Que nous apprend la littérature de la mauvaise foi ? Dans un essai entraînant, Maxime Decout complète les approches issues des sciences humaines et sociales, et renouvelle le débat sur l’invention littéraire.
À propos de : Maxime Decout, En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire, Les Éditions de Minuit
Que nous apprend la littérature de la mauvaise foi ? Dans un essai entraînant, Maxime Decout complète les approches issues des sciences humaines et sociales, et renouvelle le débat sur l’invention littéraire.
Dans l’histoire culturelle occidentale, les sophistes ont sans doute été les premiers à faire de la mauvaise foi une condition de l’habileté oratoire, et Gorgias, l’un de leurs représentants, à glorifier Hélène, que d’autres rendaient responsable de la chute de Troie. C’est dire que la mauvaise foi est appréhendée très tôt comme distance, jeu, espace vacant entre le dire et la vérité. Parce qu’elle affecte bien des domaines de la vie commune ‒ qui pour être commune suppose justement une bonne foi de principe des membres de la communauté ‒, la mauvaise foi est prise en charge par plusieurs disciplines (la rhétorique, la politique, le droit, la philosophie, la linguistique interactionnelle, la pensée des structures organisationnelles…), qui montrent cependant une extrême difficulté à la cerner, puisqu’elle met en jeu une intention jamais explicite. L’interrogation qu’elle véhicule est celle de l’intention de tromper, très difficile à vérifier, mais qu’on peut établir juridiquement ou reconnaître sacramentellement : le tribunal et le confessionnal sont ainsi des lieux révélateurs de mauvaise foi.
La singularité de En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire, est de chercher un autre lieu, bien moins cadré institutionnellement, et d’interroger la mauvaise foi dans la littérature, comme une donnée de la littérature, et peut-être son « propre ». Pour Maxime Decout, jeune spécialiste du roman contemporain, il s’agit au départ d’articuler une interrogation littéraire (la littérature comme fabrique et poursuite de mauvaise foi) et le concept philosophique de mauvaise foi tel qu’il est pensé par Sartre dans L’Être et le Néant (1943), c’est-à-dire une « structure naturelle de la conscience » qui permet de paraître ce que l’on n’est pas en niant une partie de ce que l’on est. La mauvaise foi est donc ‒ suivant Sartre ‒ une inauthenticité intime qui ne relève pas strictement du mensonge mais du désir d’être autre, contre l’évidence de l’être ; elle est une disposition universelle, et surtout une praxis, qui correspond à un régime d’être instable, où le moi se feuillette en instances contradictoires mais vécues simultanément par un sujet qui s’est rendu, sinon insensible, du moins imperméable à sa contradiction. La littérature travaille cette définition philosophique de la mauvaise foi, et la déplace car elle permet d’en saisir l’irréductibilité plutôt que l’universalité, et c’est là que l’on quitte les contours du concept emprunté à l’onto-phénoménologie sartrienne : ce concept de mauvaise foi, la littérature va le déconcerter en l’exposant à l’« intranquillité » de ses représentations.
C’est à l’origine la polysémie du langage littéraire et son fort potentiel d’équivoque qui engage la possibilité de la mauvaise foi. La mauvaise foi n’est pas seulement le mensonge, souvent assimilé à la fiction. Le livre de M. Decout veut sortir la réflexion sur la littérature du binôme vérité/mensonge où on l’enferme trop facilement, afin que la littérature ne soit plus seulement envisagée comme un mensonge qui ouvre (ou non), selon qu’on est platonicien ou aristotélicien, l’accès au vrai. Sur ce point, ce livre fait bouger les lignes, en amenant sur la scène littéraire le concept de mauvaise foi. Si la science existe de l’opposition du vrai et du faux sans cesse repensée, déplacée, la littérature jouit, elle, d’un troisième terme qui est la mauvaise foi, ouvrant des espaces de potentialités et de métamorphoses. Aristote avait ouvert une troisième voie entre vrai et faux avec le concept de vraisemblable, cœur de la Rhétorique et de la Poétique. Cette voie se fonde sur le plus positif des deux termes (le vrai). Un autre schéma s’appuyant sur le faux était disponible : celui de la mauvaise foi, qu’exploite le livre de Maxime Decout.
La littérature libère et excite tout à la fois « des discords présents dans la conscience » (p. 30) et serait « la zone presque unique où les discordances de l’être peuvent être soutenues et maintenues » (p. 31). La mauvaise foi a donc à voir avec les postures de l’être. Sa faiblesse consiste à défaire les contours péniblement construits de l’être et sa force est de permettre de « trouver la matière qui manque au moi » (p. 35). Quant à vouloir échapper à la mauvaise foi, seule la mauvaise foi d’une supposée transparence continuée le permet.
Le parcours de vérification commence, aux chapitres 1 et 2, avec La Princesse de Clèves, se poursuit avec Les Liaisons dangereuses, revient au XVIIe siècle avec Le Misanthrope, au XVIe avec Montaigne avant d’amorcer le grand virage du XVIIIe siècle avec Rousseau. Sur La Princesse de Clèves, l’analyse n’est pas toujours convaincante : « les signes de refus d’amour sont des faux » (p. 26) ; est en revanche bien plus concluant l’examen des Liaisons dangereuses où « la réalité devient différente d’elle-même » (p. 27) dans chaque nouvelle lettre, et où « c’est uniquement en écrivant une fausse lettre d’amour que Valmont peut en écrire une authentique. » On y lit la mauvaise foi comme une fabrique de discours, voire comme une condition paradoxale du vrai.
Mais les contradictions de l’être, ses dissensions, relèvent-elles nécessairement de la mauvaise foi ? Qui discerne et décerne la mauvaise foi ? Le repérage d’une sagesse de la mauvaise foi chez Montaigne résulte parfois d’une assimilation de l’exercice sceptique et de la pratique de la mauvaise foi (p. 38-39), ce qui laisse le lecteur sceptique. Chez Molière, ce n’est pas le fait qu’Alceste aime Célimène, laquelle représente tout ce qu’il dénonce, qui est la marque de sa mauvaise foi (p. 73) mais c’est bien la contradiction entre son désir de quitter la scène et le fait que seule la scène lui permette d’exhiber sa sincérité (p.78) qui est révélatrice de sa mauvaise foi.
Dans le style enlevé de la réflexion, on note la belle idée d’interpeler directement le misanthrope bilieux Alceste et l’idiot candide Mychkine, tenants du cœur mis à nu, rassemblés dans l’espace théâtralisé du livre, pour leur faire rendre raison de contradictions qui sapent leur si désirée sincérité. Le chapitre 3, intitulé « la sincéromanie », est le procès de cette pathologie dont le père serait Jean-Jacques Rousseau et l’un des grands continuateurs, Michel Leiris. Le choix des termes retenus, « sincéromanie », « sincéropathie », assimile sincérité à une pulsion morbide, alors que la mauvaise foi serait immorale mais du côté de la pulsion de vie (« le cœur palpitant de la mauvaise foi », p. 95). Oui, mais on frôle l’éloge paradoxal de la mauvaise foi.
Face aux sincéropathes se dressent les sincéroclastes. Et le premier d’entre eux est Maurice Blanchot, dont l’article « le roman, œuvre de mauvaise foi » est central, car il explicite le « paradoxe » évoqué dans le titre du livre de M. Decout : « dans la littérature, la tromperie et la mystification non seulement sont inévitables, mais forment l’honnêteté de l’écrivain » (Blanchot, cité p. 116). L’autre grand sincéroclaste est Romain Gary, qui valorise la mauvaise foi comme « promesse d’une éthique puisée dans la non-coïncidence de soi à soi » (p. 124). Blanchot et Gary visent plus ou moins directement Sartre, non le philosophe mais le romancier, englué dans sa recherche de sincérité impossible. Sartre, le penseur de la mauvaise foi onto-phénoménologique, refuse la mauvaise foi romanesque. Il est mis en cause par Blanchot et plus encore par Gary dans ce que M. Decout appelle « la querelle de la mauvaise foi » du XXe siècle (chap. 4). Cette querelle débouche sur un chapitre qui combine une analyse passionnante des monologues menteurs (La Chute de Camus, Le Bavard de Des Forêts, Le Sous-sol de Dostoïevski et L’Innommable de Beckett) et une théorie du roman policier et de ses avatars (Opération Shylock de Philip Roth, 53 jours de Perec…). Le récit de type roman policier repose sur les manœuvres de mauvaise foi de l’auteur qui complique sciemment l’accès au sens du lecteur et entrave l’enquête (selon les analyses de P. Bayard dans Qui a tué Roger Ackroyd ?) et cela débouche sur une théorie de la lecture comme apprentissage à déjouer la mauvaise foi. La mauvaise foi fabrique de la littérature mais elle fabrique aussi un lecteur. Ce chapitre 5 est le plus stimulant du livre.
Maxime Decout hésite entre théorie littéraire et histoire littéraire. Si l’historicité du concept de mauvaise foi est gommée au début de son livre (Sarraute et Madame de Lafayette, Leiris et Marivaux, Dostoïevski et Molière sont réunis dans les mêmes analyses), après la mise au clair du « moment Rousseau », on assiste à un progressif retour de l’histoire jusqu’à son triomphe dans l’épilogue qui organise l’histoire littéraire française par siècle selon l’usage que chaque siècle fait de la mauvaise foi (XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe) : pourquoi la littérature française ? Pourquoi commencer au XVIIe siècle ? On aurait aimé voir convoqués ici Lucien et son Histoire véritable, Pétrarque au sommet du Ventoux confessant sa mauvaise foi, Pathelin et la judiciarisation de la mauvaise foi, Rabelais exposant la vérité de son œuvre dans le boniment qu’est le prologue de Pantagruel).
Sauf si ce concept de mauvaise foi est une donnée anhistorique : un universel propre à toute parole non scientifique. Et en revenant à la première sophistique, on est tenté de reconnaître que, dès que l’on a affaire au vraisemblable qui règne dans ces grands domaines que sont droit, politique et littérature, la mauvaise foi est une donnée inévitable. Ou le concept est historique, fortement affecté par les cadres civilisationnels où il se déploie ; mais alors pourquoi le faire démarrer avec l’honnêteté du Grand Siècle ?
La mauvaise foi est toujours à la frontière d’autres concepts et cela n’est pas clairement établi : si le livre avait traité de l’imposture, ou de la contradiction, ou du leurre, ou de la mystification ou du boniment… aurait-il développé un autre discours ? L’« honnêteté » du grand siècle devient donc un synonyme de mauvaise foi (p. 164-166), ainsi que la « mythomanie » de Wilde prônant l’artifice en lieu et place de la nature (p. 174) ; on est encore dans une forme de glissement quand est appelée mauvaise foi la capacité à l’abstraction et à la généralisation à partir du particulier (p. 53). Si même la mise en abyme (p. 156) est une mauvaise foi, alors toute structure de pensée (traduisant et donc trahissant le réel) l’est. Le concept aurait parfois gagné à être analysé de manière plus discriminante.
Dès la première phrase ‒ « Rassurez-vous ce titre est d’une mauvaise foi grossière » ‒, Maxime Decout se met dans les pas de Pierre Bayard, par un style délibérément désinvolte et humoristique, une reprise du concept de plagiat par anticipation (Montaigne plagiaire par anticipation de Sartre, ou Montaigne et Molière « contestataires par anticipation » de Rousseau), des références à Qui a tué Roger Ackroyd et au Paradoxe du menteur… Il multiplie les allusions potaches, à Valéry dès l’exergue du livre, à Magritte dans le titre de l’introduction : « ceci n’est pas une introduction » jusqu’à « ceci n’est pas une conclusion », à Céline p. 57, à Gary avec ce « mentir qui nous brûle » (Gar… en russe). Le livre est souvent plaisant, mais il est parfois écrit un peu vite. Il pousse le critique lui-même à la mauvaise foi (la critique est par nature de mauvaise foi, dit la note de la p. 160). C’est un peu la limite de l’exercice que se situer au point périlleux où se retourne le discours.
Le livre alimente heureusement la réflexion en faisant sortir le débat sur l’invention littéraire de la problématique de la sincérité ou de l’objectivité. Les formes littéraires (essai, autobiographie, roman par lettres, roman policier, théâtre) s’adaptent à la mauvaise foi du personnage, de l’énonciateur ou de l’auteur pour lui laisser le jeu nécessaire (ainsi la Critique de L’école des femmes où Molière crée l’espace propice à l’étalage de la mauvaise foi de ses détracteurs, hospitalité faite elle-même en toute mauvaise foi). Dès que la mauvaise foi se modélise en littérature (donc s’offre à être perçue) ne devient-elle pas ludique ? Ronsard, n’admettant pas Pétrarque frustré à jamais de l’amour charnel de Laure, réécrit sans vergogne le « grand récit » du pétrarquisme :
Il estoit esveillé d’un trop gentil esprit
Pour estre sot trente ans, abusant sa jeunesse,
Et sa Muse, au giron d’une seule maîtresse :
Ou bien il jouissoit de sa Laurette, ou bien
Il estoit un grand fat d’aymer sans avoir rien,
Ce que je ne puis croire, aussi n’est-il croiable.
« A son livre », Nouvelle continuation des Amours
Ludique aussi, l’éloge paradoxal des sophistes, ludique, le prologue de Pantagruel... Ces mauvaises fois exhibées libèrent – après réflexion – le lecteur de l’autorité de l’auteur ou du personnage, en l’obligeant à la distance. Chacune d’elles est alors un moyen d’apprentissage et d’émancipation et on rejoint là une des meilleures démonstrations du livre. La mauvaise foi est propédeutique. Comme celle de Lautréamont à la fin des Chants de Maldoror, mauvaise foi pleine d’attention pour son lecteur : « allez-y voir vous-même si vous ne voulez pas me croire ».
par , le 14 avril 2016
Pour aller plus loin :
– Fabula
– Nonfiction
– Thierry Lenain, ed. Mensonge, mauvaise foi, mystification. Paris, Vrin, 2004
– Jacques Fontanille, « Compétition et mauvaise foi », Communication et organisation, 39 | 2011, mis en ligne le 01 juin 2014, consulté le 05 février 2016.
Michèle Clément, « La mauvaise foi, fabrique de littérature », La Vie des idées , 14 avril 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-mauvaise-foi-fabrique-de-litterature
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