d’organiser logiquement les données : la navigation, la canalisation, l’irrigation et les barrages (pour l’eau) ; le terrassement, l’édaphologie et la bonification des terres (pour la terre) ; les techniques d’essartage, le bon usage des charbons et la gestion des incendies (pour le feu) ; enfin, le chapitre « air » permet d’introduire des thématiques attendues, tels la pollution atmosphérique découlant de l’exploitation des hydrocarbures, mais aussi, de manière un peu plus artificielle, les « airs » de musique et les méfaits de l’extractivisme, notamment ceux de la période du boom du caoutchouc, via la notion de pneumatique(s), au singulier comme au pluriel. (Ce qui ne manque pas d’air, pourrait-on dire pour « chambrer » l’auteur tout en imitant son style). La conclusion, pour sa part, est intitulée « I can’t breathe », en claire référence à l’actualité du moment où S. Rostain composait son ouvrage.

Les grands bois d’Amazonie en Guyane selon Jules Crevaux en 1879

Instructif, ce livre est aussi divertissant, servi qu’il est par une iconographie superbe et par une écriture plaisante. Volontiers iconoclaste, S. Rostain a cependant un goût prononcé pour l’image, et celui-ci est illuminé de près de 200 figures (aucun index précis n’est fourni, mais j’en ai dénombré 197). L’auteur a aussi un sens certain de la formule et parsème son texte de touches d’humour. Un florilège des traits d’humour qu’il recèle serait presque aussi long que le livre lui-même, et l’on rit souvent, même lorsque l’esprit taquin de l’auteur, peu soucieux du « politiquement correct », s’en prend directement aux personnes. « Grande bouche devant l’éternel, Raoni ne sait pas la fermer » (p. 171) écrit-il par exemple du fameux chef kayapo, connu pour son immense labret tout autant que son talent oratoire. Le président Bolsonaro, quant à lui, « n’est peut-être pas une lumière, mais il aura quand même été l’étincelle mettant le feu aux poudres… » (p. 171), ne voyant d’autre alternative qu’entre « l’âge de pierre » et « l’âge du béton » (p. 115).

S’adressant à un public de non spécialistes, S. Rostain se dispense dans cet ouvrage des conventions scrupuleuses de l’écriture universitaire. Il cite parfois des auteurs sans donner de numéros de page, ni même d’année d’édition. Certes, la rigueur est au rendez-vous, et certains passages affichent même une densité sémantique admirable. À titre personnel, j’ai été particulièrement intéressé par les développements sur l’entomologie ou encore la pédologie, par exemple. Cependant, même pour aborder des sujets graves, pour ne pas dire tragiques, l’auteur a visiblement opté pour « le gai savoir ». Il évoque régulièrement les œuvres classiques (Villon, Ronsard, La Fontaine, Shakespeare, Leconte de Lisle, Rimbaud, Giono, Leiris,…), et n’hésite pas à se référer aux icônes de la culture populaire : Stevie Wonder, Marvin Gaye, Bob Marley, Marilyn Monroe (femme certes unique, mais unique femme citée), Tintin, et même les studios Disney, pour nous rappeler que : « Tel un Picsou dément, nous avons puisé dans le coffre-fort de la nature pour exploiter ce qu’on appelle ses ‘richesses’, un terme quelque peu indécent à mon sens » (p. 328).

Un cliché peut en cacher un autre …

Fouille archéologique dans la vallée du Pastaza en Amazonie équatorienne (© Stéphen Rostain)

Quoiqu’à la fois instructif et divertissant, cet ouvrage n’est cependant pas exempt de tout défaut, dont le plus saillant est sans doute le recours intermittent aux travers mêmes qu’il dénonce. En d’autres termes, bien qu’il s’efforce constamment de les récuser, S. Rostain n’hésite pas à mobiliser certains clichés, à commencer par l’un des plus éculés : « L’Amazonie est une terre de contrastes et de paradoxes » (p. 39) ; « Penser l’Amazonie, c’est penser le paradoxe » (p. 64)... Ce travers s’affiche dès la couverture, puisqu’elle reprend une photo de Sebastião Salgado, certes spectaculaire, mais totalement dénuée de vraisemblance ethnographique. Elle représente en effet un arbre gigantesque décoré de motifs de peintures corporelles yanomami, ce qui est parfait pour conforter l’opinion que les Amérindiens considèrent grand-mère feuillage comme une aïeule, mais n’en relève pas de la mise en scène, pour ne pas dire du trucage. Sauf erreur de ma part, à moins d’y être incité par un photographe fortuné, aucun Amazonien n’a jamais peint d’arbres de la sorte et, bien qu’il ne tarisse pas d’éloges à l’égard de Salgado, l’œuvre de ce dernier n’en reste pas moins entachée de ce qu’on a pu qualifier de « primitivisme photographique » ou encore d’« (ethno)-primitivisme réaliste » (Ball 2016 ; 2017). Au cœur de la pandémie de Covid, Salgado a lancé une généreuse campagne incitant à mieux protéger les Amérindiens du Brésil dans l’espoir de préserver ainsi non seulement leur intégrité physique et territoriale, mais également « la préhistoire de l’humanité ». Inutile de préciser que la communauté américaniste a réagi avec une certaine circonspection (Londoño-Sulkin, 2020).

Dans le même ordre d’idée, on pourrait regretter qu’une des métaphores dont la réfutation est pourtant au cœur de l’ouvrage, celle de la forêt « vierge », revienne de manière aussi récurrente sous la plume de S. Rostain. « Ainsi, vierge, l’Amazonie ne l’était pas et elle avait connu bien des hommes qui avaient laissé les stigmates de leur passage quand elle s’offrit aux conquistadors » (p. 15) ; « Ce n’est pas une vierge végétale que les conquistadors ont déflorée dans le Nouveau Monde sud-américain, mais une vieille dame amazonienne qui a connu bien des hommes » (p. 206) ; « L’Amazonie n’est pas une courtisane docile pour l’Occidental inexpérimenté. Elle ne se laisse pas séduire facilement et encore moins ensemencer sans préliminaires. Il faut apprendre à la connaître, saisir ses faiblesses comme ses forces, les exalter pour en profiter et prendre soin de cette Terre-mère. Il est ainsi préférable d’enflammer ses sens plutôt que ses troncs » (p. 221). Ailleurs, S. Rostain contraste l’état actuel des tribus modernes (sic) avec « la magnificence des civilisations inviolées [sic] d’avant le contact avec les Occidentaux » (p. 321). Il serait certes injuste de taxer S. Rostain de misogynie, un de ses derniers ouvrages étant précisément consacré à célébrer le rôle crucial des femmes dans le développement de l’archéologie amazonienne (Rostain 2020). Mais chassez le naturel…

Le second travers de l’ouvrage, qui est à certains égards une variante du précédent, est une fâcheuse tendance à essentialiser les Amazoniens, d’une part, et les Occidentaux, de l’autre, pour mieux opposer « la pensée amérindienne » (p. 232), à « la pensée occidentale » (p. 280). L’éternel amazonien, comme on pourrait s’y attendre, est caractérisé par l’absence de volonté de propriété et de domination, et bien sûr un indéfectible sentiment de proximité avec la nature. Et à lire S. Rostain, on pourrait croire que les Occidentaux, c’est tout simplement l’inverse. Mais peut-on sérieusement considérer que la « déchéance écologique » (sic) de l’Amazonie aurait débuté très précisément le 5 août 1498 », date où Christophe Colomb toucha pour la première fois le continent sud-américain, au delta de l’Orénoque (p. 314) ? Est-il vraiment pertinent de présenter le déboisement accéléré des forêts d’Europe occidentale comme le prélude à la déforestation de masse en Amazonie (p. 11) ? Mais là encore, il serait malséant de déterrer la hache de pierre pour stigmatiser un auteur qui, depuis tant d’années, plaide avec talent et véhémence pour la décolonisation des sciences humaines (Rostain 2011).
La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas est donc un livre dont il faut recommander la lecture à toute personne désirant mieux connaître et mieux défendre un milieu aussi fascinant qu’il est menacé. Avec autant d’humour que d’érudition, il explicite le rôle crucial qu’ont joué ses premiers occupants dans son élaboration. Loin des discours édifiants sur les Amérindiens perçus comme « êtres de la nature », S. Rostain les réhabilite dans leur rôle d’édificateurs de leur environnement, atteignant ainsi pleinement ses objectifs à la fois scientifiques, politiques et littéraires. Bravo l’artiste.

Stéphen Rostain, La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas, Paris, Le Pommier, 2021, 280 p., 23 €.

par Philippe Erikson, le 23 mai 2022

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Références citées
 Ball, Christopher, 2016, And There Was Light : Sebastião Salgado’s Genesis and (Ethno)Primitivist Realism : Visual Anthropology, American Anthropologist, 118(3), 641-645.
 Ball, Christopher, 2017, Let There Be Light : Wauja People and the Practice of Photographic Primitivism in Sebastião Salgado’s Genesis, Visual Anthropology Review, 33(1), 28-37.
 Londoño Sulkin, Carlos, 2020, Is Celebrity Attention Helping or Hurting Amazonian Peoples ?, Sapiens.
 Rostain, Stéphen, 2011, Amazonie : Une archéologie en attente de décolonisation, Les nouvelles de l’archéologie, 126 : 41-45.
 Rostain, Stéphen, 2016, Amazonie. Un jardin sauvage ou une forêt domestiquée. Essai d’écologie historique, Paris, Actes Sud / Errance, 2016.
 Rostain, Stéphen, 2017, Amazonie. Les 12 travaux des civilisations précolombiennes, Paris, Belin.
 Rostain, Stéphen, 2020, Amazonie, l’archéologie au féminin, Paris, Belin éditeur.

Pour citer cet article :

Philippe Erikson, « La nature des Amérindiens », La Vie des idées , 23 mai 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-nature-des-Amerindiens

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