Autour de : Michel Frizot, dir., Germaine Krull, Paris, Hazan/Jeu de Paume, 2015. Catalogue officiel de l’exposition « Germaine Krull » au
musée du Jeu de Paume du 2 juin au 27 septembre 2015, puis au Martin Gropius Bau à Berlin du 8 octobre 2015 au 10 janvier 2016. 264 p., 35 €.
Deux grands enjeux sous-tendent l’exposition Germaine Krull (1897-1985). Un destin de photographe : d’une part, la poursuite de l’exploration des travaux de ces femmes-photographes qui offrent une « vision alternative » (p. 5) de l’histoire de la photographie et, d’autre part, la volonté de faire connaître l’œuvre oubliée de Germaine Krull, véritable collectionneuse d’images qui considérait la pratique photographique comme une nécessité à la fois sociale et médiatique.
Surnommée « chien fou » dans sa jeunesse, cette passionnée fit de sa pratique gourmande et généreuse un gagne-pain autant qu’un art. Personnalité hors du commun, affranchie de tous types de conventions, elle se laissait aller « à son "idée" », au gré de ses envies et ses inspirations, « sans jamais adhérer à des slogans, sans se réclamer de groupes ou de mouvements » (p. 13). Ainsi fit-elle de la photo un agent d’expression et d’émancipation autant que d’engagement.
Une anticonformiste engagée
Formée à l’École de photographie de Munich en 1915-1917, Germaine Krull abandonne vite son studio pour militer au Parti communiste allemand, prendre activement part à la révolution allemande de 1918-1919, puis s’embarquer en 1921-1922 dans l’aventure soviétique et rejoindre la IIIe Internationale à Moscou. Mais l’histoire tourne court : elle est incarcérée à la Loubianka [1] et, après un simulacre d’exécution traumatisant, rentre à Berlin malade et brisée par ses expériences politiques. Dès lors, Krull délaisse l’activisme et reprend son appareil. Elle devient photographe. Une photographe amoureuse des luttes politiques et des ouvriers.
On la retrouve en 1940, embarquée comme correspondante de guerre pour la France libre, rejoignant De Gaulle à Alger en 1944, participant au « débarquement sud » puis remontant jusqu’à Strasbourg pour couvrir la bataille d’Alsace. Passée en Allemagne en 1945, elle témoigne de la libération du camp de Vaihingen.
Partie dans la foulée en Extrême-Orient, elle devient hôtelière à Bangkok jusqu’en 1966, photographiant toujours, documentant la culture bouddhique avant de s’installer en Inde en 1968 auprès d’exilés tibétains dont elle partage le sort jusqu’en 1983, deux ans avant de s’éteindre en Allemagne.
Pour autant, cette implication énergique dans des événements-jalons ne doit pas éclipser sa détermination à photographier les petites gens au quotidien. Et c’est à Paris, entre 1927 et 1933, que Krull s’ancre profondément dans la vie des rues de la capitale et qu’elle crée en images ce que son ami Pierre Mac Orlan nommera le « Paris-Krull ».
Perpétuant la tradition d’Eugène Atget, elle furète dans la ville de jour comme de nuit, immortalisant la vie des bas-fonds et de la « zone », celle des bars et des foires, l’activité des Halles et des marchés aux puces ou le trafic automobile sur les boulevards. Elle s’intéresse à la culture des gens du peuple dont elle se sent proche. Marquées par une « dégaine anti-professionnelle » (p. 67), ses prises de vue sont spontanées, souvent inattendues et audacieuses : leur esthétique singulière seconde et rehausse l’empathie de son regard social.
Comme le démontre Michel Frizot, Germaine Krull n’est pas une photographe-artiste mais, à l’instar de sa compatriote Gerda Taro (1910-1937) [2], une femme engagée dans des « actions photographiques » (p. 161). En effet, selon elle, le « photographe est un témoin. Le témoin de son époque » [3]. Soucieuse de préserver son indépendance forcenée, Krull était un témoin actif, une curieuse taillée pour devenir reporter.
Profession : reporter
Désireuse d’aller à la rencontre d’individus et de situations, de montrer les êtres et les usages, et de partager ses expériences, Germaine Krull s’accomplit sur le terrain. Elle n’a pas de studio et vit du reportage, affirmant sans ambages : « Le vrai photographe, c’est le témoin de tous les jours, c’est le reporter » [4]. De fait, sa méthode naturelle et dénuée d’affectation, conjuguée à des effets optiques troublants (plongées, contre-plongées, décadrages, surimpressions), séduiront Lucien Vogel, qui crée le magazine Vu en 1928 et s’entoure d’un trio de jeunes photographes – Germaine Krull, André Kertész et Eli Lotar – pour lancer le Nouveau Reportage [5].
Débordant de photos, Vu est novateur et avant-gardiste. Il « bouscule l’œil du spectateur » (p. 41) avec ses articles illustrés qui bénéficient d’une qualité d’impression à l’héliogravure sans pareille et déplient leurs mises en page soigneusement imagées, véritables « petits cinéma de papier » [6], qui offrent une photographie accessible à tous.
S’intéressant à la « réalité de son travail au jour le jour » (p. 10), Michel Frizot montre en quoi le choix du reportage permet à Krull de préserver sa liberté créatrice et son autonomie. Il permet également une plus grande diffusion de son travail, tout comme les multiples livres et portfolios qu’elle publie tout au long de sa carrière et qui font son originalité. Avide preneuse d’images, la reporter passera sa vie à faire éditer (plutôt qu’exposer) ses œuvres, attentive à leur diffusion et soucieuse de les offrir au plus grand nombre. En ce sens, mettant en exergue les « perspectives médiatiques de la photographie » (p. 9), l’exposition s’inscrit de plain-pied dans les recherches actuelles en histoire visuelle [7].
Avec ses profuses reproductions d’articles illustrés par Krull, elle nous plonge dans la vie mouvementée de la photographe qui travaille pour les grandes revues de l’époque. Que cela soit en Province ou dans la capitale, elle rend chaque fois compte d’une réalité en mouvement. Servie par la spontanéité de son Icarette, petit appareil léger et maniable, elle rend compte de cette « intensité de la vie nerveuse » que Georg Simmel estimait propre à la vie et la ville modernes [8].
Nouvelles visibilités
Femme libre, Krull s’intéresse à ses contemporaines, qu’elle distingue dans ses reportages à travers ses portraits de clochardes, de romanichelles et d’ouvrières – sans oublier ses nus iconoclastes, les modèles pour publicité et quelques femmes artistes. Chaque fois, Krull saisit des attitudes, des corps en mouvement, des gestes. Elle se passionne autant pour la condition sociale des midinettes, les actions rituelles des salons de beauté ou la force expressive des poses des mannequins. Elle-même célèbre sa liberté de mouvement lorsque, lancée sur les routes, elle photographie depuis son auto.
Art de la reproductibilité technique, la photographie s’impose de fait comme le médium idéal pour célébrer la modernité mécanique des années 1920-1930. Atteignant « des réalités qu’ignore toute vision naturelle » [9], Krull se démarque et se fait connaître avec les vues acrobatiques et la déconcertante « beauté moderne » de ses fers. Jusqu’en 1930, elle photographie régulièrement ponts roulants, machines, usines et automobiles qui font sa marque personnelle et, avec la publication de Métal en 1928, lui confère une identité esthétique proche de la Nouvelle Vision de Moholy-Nagy et des symphonies urbaines signées Ruttman et Cavalcanti [10].
Débusquant « le détail secret que les gens n’aperçoivent pas toujours » (p. 219), elle illustre par ailleurs magnifiquement le « fantastique social » cher à Mac Orlan. À la croisée du modernisme et du vérisme, entre humanisme et avant-garde, elle fait des instantanés sociaux qui offrent un « support à l’imagination et au retour sur soi » (p. 116), témoignant d’un réalisme poétique flirtant parfois avec le fantasque.
Foisonnante, l’exposition se prolonge avec le riche catalogue de Michel Frizot, qui fait revivre tout un monde. Au prisme de son œuvre, il témoigne de l’impact des nouvelles technologies (photographie, rotogravure, automobile) qui, en produisant de nouvelles visibilités, ont transformé notre regard.