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Sémiotique versus iconique ?

À propos de : Emmanuel Alloa (dir.), Penser l’image III - Comment lire les images ?, Les presses du réel.


par Judith Michalet , le 8 novembre 2017


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Comment appréhender les images ? Quelle lecture en faire ? Penser l’image disserte de la question de la lisibilité ou de l’illisibilité des images, en s’attardant notamment sur la validité des approches sémiotique et iconique.

Venant compléter le panorama des théories contemporaines de l’image que la série d’ouvrages collectifs intitulée Penser l’image se propose de dresser depuis 2010, ce troisième et dernier volume dirigé par Emmanuel Alloa offre une voie d’accès privilégiée à un débat portant sur la lisibilité des images. Quels sont les processus perceptuels et cognitifs qui nous permettent de déchiffrer les images ? Ce qui est « visible » peut-il être également « lisible » ? L’image possède-t-elle des signes que le spectateur doit décoder, comme le fait le lecteur d’un texte ? Ou bien, au contraire, se soustrait-elle à toute opération de lecture ? S’agit-il d’envisager l’existence d’un mode de lecture non-textuel propre à l’image ? Alors, comment définir ce mode de lecture des images qui s’émancipe d’un modèle linguistique ? Autrement dit, comment lire les images ? Quelle méthodologie est à privilégier pour appréhender ce qui se donne à lire dans l’image, sous ses formes diverses, picturale, graphique, filmique ou photographique ? Une même préoccupation semble bien traverser la plupart des articles de cet ouvrage – toujours soigneusement illustrés, et dont l’argumentation s’étaie sur des commentaires détaillés d’images – et en constituer un des fils directeurs : celle d’une attention portée à la frontière entre le lisible et l’illisible, et au seuil à partir duquel le lisible dans l’image devient illisible, et vice-versa, dans des domaines différents.

Les seuils de lisibilité

Certains articles de ce recueil s’emparent en particulier avec finesse de la question des seuils de lisibilité – qu’est-ce qui fait basculer de l’appréhension de l’indéterminé à la détection de quelque chose de précis dans l’image ? – dans des images qui ont vocation à attester de l’existence d’un référent. L’image scientifique, comme l’explique Charlotte Bigg, « n’est pas faite pour être interprétée indépendamment de son contexte, c’est-à-dire, le plus souvent, du texte qui l’accompagne » (p. 288). Tout en sachant que chaque image offre toujours une perspective partielle du phénomène étudié, la communauté scientifique cherche à rendre possible une « “lisibilité” généralisée ». C’est pourquoi, selon C. Bigg, les images scientifiques ont vocation à être à la fois « sérielles » et « stables ».

Fondateur de Forensic Architecture – un groupe de chercheurs en architecture et en technologies de pointe de l’image qui mène une série d’enquêtes sur les violations des droits de l’homme dans divers conflits armés –, Eyal Weizman interroge quant à lui les enjeux des seuils de détectabilité dans l’image appelée à faire office de preuve. L’usage de la « preuve négative », qui consiste à faire valoir l’absence de certaines preuves matérielles à titre de preuve, est analysé ici à travers l’évocation d’un procès en diffamation intentée à une historienne en 2000. Au cours de ce procès, David Irving, qui se défend d’être un « falsificateur de l’histoire », exhorte un expert à aller lui-même à Auschwitz « retirer les gravats avec une truelle » (p. 236) afin de produire la preuve qu’un trou dans l’édifice, par où du poison cyanhydrique a été diffusé, se trouve là où il est supposé se trouver, d’après le recoupement des témoignages des survivants et des photographies aériennes du camp. Il s’est produit « une sorte de renversement », explique E. Weizman, puisque le « toit de béton a été analysé comme un dispositif d’enregistrement tandis que la surface moléculaire du négatif était perçue comme un agencement matériel de cristaux d’argent » (p. 240). Or cette inversion est absurde, comme le montre l’article qui fait des propriétés testimoniales de l’image, bien cernées, une arme à retourner contre les tentatives de falsification – en particulier celles qui arguent d’une absence de preuve sur le terrain –, mais aussi, contre un usage militaire de l’image qui aide à la dissimulation de preuves.

Le négationniste australien Fredrick Töben se faufile dans un interstice du toit du Crématorium II d’Auschwitz-Birkenau afin démontrer que l’une des ouvertures est trop large pour avoir été l’un des orifices mortels

Se penchant sur les adaptations de la technologie militaire à la haute résolution de l’imagerie satellitaire, E. Weizman met au jour un rapport de cause à effet entre l’augmentation de la résolution de l’image par satellite et la plus grande précision des frappes de drones. En effet, lorsque les trous dans les plafonds des bâtiments bombardés sont en-deçà du seuil de détectabilité de l’image – inférieur à un pixel –, le secret des frappes et l’impunité des assaillants sont assurés.

Emmanuel Alloa s’interroge quant à lui sur les stratégies de communication visuelle de Daech, prenant comme objet d’étude plusieurs couvertures du magazine Dabiq, l’un des principaux organes de presse de l’État Islamique. Il retient le choix des graphistes élaborant les photomontages d’effacer ou de flouter certains corps féminins présents sur les photographies des attentats du 13 novembre à Paris. « Daech, plus connu pour ses mises en scène macabres, recouvre ici d’un voile les morts », selon E. Alloa. « L’acte de déni et de respect se rejoignent », précise-t-il, si bien qu’on « a eu tort de voir dans le triomphe des attentats kamikazes le symptôme d’un retour du réel qui éclipserait le spectacle », car, « pour iconoclaste que soit l’acte destructeur, il ne peut s’empêcher d’emprunter à son tour le viatique des images » (p. 277-278).

Lire ce qui est intrinsèque ou extrinsèque à l’image ?

La majeure partie du reste du recueil porte sur la nature et la valeur de l’interprétation sémiotique des signes d’une image. Qu’est-ce qui fait vivre l’image à notre regard ? Est-ce le fait qu’elle se donne à lire ? Ou bien qu’elle se soustrait à toute opération de déchiffrement ? Pour Mieke Bal, initiatrice du « tournant lectoral » avec Svetlana Alpers et Norman Bryson, c’est lorsque l’image est vue à travers des « cadres » culturels qu’un sens lui est donné et qu’elle accède à la lisibilité. Cette lecture de l’image qui procède par cadrage est une « activité sémiotique permanente, sans laquelle aucune vie culturelle ne saurait fonctionner » (p. 59). Au contraire, l’activité sémiotique est ce qu’il faut savoir mettre en suspens devant une image, selon James Elkins, de façon à être attentif aux traces et aux marques étranges et en partie incompréhensibles que l’image contient, et qui font qu’en elle quelque chose résiste à l’interprétation.

L’ouvrage se penche également sur la question de la valeur à accorder à des opérations extrinsèques à l’image, en particulier celle de la description langagière. Si, pour Carlo Ginzburg, la traduction des images en mots et la recherche d’ « équivalences verbales », comme dans les écrits de l’historien de l’art Roberto Longhi, constituent une « médiation verbale » (p. 119) qui enrichit l’expérience visuelle et lui est même inhérente, cette traduction semble au contraire l’appauvrir pour Max Imdahl. Dans les années 1970 et 1980, les travaux de cet historien d’art allemand mettent à l’honneur la structuration spatiale spécifique aux images, par exemple, « la figure scénique configurationnelle » (p. 155) de l’arrestation du Christ dans une enluminure du Moyen Âge, analysée dans ce recueil. Ni iconographique, ni iconologique, la méthode de M. Imdahl est « iconique », elle s’attache exclusivement à l’étude de ce qui s’offre immédiatement à nous dans l’image, sans ajout de signification. Elle place le spectateur devant une image irréductible à toute équivalence verbale. Cette « évidence iconique » – qui est en même temps opaque, puisqu’elle ne délivre pas un sens, de façon transparente – doit être analysée comme telle, selon M. Imdahl.

Deux autres textes s’opposent sur la question de savoir si le caractère indiciel de la photographie – ce qui fait qu’elle est une empreinte – est déterminant ou non. Martin Jay fait le constat que, du fait de son indicialité, la foi en la capacité de la photographie à représenter le monde avec fidélité est encore très tenace. Pourtant, cette croyance suppose une confusion du montrer et du dire. En écho avec la définition derridienne du mensonge, l’historien des idées étatsunien considère que l’acte mensonger, lié au langage, suppose la volonté de trahir la confiance de quelqu’un et est donc intentionnel. Certes, dans la mesure où la trace indicielle suppose un contact réel entre un objet et une pellicule impressionnée chimiquement, elle ne peut s’avérer fausse. À ce titre, il manquera toujours aux photos (et même aux images, en général) « l’intention de dire quelque chose afin de duper quelqu’un » (p. 189). Toutefois, dans la mesure où une image n’est jamais isolée d’un contexte énonciatif, le figural et le discursif s’enchevêtrent, et, de ce fait, conclut M. Jay, une image peut mentir. Peter Geimer plaide quant à lui en faveur d’une approche de la photographie principalement attentive à sa matérialité, qui offre de quoi « faire l’expérience authentique de ce qu’Heidegger a nommé “les modes d’imposition” », comme lorsque l’outil, cassé, s’impose comme tel, grâce à la découverte de son « inemployabilité » (p. 209-210). Un texte comme « De la découverte de la signification photographique », écrit par Allan Sekula en 1982, fait résolument figure de repoussoir pour ce théoricien de la photo berlinois.

Arthur Goodspeed, « Deux très énigmatiques disques », 1890

Quelques autres textes sont plus difficiles à situer : une belle étude de Peter Szendy sur la ponctuation visuelle dans Blow up d’Antonioni et la réflexion de Philippe-Alain Michaud sur l’esquisse comme opération de détachement à l’égard de l’apparence du modèle, à l’encontre des « préjugés finalistes qui font du dessin la préfiguration d’une image » (p. 342). À la fin de l’ouvrage, les contributions de Jacques Rancière et Georges Didi-Huberman, qui se répondent l’une l’autre, pourraient bien sûr, et à juste titre, être considérées comme un échange entre un défricheur des textualités avec lesquelles les images sont toujours aussi tramées (J. Rancière) et un partisan du regard qui pénètre la vie de l’image – et ses survivances – plutôt que ses significations (G. Didi-Huberman). Mais ces deux textes ouvrent aussi un autre débat, passionnant, dans lequel la question du type d’articulation entre activité et passivité dans une politique de l’image est appelée à occuper une grande place.

Rancière propose dans ce troisième volume de Penser l’image un texte fin et percutant, dans lequel il précise les convergences et les divergences de son point de vue avec celui de Didi-Huberman, tout en esquissant les contours de la « méthode » de l’historien d’art. Il nous semble notamment que Rancière a tout à fait raison de considérer que c’est toujours vers « la survivance d’une singularité arrachée malgré tout à l’extermination » (p. 359) que le regard de Didi-Huberman sur les images est orienté. Or, ce qui fait que Rancière est amené non pas tant à critiquer cette forme de résistance de la disparition – source à la fois de survivance et de soulèvement, pour Didi-Huberman – qu’à lui en préférer une autre, semble résider avant tout dans la façon dont il conçoit le rapport entre activité et passivité. Pour Rancière, toute approche qui promeut un « renversement », par une transformation de la passivité en activité, par une conjuration de l’oubli dans la survivance, par une transmutation de la souffrance en énergie de soulèvement, défend en fin de compte un mouvement moins émancipateur que celui qu’il plébiscite pour sa part, et qui suppose une redistribution démocratique des parts, hic et nunc, dans une unité vivante des contraires.

Apparemment, Didi-Huberman n’a pas bien saisi sur quoi portait la critique de Rancière, puisqu’il lui écrit dans la lettre publiée dans ce recueil, évoquant une page de L’ABC de la guerre de Bertolt Brecht : « vous finissez par ne voir dans les images visuelles que de pauvres tautologies (« L’image d’un soldat nageant vers le rivage, écrivez-vous, n’est que l’image d’un soldat nageant vers le rivage ») là où seul le langage aurait, selon vous, capacité à construire un rapport authentiquement dialectique » (p. 386). Mais le langage dialectise l’image selon Brecht, et Rancière critique justement ce rapport entre les mots et les images qui s’adresse à un spectateur qui est conçu comme à émanciper. Le spectateur étant déjà émancipé, pour Rancière, il est préférable que son regard, libre de répondre ou non, soit sollicité par de nouvelles dispositions de mots et d’images, qui ne prétendent plus à un dépassement dialectique de la passivité en activité.

Questions de méthode

Choisissant de regrouper les textes deux par deux, selon divers thèmes, E. Alloa souhaite ainsi marquer une différence entre les partisans de la lecture sémiotique de l’image, qui doivent apparemment toujours lutter contre la réintroduction d’un modèle linguistique inadéquat, et les défenseurs de l’évidence iconique, c’est-à-dire d’une forme d’opacité irréductible de l’image, qui considèrent que seul ce qui excède l’appréhension langagière est propre à l’image et mérite d’être étudié. Cette lecture du débat suggère qu’un « tournant iconique », novateur et porteur d’une méthode respectueuse de la spécificité du visuel, serait venu succéder au « tournant linguistique », quant à lui daté et simplificateur. Effectivement, si le tournant iconique permet de corriger les excès d’une lecture des images qui les assimile à un texte, il mérite d’être défendu. En revanche, si l’étude des signes visuels et de leurs configurations s’apparente à une lecture visant à rendre l’image totalement transparente à elle-même à l’issue d’analyses épuisant toutes ses potentialités – comme une sorte de désopacification forcée de l’image menée par les tenants du « tournant lectoral » –, alors il semble que la méthodologie « iconique » pose elle-même un regard réducteur sur ce que l’approche « sémiotique » peut recouvrir.

Dans l’introduction, intitulée « Comment (ne pas) lire les images ? », E. Alloa évoque « l’idée d’une lisibilité intégrale » qui laisserait l’image « sans reste » (p. 21). Selon lui, une certaine étude sémiotique du visuel, plutôt que déployer les puissances de l’image grâce à diverses propositions de lectures, toujours partielles et incertaines, lui attribuerait un sens de façon ferme, autoritaire et définitive, et en épuiserait ainsi les virtualités. En vertu du mode d’existence de l’image – sa présence « en excès » –, la propension à lire des signes que l’on pourrait distinguer en elle se doit de rester mesurée. On comprend ainsi pourquoi E. Alloa accorde une place centrale à la philosophie de Heidegger dans sa façon de penser l’image, en particulier via l’ouvrage Au fond des images (2003) de Jean-Luc Nancy. À l’appui du paragraphe 17 de Être et Temps Renvoi et signe ») et de sa définition de l’« idole », il développe une appréhension de l’image comme « excédance de sens », notamment dans son texte paru dans premier volume de Penser l’image. Selon cette perspective, « parler d’un signifiant matériel qui renverrait à un signifié absent », c’est dépasser la facticité de l’image (Penser l’image I, p 128). Aussi, c’est en défendant l’excès de présence de l’image qu’il devient possible de la protéger contre les assauts de lectures interprétatives déterminantes, finies et conclusives, qui font preuve d’irrespect à l’égard de la complexité iconique, et qui tarissent pour ainsi dire sa source inépuisable.

Un technicien prenant une radio à rayons X d’une patiente [photographe inconnu], 1940

Mais, eu égard à la subtilité de nombre des textes de ce recueil portant sur la lisibilité des images, il n’y a finalement pas lieu de soupçonner l’existence d’un penchant inexorablement simplificateur lié à l’interprétation des signes, et c’est d’ailleurs le mérite de cet ouvrage que de le mettre en évidence. Effectivement, les composantes visuelles d’une image sont des entités certainement moins « prédécoupées » que les mots dans un texte. Mais, devant l’image, ne sommes-nous pas toujours incités à opérer des découpes ? Comme plusieurs textes de cet ouvrage le suggèrent, il y a bien des espaces différentiels, propres au visuel. Aussi, sur un mode non allusif, l’introduction de l’ouvrage aurait-elle pu évoquer la lisibilité au sens qu’elle prend précisément chez Walter Benjamin dans son texte « Sur le pouvoir d’imitation », qui marque profondément à la fois C. Ginzburg et G. Didi-Huberman. D’autre part, plutôt que de toujours mettre l’accent sur une disjonction – même en reconnaissant qu’elle est féconde – entre les approches sémiotique et iconique, n’aurait-elle pas pu prendre le parti de défendre différentes méthodologies de lecture de l’image, délaissant ainsi complètement la question « peut-on lire les images ? » au profit de la question « comment lire les images ? ».

Recensé : Emmanuel Alloa (dir.), Penser l’image III - Comment lire les images ?, Dijon, Les presses du réel, 2017, 416 p., 28 €

par Judith Michalet, le 8 novembre 2017

Pour citer cet article :

Judith Michalet, « Sémiotique versus iconique ? », La Vie des idées , 8 novembre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Semiotique-versus-iconique

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