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Recension Société

La laïcité et son autre

À propos de : Béatrice Mabilon-Bonfils, Geneviève Zoïa, La laïcité au risque de l’Autre, Éditions de l’Aube


par François Dubet , le 12 février 2015


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La rhétorique laïque dissimulerait-elle un discours de l’ordre social et de l’exclusion du peuple et des anciens colonisés ? François Dubet souligne l’intérêt de prendre au sérieux le raidissement et le retournement conservateur dont la laïcité fait l’objet. Il invite également à nuancer cette thèse pour trouver les voies d’une alternative laïque.

Recensé : Béatrice Mabilon-Bonfils, Geneviève Zoïa, La laïcité au risque de l’Autre, Éditions de l’Aube, 2014, 205 p.

Les auteures de La laïcité au risque de l’Autre, publié quelques mois avant les attentats de janvier 2015, n’imaginaient probablement pas que leur livre entrerait si brutalement dans l’actualité au moment où la majorité des responsables politiques en appellent haut et fort à l’affirmation renouvelée de la laïcité et au rôle fondamental de l’école. Au lendemain des attentats et des incidents qui ont émaillé la minute de silence dans quelques établissements, le lien organique de l’école et de la laïcité apparaît de nouveau comme un problème et, surtout, comme une solution. Comme le disait Vincent Peillon en ouvrant les consultations pour la Refondation de l’École en 2012, il faut « refonder l’école de la République pour refonder la République par l’école ». En France, l’école est toujours chargée de sauver la République, la nation et la démocratie puisqu’il semble aller de soi que c’est l’école républicaine qui aurait installé dans la tête de chaque élève la citoyenneté, le sentiment national et le goût d’une liberté de conscience protégée par la laïcité.

Résister à l’incantation laïque

Béatrice Mabilon-Bonfils et Geneviève Zoïa veulent résister à l’incantation laïque et républicaine et prennent position en affirmant de manière abrupte que la laïcité est devenue « un récit sombre et défensif » (p. 7), que « la morale laïque d’aujourd’hui apparaît comme un raidissement devant les problèmes divers d’insécurité, d’autorité et de communautarisme » (p. 57). À l’école elle-même, la laïcité serait une manière de se protéger des enfants de migrants, notamment des musulmans, et des problèmes sociaux qui envahissent les établissements quand l’école de la République serait une machine à classer et à exclure bien plus qu’une institution capable d’intégrer les nouveaux venus et d’émanciper les individus. La thèse est suffisamment radicale et si contraire à l’air du temps qu’elle mérite que l’on y regarde de plus près au moment où la laïcité la plus intransigeante rallie, à droite et à gauche, les plus conservateurs et les plus nationalistes pour s’opposer à tout ce qui menacerait l’unité de la nation et le déclin de l’autorité.

Alors que la laïcité de Ferdinand Buisson et de Jules Ferry pouvait porter un projet libérateur séparant les Églises et l’État, promouvant l’égalité des citoyens – en tous cas des hommes français, beaucoup moins des femmes et des colonisés – et protégeant les libertés individuelles, la laïcité ne serait plus invoquée que pour se protéger des cultures et des populations venues du Sud, que pour refuser l’Islam alors qu’elle s’accommode si bien d’un christianisme sécularisé, que pour se protéger des banlieues populaires toujours associées à la délinquance, à l’assistance, aux archaïsmes culturels et à l’anomie familiale. Ce repli laïque manifesté par la loi de 2004 interdisant le port du foulard dans les écoles serait d’autant plus défensif et hostile que, au même moment, l’école ne parvient plus à échanger la soumission à la morale et à l’éducation laïques contre une promesse de mobilité sociale. Au contraire, dans les quartiers où se pose le plus la question laïque, l’école se heurte à des échecs massifs et finit par orienter les élèves vers les filières et les établissements de relégation où se retrouvent les garçons « issus de l’immigration » partageant la même histoire coloniale, les mêmes croyances et les mêmes rages. Si une minorité de bons élèves peut toujours bénéficier des voies de l’élitisme républicains, les autres deviennent des « exclus de l’intérieur » promis au chômage et à la précarité. Dans ce contexte, la laïcité ne serait plus qu’une idéologie, qu’une forme de domination invalidant la culture et l’identité de ceux auxquels la société n’offre pas de place. La neutralité laïque inviterait les enfants des diverses immigrations à laisser leur culture et leur identité à la porte de l’école, pendant que les élèves des classes moyennes verraient, au contraire, leurs goûts et leurs choix valorisés par une école laïque qui leur ressemble.

Les usages de la rhétorique laïque au service de l’ordre et de l’exclusion du peuple et des descendants des anciens colonisés procèdent-ils d’un retournement, de la transformation d’un projet d’émancipation en idéologie défensive, ou bien est-il l’accomplissement de la laïcité à la française et de l’idée républicaine instaurées à l’aube de la Troisième République ?

La laïcité au service de l’ordre social et racial ?

La réponse des auteures ne fait guère de doute : les difficultés actuelles de la laïcité ne découlent pas de la perversion de son projet original. En effet, à leurs yeux, la laïcité de l’école de Jules Ferry procédait d’un projet moral de socialisation des individus à un nouvel ordre politique et national et visait à conformer les élèves aux rôles et aux fonctions qu’ils étaient appelés à occuper. Même quand ce projet pouvait les arracher aux pesanteurs des paroisses, des traditions et des communautés, il installait d’abord un nouvel ordre national et moral. Éradiquant les patois et les cultures régionales, la laïcité procédait d’une politique nationaliste et colonialiste hiérarchisant les cultures et les identités, les réifiant dans une vision évolutionniste du progrès. La nation française confondait ainsi les singularités d’une culture nationale et les valeurs universelles de la Raison, du progrès et de la civilisation. Durkheim pouvait alors écrire : « S’en prendre à la Raison, c’est s’en prendre à la culture nationale française » (cité p. 95).

Pas plus hier qu’aujourd’hui, cette confusion de la nation et de la République laïque n’a empêché la xénophobie envers les migrants européens tenus pour inassimilables et le racisme envers les colonisés enfermés dans leur infériorité « primitive ». La laïcité crispée d’aujourd’hui ne ferait que reproduire ce récit initial quand l’islamophobie se déploie au nom même de la laïcité dans les enclaves urbaines postcoloniales que seraient devenus bien des quartiers de banlieue. Le seul changement, et qui n’est pas mince, tient à ce que cette laïcité aurait perdu son aura progressiste et son enchantement quand la France n’est plus la « grande nation » de la Révolution au moment où la morale laïque elle-même cède le pas à l’individualisme quand l’autorité de la culture scolaire résiste mal à l’utilitarisme des élèves et de leurs familles, et à l’emprise des médias et de la toile sur les jeunes esprits. La laïcité ne serait plus qu’une manière de défendre l’identité majoritaire des « Français de souche » qui se sentent menacés et de restaurer l’autorité des maîtres, des adultes et des institutions. Les héritiers des hussards de la République n’incarneraient plus la foi nouvelle ; ils ne chercheraient dans la laïcité qu’une protection face aux épreuves d’un métier de plus en plus difficile dans une institution dépouillée de ses dimensions sacrées. D’abord triomphante, la laïcité » ne serait devenue que l’expression de la « panique morale » d’une communauté nationale fragile parce qu’elle ne serait plus une communauté homogène et naturellement hégémonique.

Si la laïcité n’est devenue qu’une manière de se défendre de ceux que l’on voit toujours comme étant « issus de l’immigration » à la troisième génération, si elle n’est souvent, disent les auteures, qu’une des expressions de l’islamophobie, c’est parce que nous somme entrés dans la « seconde modernité », dans le monde des sociétés plurielles et des identités fluides et mobiles. Il faut donc « déconstruire » les discours de l’identité et de la nation, montrer comment les perceptions de soi et d’autrui sont des constructions défensives réifiant les identités pour mieux maintenir les hiérarchies culturelles et les rapports de domination. « La laïcité est le passager clandestin de l’identité » (p. 92) quand nous savons que la nation est construite sur des mythes et des « romans » et que les identités culturelles sont des « bricolages » mouvants et instables alors même que l’on ne cesse d’inventer des traditions.

Cependant, comme l’expliquent Charles Taylor et quelques autres figures de la mouvance communautarienne anglo-saxonne, toutes ces identités et toutes ces cultures sont des supports essentiels de la formation des Moi et des sujets qui ne vivent pas seulement dans le ciel des principes. Le risque de cette laïcité n’est pas seulement d’ignorer ou de mépriser les identités culturelles non conformes aux majorités, il est aussi de rendre l’éducation impossible et de développer les pathologies liées à l’absence de reconnaissance. « Coincés entre les injonctions à s’intégrer à l’invisible d’un côté et à respecter leurs racines de l’autre, les jeunes descendants de migrants musulmans ont bien du mal à trouver le moindre sens à la leçon de morale laïque, alors qu’un débat binaire et stérile s’installe entre islam et laïcité. » (p. 87) En même temps que les identités « plurielles » seraient déniées, elles seraient sans cesse réintroduites subrepticement dans toutes les politiques sociales et scolaires, qu’il s’agisse des zones scolaires, des politiques de la ville ou de l’étiologie spontanée de l’échec scolaire attribuant aux origines de leurs parents les difficultés scolaires des élèves.

Le procès est implacable, est-il toujours convaincant ?

En lisant La Laïcité au risque de l’Autre, on peut avoir parfois le sentiment de se heurter à quelques-unes des apories de la démarche constructiviste devenue aujourd’hui une sorte de routine professionnelle des sciences sociales. Affirmer que la nation et les identités, majoritaires ou non, reposent sur des représentations et des « romans » construits au gré des conjonctures historiques et des projets politiques, affirmer aussi qu’elles procèdent des rapports de domination, ne signifie pas pour autant que ces constructions ne deviennent pas « réelles » dans le sens où elles produisent des pratiques et des subjectivités bien réelles ayant des conséquences réelles elles aussi. La déconstruction intellectuelle et scientifique ne signifie que les « choses » puissent être déconstruites en pratique aussi aisément.

Ainsi, tour à tour, les jugements des auteures peuvent varier au fil des argumentations. Parfois, l’islamophobie produirait les identités musulmanes qui ne résulteraient que des regards discriminants et péjoratifs ; parfois ces identités seraient consistantes, solides, irréductibles aux regards d’autrui et elles exigeraient une transformation des pratiques scolaires. Parfois le foulard ne serait qu’un look juvénile parmi d’autres, look négativement fantasmé par le modèle laïque, parfois il serait l’expression d’une revendication identitaire robuste, vitale même pour les individus. Parfois, en conclusion du livre notamment, il est dit que les institutions « abstraites » ont une fonction imaginaire indispensable à la formation des sujets, suivant en cela Castoriadis, parfois, elles ne seraient que le visage de la domination. Quant à l’identité nationale et au modèle de citoyenneté construits par la laïcité de la Troisième République, ils sont devenus aussi « réels », aussi profondément ancrés dans les subjectivités que le sont les identités et les cultures « plurielles » qui exigent aujourd’hui d’être reconnues par ce modèle ou contre ce modèle. Souvent, les auteures semblent adhérer à la théorie sartrienne selon laquelle le juif, ou le musulman, sont le produit de l’antisémitisme, ou de l’islamophobie postcoloniale ; mais tout aussi souvent elles suggèrent que ces identités existent vraiment, « en soi » et « pour soi », et qu’il importe de leur faire une place et de les reconnaître pour ce qu’elles sont. Les faits sociaux ont beau être construits, ils deviennent des faits suffisamment consistants pour que la mise en lumière de leur construction ne les annule pas.

Si l’on peut aisément partager la critique d’une crispation laïque qui aurait perdu son élan initial pour ne devenir qu’une manière de se défendre des mutations d’une société désormais plurielle, il reste que la question même de la laïcité ne disparaît pas pour autant, pas plus que celle des nations qui ont pourtant perdu une part de leur souveraineté et de leur homogénéité supposée. L’appel à la reconnaissance égalitaire de toutes les identités culturelles, ce qui implique qu’elles ne soient pas de simples « mythes », suppose que l’on soit en mesure de définir ce que l’on a de commun au delà de différences culturelles plus ou moins stables. Pour ne pas être une acceptation cheap, snob, indifférente aux différences, la reconnaissance exige que l’on fasse la part de ce que nous avons de commun et la part de singularités qui ne menaceraient pas ce que nous avons de semblable. La laïcité à la française, fortement associée à un projet de construction nationale, à l’installation d’une système politique et à un projet éducatif moral, a répondu à ce problème et a fonctionné. Derrière l’abstraction d’un modèle universel et national, bien des individus ont trouvé les chemins d’une émancipation personnelle et d’une certaine liberté. Ils ont pu de défaire de l’obligation de croire et, dans une certaine mesure, inférieure à la légende mais pas fantasmée pour autant, ils ont pu échapper aux assignations traditionnelles. Qui n’a jamais éprouvé à l’école le sentiment étrange d’être écrasé par l’ordre et la culture scolaires « universels », et d’être, au même moment, protégé et comme libéré par cet ordre et cette culture ? En tenant à distance les mondes sociaux et les mondes scolaires, la laïcité à la française nie les individus tels qu’ils sont dans leurs racines et leur singularité, tout en leur ouvrant, par cet écart même, un espace de liberté nouveau et d’autres processus de subjectivation.

Que cette laïcité-là, dans cette forme-là, ne soit plus possible aujourd’hui semble être une affaire entendue parce que la société française n’est plus composée de chrétiens allant à la messe et de chrétiens n’y allant pas, parce que la nation est définitivement plurielle, parce que le « creuset français », incorporant les migrants dans la classe ouvrière puis dans la nation, ne fonctionne plus, parce que l’affirmation des singularités est devenue un droit, parce que les individus circulent plus que jamais. Mais ceci n’empêche pas qu’il faut redéfinir une alternative laïque, une règle préservant une manière de vivre ensemble avec nos différences. Sur ce point, La laïcité au risque de l’Autre n’apporte guère de réponses ; en dépit de quelques allusions aux « accommodements raisonnables » mis en œuvre par les Québécois et des appels à une école accueillante croyant plus dans l’éducation et dans les relations que dans les leçons de morale, le livre ne dit guère ce que pourrait être la laïcité qui devrait se déployer après le choc de janvier 2015, et après que le temps des grands principes et des grandes émotions se soit éloigné.

Il est probable que nous allons consacrer beaucoup de temps, beaucoup de livres et beaucoup d’énergie à nous disputer sur la définition de la laïcité. Il est probable aussi que les déclarations de principes, les leçons de morale et les appels au retour d’un passé idéalisé occuperont le devant de la scène. C’est pour résister à cet air du temps que La laïcité au risque de l’Autre est un livre important, qu’il est une des pièces essentielles du débat qui va désormais nous occuper.

par François Dubet, le 12 février 2015

Pour citer cet article :

François Dubet, « La laïcité et son autre », La Vie des idées , 12 février 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-laicite-et-son-autre

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