Jean-Claude Schmitt, L’invention de l’anniversaire, Les éditions Arkhê, 2009, 142 p., 14, 90 €.
Ce livre du médiéviste Jean-Claude Schmitt n’est pas une histoire de l’anniversaire de naissance en Occident et ne prétend pas l’être. À cet égard, il ne s’appuie pas sur une large enquête archivistique, qu’il appelle d’ailleurs de ses vœux ; il n’a aucune visée sérielle, préférant développer plus ou moins longuement quelques « ego-documents » disséminés du XIIIe siècle au XIXe siècle, des témoignages sur les rituels de cour, français pour l’essentiel, ou encore des informations ponctuelles fournies par des collègues spécialistes des époques moderne et contemporaine. Il se présente davantage comme un essai, bref et limpide, sur les représentations des rythmes du temps individuel, les « rythmes de la vie », et, à partir de la question de l’anniversaire de naissance, sur la signification profonde des évolutions repérées à la fin du Moyen Âge.
« Nos vœux les plus sincères »
Au fil des chapitres qui n’épousent pas une logique chronologique, une évolution historique en trois temps se dégage à grands traits. Dans l’Antiquité païenne, le jour de naissance faisait l’objet d’une célébration régulière, sous la forme d’un « rite religieux privé et public ». Le christianisme médiéval rejeta totalement cette pratique, excluant en particulier qu’une célébration proprement religieuse puisse avoir lieu. Cependant la fin du Moyen Age est marquée par une nouvelle prise en compte, attestée par des témoignages individuels, du jour anniversaire, qui se traduit dans un second temps et de manière progressive par la mise en place des formes de la célébration d’anniversaire, profanes et largement domestiques, que nous connaissons actuellement.
Ce dernier déploiement rituel, souligne Jean-Claude Schmitt, est étonnamment récent. Les chants d’anniversaire les plus connus ont à peine un siècle : « Joyeux anniversaire, nos vœux les plus sincères » a été composé en 1951 et la musique et les paroles d’« Happy Birthday » datent respectivement de 1893 et 1924. Le gâteau avec les bougies est présent à partir des années 1780 dans les fêtes d’anniversaire organisées à la cour de Saxe-Weimar en l’honneur de Goethe, mais il n’apparaît pas, semble-t-il, à la même époque en France dans celles des enfants de la branche d’Orléans : on se contente encore de couplets récités, de fleurs offertes et de baisers échangés. C’est déjà plus que pour Samuel Pepys au XVIIe siècle, qui, s’il mentionne son anniversaire dans son diary, n’évoque aucune célébration particulière, si ce n’est de rendre grâce à Dieu pour les bienfaits de l’existence, ou pour l’enfant Louis XIII qui réclame à son entourage adulte de marquer ce jour particulier par des pratiques exceptionnelles, mais qui n’obtient qu’un Te Deum et la possibilité de ne pas faire ses exercices scolaires : concession mineure, qui ne durera d’ailleurs pas après ses douze ans, si l’on en croit le Journal d’Héroard.
Ce qui intéresse Jean-Claude Schmitt n’est cependant pas ce lent déploiement. Le cœur du livre porte sur la période allant du XIIIe au début du XVIe siècle. C’est alors que se produit un changement majeur, que l’auteur illustre par le contraste entre le vénitien Marco Polo et le marchand allemand Matthaus Schwarz. Marco Polo, dans le Devisement du Monde, s’étonnait en 1298 de la « grant feste que le Grand Caan fait chascun an de sa nativité » et en décrivait le profond exotisme pour un chrétien européen de l’époque. Matthaus Schwarz, né en 1497 et devenu directeur financier de la célèbre firme commerciale des Fugger d’Augsbourg, dans sa surprenante et fameuse « autobiographie vestimentaire », décrivant précisément les habits qu’il avait portés dans 137 circonstances particulières depuis sa naissance jusqu’à sa vieillesse (fêtes publiques, étapes de sa carrière professionnelle ou publique – il devient capitaine des pompiers –, ou événements personnels, une attaque cérébrale par exemple), consacrait pas moins de treize images aux tenues portées à l’occasion de jours anniversaires de sa naissance. Bien plus, Matthaus Schwarz expliquait qu’il avait entamé cette démarche autobiographique originale le 20 février 1520 à l’occasion de son 23e anniversaire, signe non seulement d’une excellente connaissance de sa date de naissance, mais aussi de son importance dans sa conception de la scansion de sa propre vie.
« Fausse » et « vraie naissance »
Pourquoi cette transformation, et quelle signification lui donner ? Jean-Claude Schmitt revient d’abord sur les raisons de l’occultation du jour anniversaire de naissance au cours de la majeure partie du Moyen Âge. La première est la difficulté, à l’époque, de connaître sa date exacte et d’en conserver la mémoire, d’autant que l’année de naissance est alors une notion largement fluctuante, dont les limites bougent en permanence : en témoignent ainsi les incertitudes qui pèsent sur les dates de naissance des individus, y compris celle des souverains, par exemple Saint-Louis, né en 1214 ou en 1215. Autre nécessité qui fait largement défaut chez les contemporains avant le bas Moyen Âge : la capacité intellectuelle et matérielle de compter les années écoulées et de les additionner, ce qui explique le flou des formules médiévales lorsqu’il s’agit d’établir l’âge d’une personne.
Mais les conceptions théologiques sont certainement plus fondamentales. Le christianisme médiéval rejette les fêtes de la naissance, qu’il lie au paganisme, et met davantage l’accent sur le jour anniversaire de la mort, car le trépas signe l’entrée dans la « vraie vie », celle du salut, et constitue donc la « vraie naissance » de l’individu. Les fêtes des saints sont d’ailleurs fixées au jour supposé ou avéré de leur martyre. Seuls les jours de naissance (nativitates) du Christ, de la Vierge et de Jean-Baptiste donnent lieu à une célébration, dont l’objet est d’ailleurs dans deux cas sur trois de détourner les cultes de solstices vers le christianisme. L’importance des trois figures concernées renforce le caractère d’exception de cette mise en avant du jour de naissance. Dans le cas de la Vierge, c’est notamment parce qu’elle naît sans macule, et s’assimile ainsi au Christ, qu’il est envisageable de commémorer sa nativité. En revanche, pour les autres hommes, comme le signale saint Augustin, la perpétuation du péché originel par la naissance charnelle ne rend pas cet événement digne d’être célébré.
Mais Jean-Claude Schmitt va plus loin. Il rappelle que, suivant l’esprit chrétien médiéval, on pourrait concevoir trois autres jours de célébration susceptibles de se substituer à l’anniversaire de naissance : la fête du saint de son jour de naissance ; le jour du baptême, conçu comme l’entrée dans la vie « spirituelle » ; la fête du saint dont on porte le nom depuis le baptême. Or il ne semble pas non plus que ceux-ci donnent lieu à des célébrations régulières. Pour Jean-Claude Schmitt, ce qui manque, c’est « la capacité de l’individu, fût-il un roi, de s’approprier au bénéfice de sa vie terrestre le rythme du calendrier liturgique ». Reprenant des écrits de Guibert de Nogent, l’historien y décèle fondamentalement une dépréciation de l’existence individuelle, dont les mérites ne pourront être jugés par Dieu, ni à son commencement, ni en cours de route, mais bel et bien à son terme, lors du trépas. Dans ce cadre conceptuel, il n’est guère de sens à célébrer la venue au monde ou les étapes intermédiaires de l’existence (anniversaires), mais il en est à commémorer la mort, ce jour central du jugement.
L’influence de la Réforme et de la Révolution française
L’intérêt nouveau pour l’anniversaire au bas Moyen Âge doit donc se comprendre comme une transformation mentale profonde. Certes Jean-Claude Schmitt, s’appuyant sur les travaux d’Emmanuel Poulle, signale l’impact de l’astrologie, discipline qui connaît aux XIVe et XVe siècles un succès grandissant dans les cours princières (voir les séries d’horoscopes royaux alors produites) et qui suppose une connaissance précise de la date de naissance. Mais le cœur de l’explication n’est pas là : il réside « dans un grand basculement de la mort au profit de la vie » (p. 62). Or, seconde grande conclusion, ce déplacement du champ religieux qui commence à valoriser pour elle-même la vie de l’individu, son cours, sa scansion propre, se produit dès la fin du Moyen Âge, avant les Réformes religieuses.
C’est peut-être à ce stade du propos que, sans contester la démonstration précédente et son importance, on peut trouver la démarche un peu rapide. Certes Matthaus Schwarz, le grand témoin de la mutation, est catholique ; certes l’ambition du livre est de repérer une « invention » et non de tracer une histoire de l’anniversaire ; certes le protestantisme et son refus du culte des saints sont signalés. Mais l’impact de la Réforme paraît un peu trop facilement évacué. Au XIXe siècle, de nombreux codes de savoir-vivre français d’orientation catholique, par exemple, s’opposent encore à la célébration de l’anniversaire des enfants et prônent en revanche la célébration régulière de la fête du saint-patron. L’anniversaire de naissance stricto sensu y est perçu comme une tradition protestante, et le long passage que consacre Jean-Claude Schmitt aux anniversaires de Goethe en Saxe semble aller pleinement dans ce sens.
De même, on regrettera que l’auteur écarte en quelques phrases les liens avec les « progrès de l’individualisme », comme avec la Révolution française. Or doit-on rappeler que sous la Révolution, notamment sous le Directoire, des parlementaires républicains, en particulier Jean-Baptiste Leclerc, ont conçu une ritualisation de l’existence des citoyens, destinée à contrer celle des « sectateurs » chrétiens, qui mettait l’accent sur la naissance – au point de donner lieu à une fête publique au Temple républicain – et voyait avec faveur la célébration des anniversaires en compagnie de la famille, des amis et des témoins de l’état civil ? Enfin, si l’anniversaire depuis l’époque moderne donne lieu à une cérémonie plus profane et domestique que religieuse, ne faudrait-il pas s’interroger plus avant sur le lien qu’entretient cette célébration particulière avec une histoire longue de la fête de famille ? Ce sont là quelques pistes qui n’entraient pas dans le projet initial de Jean-Claude Schmitt, à l’évidence, mais que la lecture de son stimulant essai rendent intéressantes à suivre.