L’éthique du care entend réhabiliter le rôle des émotions occulté par la pensée morale occidentale. Mais elle a besoin pour cela d’une conception sentimentaliste de l’esprit, dont M. Slote souhaite jeter les fondements.
À propos de : Michael Slote, A Sentimentalist Theory of the Mind, Oxford
L’éthique du care entend réhabiliter le rôle des émotions occulté par la pensée morale occidentale. Mais elle a besoin pour cela d’une conception sentimentaliste de l’esprit, dont M. Slote souhaite jeter les fondements.
Michael Slote, professeur d’éthique à l’université de Miami, connu pour ses travaux de recherche associant éthique des vertus et éthique du care, veut proposer une alternative à l’éthique libérale et rationaliste en s’appuyant sur le sentimentalisme moral qui défend la thèse selon laquelle la bonne action et son évaluation reposent non sur la raison mais sur les sentiments. Cependant il bute dans ce projet sur un obstacle de taille : notre conception de l’esprit est entièrement rationaliste. Il s’est donc donné pour nouvel objectif de proposer une théorie sentimentaliste de l’esprit, c’est-à-dire aussi de la croyance, de l’action et de la connaissance.
À la différence d’Antonio Damasio (neurobiologiste ayant soutenu une thèse similaire mais basée sur l’étude de patients souffrant de maladies neurologiques et de lésions cérébrales et sur la neuro imagerie fonctionnelle), Slote veut montrer qu’il existe un lien conceptuel, et pas seulement empirique, entre les fonctions cognitives ou intellectuelles de notre esprit et l’émotion (p. 4). Il s’agit d’un problème qui se pose à l’éthique du care et au sentimentalisme moral en tant qu’alternative au rationalisme. Ces courants affirment que la pensée morale occidentale a éclipsé les émotions au profit de la raison mais ils le font principalement sur une base empirique, à savoir la psychologie morale de Carol Gilligan et l’histoire de la pensée occidentale moderne de Joan Tronto.
Gilligan, à laquelle Slote fait souvent référence, est à l’origine de l’éthique du care, version militante de ses résultats empiriques obtenus en psychologie morale et montrant la sous-estimation sexiste de la valeur qu’il faut accorder à la préoccupation pour autrui (ou care en anglais) dans le développement moral féminin. Or, le souci d’autrui est d’abord un sentiment induit par une éducation et occulté par la morale rationaliste dominante. Tronto s’est illustrée dans les études féministes en politisant l’éthique du care à partir, notamment, d’une relecture de l’histoire de la pensée occidentale qui se caractérise, selon elle, par une éclipse des sentiments dans les questions politiques. Les émotions furent reléguées dans le domaine privé par la philosophie morale occidentale depuis les Lumières, à l’image du courant philosophique du sentimentalisme moral en partie oublié depuis.
Slote considère l’empathie comme le fondement de l’action morale et de son évaluation mais il veut aussi montrer son importance pour une conception sentimentaliste de l’esprit. Il distingue l’empathie, capacité à ressentir l’émotion des autres, et la sympathie, capacité à ressentir une émotion en rapport avec la situation d’autrui. C’est la différence entre ressentir la douleur d’autrui (ou être en empathie) et éprouver du chagrin parce qu’autrui éprouve de la douleur (ou avoir de la sympathie). Et il distingue aussi deux formes différentes d’empathie, l’empathie projective et l’empathie associative. L’empathie projective consiste à se mettre délibérément à la place de l’autre. C’est ce qu’on peut attendre, par exemple, d’un travailleur social qui évalue votre situation. L’empathie associative consiste à ressentir véritablement ce que l’autre ressent. C’est ce qui arrive face à une œuvre de fiction lorsqu’on s’identifie au héros et qu’on ressent les mêmes émotions que lui.
Cette distinction est destinée à prévenir une objection rationaliste quant au rôle de l’empathie en général dans les rapports humains : un psychopathe est aussi capable d’empathie pour mieux faire souffrir sa victime. On pourrait en effet objecter d’un point de vue rationaliste que se mettre à la place d’autrui est une capacité qui peut aussi être utilisée pour lui faire du mal (Martha Nussbaum fait une telle objection. Voir Nussbaum, 2011 p. 50). Mais, selon Slote, le psychopathe n’est capable que d’empathie projective et non associative (p. 176-177). Car il ne ressent rien. Or Slote veut montrer que cette capacité à ressentir ce qu’autrui ressent est importante non seulement pour la moralité mais aussi pour les fonctions cognitives de notre esprit.
En effet, être ouvert d’esprit c’est aussi être capable d’empathie car il faut être capable d’éprouver ce qu’autrui éprouve au sujet d’une croyance (p. 16). L’expression de « sympathie intellectuelle » n’est pas un vain mot selon Slote car nous avons effectivement des sentiments à l’égard de ce que pensent les autres. Mais la sympathie est insuffisante si vous devez, comme on dit en français, être « charitable » avec les croyances d’autrui, c’est-à-dire considérer qu’elles ont un sens et qu’elles peuvent être vraies. Il faut pour cela être en empathie avec l’émotion favorable qu’autrui éprouve à l’égard de sa croyance.
Slote parvient ainsi à une conception de la croyance impliquant conceptuellement l’émotion puisque croire c’est voir sous un jour favorable et donc éprouver des émotions positives à l’égard du contenu d’une croyance. Cette conception s’oppose à la vision rationaliste impliquant un contrôle épistémique par l’esprit de la vérité de sa croyance.
Or une conception sentimentaliste de la croyance, montre Slote dans le chapitre 2 (p. 32 sq.), permet de considérer autrement l’explication habituelle de l’action instrumentale, c’est-à-dire l’action consistant à procurer un moyen pour une fin donnée. En effet, alors qu’on associe habituellement un désir à une croyance pour expliquer une telle action, si l’on conçoit la croyance sur le mode sentimentaliste alors on n’a plus besoin du désir du moyen pour expliquer l’action. Par exemple, éteindre la lumière implique dans l’explication habituelle de croire que l’interrupteur a cette fonction mais aussi le désir d’appuyer dessus pour éteindre la lumière. Mais, selon Slote (p. 36), avoir une croyance sans qu’elle nous motive à agir dans un contexte pratique approprié signifie que nous n’avons pas vraiment cette croyance. Donc quelqu’un qui veut éteindre la lumière et qui croit que l’interrupteur a cette fonction appuie dessus. Il n’a pas besoin en plus de désirer appuyer sur l’interrupteur s’il désire déjà éteindre la lumière. Croire est un affect, une attitude proactive, se transformant en motivation à agir dès lors que le contexte pratique le requiert. C’est même un critère d’identification de la croyance selon Slote. Les croyances ne sont pas inertes : ne pas être conduit à agir du fait d’une croyance signifie simplement ne pas avoir cette croyance.
Cette conception sentimentaliste de la croyance inspire à Slote une relecture originale, pour la philosophie américaine, du paradoxe de la faiblesse de la volonté. Comment expliquer que quelqu’un qui ait la volonté d’atteindre un objectif fasse parfois le contraire de ce qui permet d’atteindre cet objectif ? L’explication rationaliste de la faiblesse de la volonté s’appuie sur une clause bien établie par l’adage kantien : « qui veut la fin, veut les moyens, s’il est rationnel » (cité p. 37). Slote veut montrer qu’on n’a pas besoin de cette condition qui invite à considérer une personne n’agissant pas dans son intérêt comme quelqu’un d’irrationnel. Quelqu’un qui voulait faire sa demande en mariage et finalement ne l’a pas faite peut paraître irrationnel si son objectif était de se marier. À moins, nous dit Slote (p. 50), que cette personne ne se connaisse pas aussi bien qu’elle le pensait. Elle croyait être amoureuse mais ne l’était pas vraiment car lorsqu’elle a eu l’occasion de faire sa demande en mariage elle ne l’a pas faite. Ce qui apparaissait donc comme une irrationalité pratique n’est autre qu’une méconnaissance de soi.
Pour un lecteur français l’idée qu’on n’ait pas besoin de la rationalité pour expliquer la motivation et l’action semblera manquer d’originalité au regard des explications de la psychanalyse à laquelle Slote ne fait jamais référence. Mais la théorie freudienne de l’acte manqué, par exemple, concerne plutôt le désir que la croyance. Or ce qui importe dans la démonstration de Slote est l’efficace de la croyance plutôt que celle du désir.
Une conception sentimentaliste de l’esprit humain s’appuie donc sur des fondements a priori que sont les conditions de la croyance, de la motivation et de l’action décrites ci-dessus (p. 86). Mais elle doit aussi montrer sa capacité à développer des principes concurrents de ceux qui ont fait le succès du rationalisme, à savoir la critique, le contrôle, le respect d’autrui et la nature égoïste de l’être humain.
Alors que le rationalisme considère qu’il faut en permanence passer ses croyances sous le feu de la critique de manière à les contrôler rationnellement, Slote pense que nous devons plutôt être réceptif à la critique. La vertu de réceptivité, une ouverture authentique au jugement d’autrui, s’oppose à l’examen de conscience permanent auquel veut nous soumettre le rationaliste car de ce point de vue la critique qui compte vraiment doit d’abord venir de l’extérieur du sujet. Elle doit venir d’autrui, voire du monde dans la perspective d’une éthique environnementale (cf. Slote, 2014, p. 9).
Nous n’avons pas besoin de douter de nos croyances perceptives, par exemple, à moins d’avoir de bonnes raisons de le faire. Il faut avoir une attitude réceptive consistant à questionner ce qu’on a de bonnes raisons de questionner plutôt que par principe tout mettre en doute comme le fait le rationaliste de tradition cartésienne. Slote démontre ce point en faisant un parallèle avec la rationalité pratique : il est irrationnel de vouloir mettre en doute en permanence ses désirs, ses convictions, ses intérêts, etc. car un tel regard critique les affaiblira aussitôt. Il faut donc plutôt garder une attitude réceptive de manière à douter seulement lorsqu’on a de bonnes raisons de le faire (p. 194).
Le rationalisme et le libéralisme des Lumières nous ont aussi légué le principe moral fondamental de non-instrumentalisation d’autrui. Le sentimentalisme peut-il lui aussi rendre compte du respect d’autrui ? Selon Slote le respect d’autrui nous est inspiré par notre désir d’être aimé car cela implique de reconnaître aux autres une importance intrinsèque, c’est-à-dire indépendante de l’intérêt qu’ils représentent pour nous (p. 102). De même la plupart des émotions humaines sont tournées vers autrui ce qui devrait nous empêcher de considérer la nature humaine comme foncièrement égoïste (p. 119). L’être humain est altruiste dans la mesure où il se développe lorsqu’il est enfant dans le besoin d’être aimé et qu’en retour il ressent de la gratitude à l’égard de ceux qui lui donnent de l’amour. Or le sentiment de gratitude est selon Slote au fondement de la motivation altruiste car la gratitude ressentie pour nos parents s’étendra ensuite au monde entier (p.135).
On pense ici à l’idée de G. H. Mead aujourd’hui communément acceptée du primat de la relation affective à autrui dans la construction de soi, ainsi qu’à l’usage qu’en a fait Axel Honneth au travers son concept de reconnaissance. Pourtant, Slote restreint la gratitude au seul cadre du développement moral individuel, indépendamment de sa place au sein de la société. On touche ici à la principale limite de son ouvrage.
Slote dit d’emblée qu’il doit au féminisme son intérêt pour les émotions (p. 4). Mais il oublie rapidement ensuite l’origine politique de ses arguments. Et il ne semble pas complètement réaliser, quoiqu’il ne rejette pas en bloc le rationalisme, que les origines de son sentimentalisme, au-delà des enjeux épistémologiques, viennent d’une conception parente si ce n’est identique à celle qu’il veut dénoncer.
Dire que la rationalité instrumentale portée aux nues par le rationalisme des Lumières suppose une attitude favorable (i.e. un sentiment) susceptible de révision est une manière de mettre en doute l’objectivité dont cette rationalité se prévaut notamment lorsqu’elle organise la société. Mais pour apercevoir ce lien entre sentiment et politique encore faut-il admettre que les émotions ont un sens d’abord en société, plutôt qu’individuellement, ce qui ne semble pas du tout être le cas de Slote. Il défend en effet un sentimentalisme moral qui part des sentiments individuels comme motifs de l’action morale. Or sur ce point le rationalisme des émotions de Martha Nussbaum, qu’il prend explicitement pour cible (p. 240), semble garder une longueur d’avance. Ils s’accordent tous deux sur le diagnostic : nous n’avons pas assez tenu compte des émotions en philosophie contemporaine ; mais ils sont en désaccord sur le remède : alors que Slote recommande de remplacer le rationalisme des Lumières par un sentimentalisme, Nussbaum estime qu’il faut plutôt penser la place des émotions au sein du rationalisme. Or cette seconde option peut se prévaloir d’une prise en compte de la dimension sociale et politique de l’être humain quasiment absente de la première car Nussbaum pense les émotions au cœur des institutions démocratiques comme par exemple l’éducation.
L’éthique des vertus basée sur l’agent (agent-based virtue ethics) dont se réclame Slote nous semble en fait directement inspirée du préjugé individualiste des Lumières selon lequel nous n’avons pas besoin de supposer autre chose que l’individu et ses motifs pour comprendre la morale. Nous pensons au contraire indispensable de mettre les sentiments dans un contexte social pour les comprendre. Pourquoi Slote ne voit-il pas que sa conception individualiste de la morale est elle-même inspirée de la pensée libérale et rationaliste des Lumières ? Peut-être parce que c’est une évidence seulement dans la tradition française de la philosophie morale depuis Durkheim.
par , le 30 décembre 2015
Carol Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care, Flammarion, 2008, (1986, 1re édition)
Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, La découverte, 2009
Fabienne Brugère, « Jusqu’où ira le care ? », La Vie des idées, 4 octobre 2010
Fabienne Brugère, « Pour une théorie générale du ‘care’ », La Vie des idées, 8 mai 2009
Martha Nussbaum, Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle ?, Climats, 2011
Solange Chavel, « L’utilité sociale des humanités », La Vie des idées, 14 février 2011
Michael Slote, « The Virtue of Receptivity », Revue internationale de philosophie : l’éthique des vertus, 2014/1, n°265, p. 7-19
Damien Couet, « La morale des sentiments », La Vie des idées , 30 décembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-morale-des-sentiments
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