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Recension Histoire

La monarchie enquête

À propos de : Marie Dejoux, Les enquêtes de saint Louis. Gouverner et sauver son âme, Puf


par Valérie Theis , le 25 septembre 2014


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Louis IX, dit saint Louis, ordonna au cours de son règne plusieurs enquêtes de réparation. Celles-ci permettaient d’obtenir autant le consentement des populations à la domination royale que le salut du roi lui-même. En ce sens, elles constituent un jalon important dans la construction de la monarchie française.

Recensé : Marie Dejoux, Les enquêtes de saint Louis. Gouverner et sauver son âme, Paris, Presses universitaires de France, 2014. 484 p., 27 €.

Le début des années 2000 a vu se multiplier les travaux sur l’enquête au Moyen Âge. Les noms des organisateurs du premier grand colloque à avoir pris pour objet ce type de sources, qui a eu lieu à l’École française de Rome en 2004, suffisent à indiquer quelle fut l’origine du renouveau de l’intérêt pour ces sources [1]. François Bougard, Jacques Chiffoleau et Claude Gauvard sont en effet trois des principaux spécialistes de l’histoire des pratiques judiciaires au Moyen Âge, arrivés à l’enquête par le biais de leurs recherches sur le développement de la procédure inquisitoire, l’enquête n’étant à l’origine rien d’autre que l’inquisitio, qui prend une place croissante dans le cadre des techniques judiciaires de recherche de la vérité.

L’usage de cette procédure, qui repose sur le rassemblement par des enquêteurs de témoignages jurés recueillis oralement, ne s’est cependant pas limité au champ de la pratique judiciaire et, à haute époque, elle a aussi été un instrument permettant de fixer par écrit l’état des possessions et de la juridiction d’un pouvoir princier ou royal sur tout ou partie de ses domaines, comme en témoigne le Domesday book, réalisé sur ordre de Guillaume le Conquérant à la fin du XIe siècle. Les recherches sur ce second type d’enquête ont montré que le but en était alors autant, sinon plus, de manifester la présence de l’autorité commanditaire de l’enquête sur le terrain et d’obtenir une forme minimale de soumission des populations, que de disposer de dossiers lui permettant de connaître les territoires et les hommes qu’elle prétendait dominer.

Ces dernières années, c’est sur ces usages de l’enquête comme instrument de gouvernement que les historiens se sont surtout penchés, comme en témoignent les travaux de l’équipe réunie autour de Thierry Pécout [2].

Un monument vacillant

C’est à la croisée de ces deux grands types d’enquêtes que se situent les sources à l’origine de l’étude de Marie Dejoux, à savoir l’ensemble des documents qui ont été produits dans le cadre de la réalisation des enquêtes qui furent ordonnées par le roi Louis IX (1226-1270), à différents moments de son règne et en différentes régions. En effet, ces enquêtes, qui firent l’objet dès 1904 d’une édition par Léopold Delisle, ont été d’emblée désignées par celui-ci comme appartenant au genre des « enquêtes administratives », un genre alors mal défini, dont l’historien Jean Glénisson a tenté de défendre le caractère opératoire pour l’historien dans un célèbre article de 1980 [3]. Il ne s’agissait pourtant pas, dans celles-ci, de procéder à un inventaire de droits et de terres, mais bien d’enquêter pour rendre justice à ceux des habitants du royaume de France qui estimaient avoir été lésés, en quelque manière que ce soit, par les officiers du roi ou par le roi lui-même : ce qui autorise Marie Dejoux à les qualifier d’enquête de réparation, afin de se distinguer à la fois des enquêtes administratives et des enquêtes de réformation, choix que l’ensemble de l’ouvrage permet de justifier de manière très convaincante.

Les enquêtes de saint Louis se présentent en effet comme des sources lourdement lestées, du poids de l’historiographie sur les enquêtes, mais aussi de celui des études sur l’histoire de la monarchie française au sein duquel elles ont occupé, dès la seconde moitié du XIXe siècle, la place de monument contribuant à construire l’image de Louis IX comme un roi juste et soucieux de réforme. La conservation de la majeure partie de ces documents dans la série J des Archives nationales, celle du Trésor des Chartes, semblait apporter la confirmation que ces documents furent perçus dès l’origine comme des jalons essentiels de la construction de l’administration monarchique française.

Afin de se délester de cette double historiographie, qu’elle présente au début de son livre, le parti de Marie Dejoux consiste à revenir aux documents (chapitres I et II) afin de leur rendre leur intelligibilité et leur singularité. Son étude s’appuie en effet sur une enquête archivistique de grande ampleur, et ce n’est pas un hasard si le livre est publié en partenariat avec les Archives nationales, qui ont apporté leur soutien à cet autre type d’enquête, qui était le préalable indispensable à toute tentative de relecture critique.

Le rassemblement minutieux de la production écrite établie dans le cadre de ces enquêtes, ou y faisant allusion, permet à l’historienne d’établir un premier constat. À l’issue du règne de saint Louis, seuls quelques religieux consultés lors de son procès de canonisation insistent sur l’importance des enquêtes, permettant ensuite à certains de ses biographes, comme Guillaume de Saint-Pathus, d’en livrer les premières descriptions idéalisées. Son second constat est tout aussi déceptif : celles-ci n’ont été intégrées qu’a posteriori, et souvent par une série de hasards dans les archives royales où, dès la fin du XIVe siècle, elles furent considérées comme des papiers inutiles, avant d’être oubliées jusqu’au XVIIe siècle.

Documents de travail peu soignés, raturés, mutilés, qui bien souvent ne permettent pas de suivre une enquête du début à la fin, nécessitant le croisement des sources de plusieurs enquêtes différentes pour tenter d’en reconstituer le déroulement théorique, ces archives ont été érigées en monument de manière totalement artificielle, mais c’est justement ce qui permet à l’historienne d’en tirer une nouvelle interprétation (chapitre VIII), non sans avoir d’abord présenté de manière méthodique, dans ce qui constitue le cœur de l’ouvrage, les objets de l’enquête, le profil des enquêteurs et ses résultats (chapitres II à VII).

Une opération de communication réussie

La partie centrale du livre met en lumière le caractère évolutif de la pratique des enquêtes. Les instructions données aux enquêteurs, qui restent souvent très générales, conjuguées à la pratique de la sous-traitance et au peu de temps imparti pour traiter des centaines de réclamations, aboutissent à des résultats qui sont parfois difficilement comparables d’une enquête à l’autre, et laissent aux enquêteurs une grande marge de manœuvre, ce qui permet par exemple aux enquêteurs de Picardie de 1247 d’intégrer dans leur mission la lutte contre les usuriers juifs, laquelle ne devient une demande royale qu’au retour de la croisade. On peut cependant observer quelques traits communs marquants, comme le rôle bien connu des frères mendiants au sein des équipes d’enquêteurs, rôle qu’ils délaissent plus tard pour ne pas être associés à la politique royale, ou celui, jusqu’ici négligé, des clercs du roi, qui incarnaient plus que les autres la défense de ses intérêts.

Tous ces enquêteurs et leurs sous-traitants étaient souvent choisis en raison de leur connaissance du terrain au sein duquel ils devaient enquêter, un terrain dont la perception évolue à mesure que la procédure se perfectionne. Alors que les enquêtes de 1247-1248 se coulent dans le moule territorial du diocèse et de ses subdivisions, les enquêtes du retour de croisade adoptent les cadres territoriaux civils, bailliages, sénéchaussées et prévôtés : d’instrument d’intégration des provinces récemment conquises, l’enquête devient aussi un outil permettant de donner une réalité aux nouveaux cadres administratifs du royaume.

Est-elle aussi un véritable outil de rétablissement de la justice ? Les éléments rassemblés par Marie Dejoux obligent à rester nuancé. Les réclamations retenues par les enquêteurs ciblent d’abord le pouvoir royal et les petits officiers plutôt que les baillis, ce qui renvoie moins à leur bon comportement qu’à une volonté délibérée de les épargner, conjuguée à la difficulté de s’attaquer à de puissants personnages. Même si Louis IX est régulièrement mis en cause, il est moins touché que ses prédécesseurs, l’enquête visant d’abord à apurer les comptes anciens, tout en préservant l’ordre social actuel. Il n’est ainsi pas surprenant de voir que, sans être absentes, et tout en obtenant plus souvent gain de cause que les hommes, les femmes sont très nettement sous-représentées parmi les requérants et on chercherait en vain les « pauvres gens » mis en avant par l’historiographie.

L’étude de tous les indices révélateurs du niveau social des déposants montre que ceux-ci font partie des couches aisées de la population, « pauvre » étant ici à entendre comme le contraire de « puissant » et non de « riche ». Si les enquêtes d’après la croisade donnent plus souvent gain de cause aux requérants qu’avant, et si les attaques contre les petits officiers sont plus entendues que celles portant contre le roi, l’enquête apparaît cependant plus comme l’un des instruments permettant d’obtenir le consentement des populations à la domination royale que comme un véritable instrument de justice ou de réforme.

La réparation contre le salut

C’est d’ailleurs sur cette question que se termine l’ouvrage, l’auteur montrant de façon convaincante que les enquêtes de Louis IX ne peuvent pas plus être comprises grâce à la catégorie d’enquête administrative que grâce à celle d’enquête de réformation, qui leur a souvent été associée. L’idéal de réforme du royaume ne s’affirme en effet qu’à partir du règne de Philippe le Bel, en instrumentalisant le temps, idéalisé pour l’occasion, du bon roi saint Louis, auquel la réforme prétend revenir. Chez Louis IX, l’enquête est avant tout une entreprise personnelle, qui vise à obtenir le salut du roi, tout en rendant le royaume plus fort, non par la réforme administrative, mais par la purgation de ses péchés. La place importante qu’occupent les hommes d’Église au sein de cette entreprise est donc tout sauf l’effet du hasard.

L’erreur de perspective des historiens depuis le XIXe siècle est cependant très compréhensible, dans la mesure où Marie Dejoux montre que c’est sciemment que les hommes du XIVe siècle ont travaillé à faire disparaître la dimension pénitentielle des enquêtes de saint Louis pour en faire le premier grand réformateur du royaume. Or, si le saint roi avait bien adopté certaines des théories les plus récentes de son époque, il s’agissait des théories économiques de l’Église, notamment de celles qui furent développées dans les milieux mendiants autour de la question des biens mal acquis et de la circulation des richesses.

Cela ne fait pas moins de sa démarche un jalon fondamental de la construction de la monarchie, car les enquêtes participèrent à la construction de l’État royal comme un État de droit, dont la légitimité s’appuya dès lors continûment sur un discours de justice. Les enquêtes, faute de permettre une véritable mise en œuvre cette justice, avaient néanmoins pour effet de la mettre en scène, contribuant à pacifier les populations en leur offrant sinon une véritable réparation, du moins le sentiment d’être écoutées. La portée politique d’une telle pratique, qui n’est pas sans rappeler les régulières invocations de la « concertation » dans le discours politique contemporain, a visiblement été mieux perçue par les successeurs de Louis IX que par lui-même, ce qui n’empêche pas que d’autres aient pu, dès cette époque, y penser à sa place.

C’est tout le mérite du travail de Marie Dejoux que de parvenir, en un même mouvement, à donner accès à la compréhension des instrumentalisations successives qui ont été faites de ces enquêtes, et à restituer le sens qu’elles ont pu avoir pour celui qui les avaient conçues ainsi que leurs effets, anticipés ou non, sur les populations du royaume de France et sur la construction de la monarchie française [4].

par Valérie Theis, le 25 septembre 2014

Pour citer cet article :

Valérie Theis, « La monarchie enquête », La Vie des idées , 25 septembre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-monarchie-enquete

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Notes

[1C. Gauvard (dir.), L’enquête au Moyen Âge, Rome, École française de Rome, 2008 (collection de l’Ecole française de Rome 399).

[2Thierry Pécout (dir.), Quand gouverner, c’est enquêter. Les pratiques politiques de l’enquête princière (Occident, XIIIe-XIVe siècles). Actes du colloque international d’Aix-en-Provence et Marseille 19-21 mars 2007, Paris, De Boccard, 2010, ou encore Laure Verdon, La voix des dominés. Communautés et seigneurie en Provence au bas Moyen Âge, Rennes, PUR, 2012.

[3Léopold Delisle, «  Les enquêtes administratives du règne de Saint Louis et la chronique de l’anonyme de Béthune  », Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. XXIV, Paris, 1904. Jean Glénisson, «  Les enquêtes administratives en Europe occidentale aux XIIIe et XIVe s.  », W. Paravinici, K. Werner (dir.), Histoire comparée de l’administration, IVe-XVIIIe, Zurich, 1980, p. 17-25.

[4Pour les spécialistes de la question, on signalera que l’ouvrage est accompagné d’importantes annexes, mises en ligne sur le site de l’éditeur, mais malheureusement indiquées très discrètement dans l’ouvrage. Elles présentent les éléments connus sur tous les enquêteurs-réparateurs repérés, l’analyse codicologique des manuscrits et les allusions aux enquêtes dans les biographies de Louis IX du XVIIe au XXe siècle.

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