Depuis les années 2000, les changements de programmes de sciences économiques et sociales (SES) ont donné lieu systématiquement à des polémiques, et à des prises de positions qui ont très largement dépassé le milieu enseignant, contrairement à la relative « confidentialité » des débats que les programmes engendrent dans d’autres disciplines scolaires. On sort très largement des frontières du monde enseignant, et ces débats ont mobilisé à plusieurs reprises des universitaires et des chercheurs, des associations disciplinaires de sociologues, d’économistes et de politistes, etc.
On peut en faire des interprétations très diverses : s’agit-il du symptôme d’une « remise en cause » d’aspects majeurs de disciplines scolaires, qui appellent la solidarité des enseignants du secondaire et du supérieur ? La survie des SES est-elle en question, appelant la mobilisation de toutes celles et ceux qui sont attachés à l’enseignement des sciences sociales au lycée ? Un gouvernement « néo-libéral » prétend-il imposer une conception univoque des savoirs à enseigner… ou rien de tout cela ?
La Vie des Idées a pris l’initiative salutaire de participer à ce débat, en publiant un article d’un des membres de son comité de rédaction, Igor Martinache, également co-secrétaire général de l’Association des Professeurs de SES (APSES). L’article propose une interprétation essentiellement idéologique de ces débats : les nouveaux programmes viseraient à normaliser les SES sous la pression de milieux libéraux, en imposant une conception orientée de l’économie, dommageable en définitive à la formation des élèves. Cette analyse n’éclaire pourtant qu’une partie réduite de l’évolution des programmes, et pour mieux comprendre ces transformations et la place surprenante qu’a prise ce débat, il faut se garder de confondre les conflits idéologiques qu’elle suscite, et l’impact des transformations très profondes qu’ont connues l’économie et la sociologie.
Trois formes de critiques des programmes de SES
Depuis une vingtaine d’années, les SES ont fait l’objet de débats intenses, à la fois sur leur finalité et leurs programmes, à l’occasion de chaque grande réforme du lycée. La première s’ouvre en 1998 avec la réforme Allègre, ministre qui multiplie les critiques contre la supposée faiblesse scientifique de cet enseignement, et se révèle hostile à l’idée d’une « troisième culture » formée par les sciences sociales, entre les sciences de la nature et les humanités. Son Directeur des Enseignements Scolaires ira jusqu’à déclarer que les SES constituent « une erreur génétique » depuis leur création. La critique de l’enseignement des sciences sociales au lycée vient alors d’en haut, et met en cause la légitimité même d’étudier les sciences sociales à des lycéens, plutôt que de se concentrer sur les enseignements fondamentaux des sciences de la nature et des humanités [1]. Ce point de vue, que l’on peut qualifier de critique pédagogique, exprime la réticence, qui n’est pas récente, de nombre d’acteurs éducatifs à l’égard d’une formation en sciences sociales jugée secondaire, alors qu’on peine à donner aux jeunes générations un niveau convenable dans les enseignements fondamentaux, c’est-à-dire les mathématiques, les sciences de la nature et les disciplines littéraires.
Dans les années 1990, une deuxième forme de critique se met en place, qui émane d’essayistes et de milieux patronaux : les SES seraient très hostiles à l’économie de marché, les professeurs dénigreraient les mécanismes de la concurrence et défendraient très largement un point de vue « marxo-keynésien ». Ils seraient même responsables du retard français en matière de culture économique et de l’hostilité plus profonde en France qu’ailleurs envers l’économie de marché. Cette critique idéologique a obtenu avec régularité un grand succès médiatique [2], très au delà de l’influence réelle exercée par les SES. Différents Think tanks confortent et diffusent régulièrement cet argumentaire, qui attribue une influence aux SES incompatible avec le nombre d’étudiants qu’elles touchent réellement. Aujourd’hui, à peine plus d’un jeune sur deux atteint un bac général et technologique, et la filière ES ne concerne qu’un quart des élèves de cet ensemble, on ne voit donc pas bien comment un enseignement qui touche au mieux un jeune sur huit pourrait se voir attribuer une telle responsabilité dans l’hostilité française au marché [3].
Comme l’indique très justement I. Martinache dans son article, il n’existe pas d’enquête sérieuse montrant que les professeurs de SES font preuve d’un biais systématique d’hostilité au marché. En fait, le regard critique envers le marché, que l’on trouve parfois dans l’enseignement des SES, est plus le reflet d’un pays où la défiance envers l’effet bénéfique de la concurrence est largement partagée. L’économiste David Spector (2017) montre avec beaucoup de finesse dans La gauche, la droite et le marché qu’une singulière alliance s’est construite en France entre les conservateurs et une partie de la gauche pour rejeter à la fois la science économique, critiquer le « libre jeu de la concurrence », et privilégier la protection des producteurs sur l’intérêt des consommateurs. Cette singularité française contraste avec la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, pays dans lesquels la gauche a toujours soutenu la politique de concurrence au nom de l’intérêt de la masse des consommateurs, et dans lesquels les milieux progressistes ont noué des liens profonds avec les économistes. Cette piste, qui relève d’une histoire sociale des idées, est sans doute bien plus féconde pour comprendre la tonalité critique vis-à-vis du marché qu’adopte parfois l’enseignement des SES.
Il existe enfin une troisième forme de critique assez récurrente, qui mobilise cette fois des universitaires et des chercheurs, et porte sur les contenus enseignés en SES. Elle émane généralement d’économistes qui s’interrogent sur les caractéristiques d’un enseignement accordant une faible place à l’exposition rigoureuse de la méthode scientifique pour saisir la spécificité de « la démarche de l’économiste » comme la désigne explicitement l’introduction du programme de première ES. La critique scientifique ne peut être confondue avec la précédente, elle porte sur le lien entre une discipline scolaire, enseignée uniquement au lycée - les sciences économiques et sociales - et les disciplines académiques de référence, la science économique, la sociologie et la science politique. Le travail le plus systématique sur l’enseignement des SES par des universitaires a été réalisé à la demande de l’Académie des sciences morales et politiques (ASMP). Différents économistes y ont participé, avec des profils assez variés et pour la plupart de notoriété internationale. Les commentaires d’Olivier Blanchard (2017) sont, à titre d’exemple, très éclairants. Il explique sans détours qu’il ne voit aucun biais idéologique dans les manuels examinés, mais qu’en revanche la démarche de confrontation entre les hypothèses théoriques et les faits y est souvent présentée de façon confuse, et que ces ouvrages donnent au final une idée excessivement descriptive et en conséquence peu attractive de l’économie, en ne restituant pas suffisamment les différentes analyses en jeu. Autrement dit, O. Blanchard ne reproche pas aux manuels de SES un point de vue trop engagé, mais au contraire de ne pas expliciter clairement aux élèves les enjeux des débats abordés. Il s’appuie sur la question du salaire minimum, en montrant à quel point elle permet de poser des questions politiques aujourd’hui, à condition de confronter des hypothèses explicites et des évaluations empiriques, et de mobiliser les concepts de l’économie du travail. Une telle critique n’émane pas d’un économiste ultra-libéral, mais d’une des grandes figures des économistes néo-keynesiens, celui qui a accompagné la transformation du FMI depuis la crise de 2008, celui dont l’expérience pédagogique est par ailleurs considérable puisqu’il est le co-auteur, avec Daniel Cohen, d’un des manuels de macroéconomie les plus diffusés aujourd’hui (2017).
Dans nombre de disciplines, une telle critique conduirait, à n’en pas douter, à un vaste débat sur la transposition didactique [4] de la connaissance scientifique dans les classes, mais ce n’est pas le cas en SES. La discussion sur le comment enseigner des notions de base à de jeunes élèves, qui rend le métier de professeur passionnant, est souvent remplacée, dans le débat public, par une polémique sur le pourquoi faudrait-il enseigner les notions économiques proposées par des universitaires. Cette situation n’est pas nouvelle, elle se répète depuis les années 1980, date à laquelle apparaissent les premières querelles sur une « universitarisation » des programmes.
Les trois formes de critiques de l’enseignement des SES, critique pédagogique, critique idéologique et critique scientifique, ne sont donc pas portées par les mêmes groupes, ne s’appuient pas sur les mêmes arguments et, faut-il le préciser, n’aboutissent pas aux mêmes préconisations. Certains groupes d’influence, notamment parmi les Think tanks proches des milieux patronaux, jouent de la confusion entre ces registres critiques, et ont pu favoriser leur amalgame. Il est très regrettable de voir une partie des professeurs de SES, et l’association qui les représente en particulier, entretenir ces mêmes confusions [5].
Mais cette confusion a une histoire, dont nous chercherons simplement à dénouer les fils dans les lignes qui suivent. Pour un certain nombre de ses acteurs, les SES associent indissolublement la défiance envers l’économie supposée dominante et singulièrement envers toute forme de microéconomie, au nom de la défense du pluralisme. Ensuite, cet argumentaire s’appuie sur un récit des origines des SES pour rejeter toute forme de séparation disciplinaire, contre toute l’évolution des sciences sociales, en association cette conception à la défense d’une approche très inductive de l’enseignement. Enfin, elle oppose l’apprentissage de la démarche scientifique et la formation du citoyen, alors que les deux sont profondément complémentaires.
La microéconomie, voilà l’ennemi ?
Dans les débats qui ont marqué les deux dernières grandes réformes des programmes de SES, entre 1998 et 2002 suite aux réformes Allègre du lycée, puis entre 2010 et 2012 suite aux réformes Chatel, la microéconomie occupe toujours une place à part, en focalisant systématiquement les critiques. C’est à nouveau le cas aujourd’hui, alors que dans le cadre de la réforme des lycées, J.-M. Blanquer a confié à un nouveau groupe d’expert, piloté par l’économiste P. Aghion, la rédaction des nouveaux programmes de SES. Enseigner la microéconomie, ce serait finir un jour ou l’autre par enseigner l’adhésion au marché et prendre parti pour les marchands ; ce serait aussi adopter une posture scientiste, défendre une « théorie néoclassique actuellement hégémonique », et procéder à un « déni du pluralisme intradisciplinaire » (Martinache, 2016), en imposant un paradigme au détriment de tous les autres.
La microéconomie et la macroéconomie désignent deux formes d’approches des questions économiques. La microéconomie part de l’étude des comportements individuels des ménages, des entreprises ou des autres agents, tandis que la macroéconomie interroge les relations entre les variables agrégées de l’économie, comme le PIB, l’inflation ou le Budget de l’État. La macroéconomie moderne est marquée à l’origine par la pensée de Keynes, et la microéconomie par le courant néo-classique, mais aujourd’hui, l’une et l’autre sont très diverses, ne peuvent pas être attachées à un paradigme unique, et ont eu tendance à converger, en s’interrogeant notamment, depuis les années 1970, sur les fondements microéconomiques des phénomènes macroéconomiques.
Chacun de ces points pose problème. D’abord, enseigner la microéconomie, ce n’est pas enseigner l’adhésion au marché - mais au contraire se donner les outils nécessaires pour comprendre dans quels cas le réguler et comment le faire efficacement (Buisson-Fenet et Navarro, 2018). Historiquement, la microéconomie s’est développée en fournissant toute une série d’outils d’analyse des politiques publiques : les premiers éléments d’étude de l’incidence fiscale d’une taxe apparaissent dans l’œuvre d’A. Marshall, la justification du rôle de l’Etat pour pallier les défaillances du marché émerge dans les années 1920, bien avant que Keynes ne développe les bases de la macroéconomie moderne (Stiglitz, 2018). Bref la microéconomie néo-classique apparaît dès son origine comme une pensée de la régulation des marchés. Ce constat est assez banal pour un étudiant anglo-saxon (Spector, 2017), il l’est moins pour un étudiant français formé il y a quelques années. En effet, jusqu’à une période assez récente, l’enseignement de la microéconomie en France est longtemps resté très abstrait et très formaliste. Depuis le tournant des années 2000, on peut enfin s’appuyer sur des manuels de microéconomie qui laissent une place très réduite à la formalisation mathématique, et cherchent de façon constante à confronter les modèles à des faits et à des études de cas, comme on le voit dans les manuels anglo-saxons traduits régulièrement en français désormais, et proposés par des auteurs peu suspects d’être des thuriféraires du marché et des incompétents en macroéconomie par ailleurs, comme l’excellent manuel dont P. Krugman est l’auteur (2016). Celui qui est devenu un des chroniqueurs les plus lus aux USA, très critique sur l’évolution économique de son pays, est aussi le co-auteur d’un remarquable manuel de Macroéconomie, et de plusieurs essais dénonçant l’irresponsabilité des États face à la crise, comme Sortez-nous de cette crise...maintenant ! (2012). Or la conception de la microéconomie qu’il défend, partagée par l’immense majorité des économistes aujourd’hui, est que l’on a besoin d’une boite à outils rigoureuse pour comprendre des situations concrètes. Cet ensemble de concepts est d’origine néo-classique mais a été enrichi, et transformé au cours du temps par des notions venant d’univers très différents, comme la psychologie expérimentale, à l’origine de l’économie comportementale qui connaît un grand développement aujourd’hui.
L’utilisation d’une boite à outils largement partagée n’implique ni l’absence de débats internes, ni le refus de dialoguer avec d’autres conceptions de l’économie pour sortir, enfin, de faux débats. Je ne connais pas de professeur de SES, même parmi ceux qui sont totalement en phase avec les programmes actuels, se privant de se référer aux travaux d’économistes dits « hétérodoxes » comme A. Orlean, J. Schumpeter ou encore K. Polanyi dans sa pratique – ils font partie du patrimoine commun des sciences sociales, et sont à ce titre des références indispensables. En revanche les faux débats sont encore nombreux, comme le fait de « rééquilibrer » le programme en faveur de la macroéconomie contre la place supposée excessive de la microéconomie. Les argumentations défendant ce rééquilibrage laissent clairement entendre la petite musique idéologique : trop de micro, c’est trop de marché, et plus de macro, c’est plus de demande keynesienne contre l’offre libérale. Entrer ainsi dans les débats sur les programmes, c’est se donner toutes les chances de nourrir un dialogue de sourds. Sur le fond d’abord, la macroéconomie contemporaine suppose une bonne maitrise du raisonnement et des concepts microéconomiques : les « asymétries d’informations », les phénomènes de « rationnement », ou de « concurrence imparfaite » sont tous indispensables pour comprendre les débats qui ont lieu depuis cinquante ans, qui mettent en jeu les « fondements microéconomiques de la macroéconomie ». Il parait donc beaucoup plus cohérent d’aborder en premier lieu la microéconomie, plutôt que l’inverse, pour offrir aux élèves les bases conceptuelles dont ils ont besoin ensuite. D’autre part, la macroéconomie n’est pas plus « keynesienne » aujourd’hui, que la microéconomie n’est « libérale » : l’économie publique étudie sous un angle microéconomique les fondements de l’intervention de l’État (Stiglitz, 2018), et la macroéconomie est marquée depuis cinquante ans par un débat intense sur les limites du keynésianisme. Enfin, sur un plan strictement pédagogique, on peut douter de la pertinence de vouloir étudier simultanément dès la seconde les questions macroéconomiques et microéconomiques, comme le propose l’APSES [6] : si le travail des enseignants consiste à transposer dans la classe les concepts et les débats propres aux économistes, les questions soulevées par la macroéconomie ne sont pas plus faciles d’accès ou proches de l’expérience ordinaire des élèves.
Le « projet fondateur » de 1967 face à l’évolution des sciences sociales
Le deuxième point d’achoppement, dans les discussions menées sur les programmes de SES depuis vingt ans, tient au rapport entre les sciences économiques et sociales, en tant que discipline scolaire, et les disciplines savantes de référence.
Dans son article, I. Martinache fait référence avec beaucoup de clarté au projet fondateur des SES, datant de 1967, pour expliciter son point de vue et y trouver une sorte de guide pour l’action présente, face aux tentatives de réformes et de ce qu’il considère comme une dénaturation des SES. Les premiers programmes de SES sont effectivement marqués par l’influence de l’école des Annales, via l’historien Guy Palmade, et le géographe Marcel Roncayolo, qui défendent une approche très intégrée de la société, dans ses dimensions économiques et sociales, culturelles et historiques. Dans la continuité du projet fondateur, il faudrait donc défendre un programme basé strictement sur l’étude pluridisciplinaire d’objets-problème (le travail, les classes sociales, la ville, etc.), sans accorder de place spécifique à l’initiation au raisonnement économique et sociologique. On serait ainsi plus proche de l’actualité, et des préoccupations du futur citoyen(ne).
La référence à un programme paru voilà plus de cinquante ans comme modèle dans les débats sur les programmes de SES d’aujourd’hui pose de nombreuses questions. La première consiste à se demander si la fidélité à un projet fondateur porté à l’origine par des historiens et des géographes laisserait encore une place aux SES, si le Ministère s’inspirait effectivement de ce projet pour décider des contours de l’enseignement de SES et de celui d’histoire-géographie. Si on compare le contenu du premier programme de SES [7] à celui d’histoire-géographie en première et terminale aujourd’hui, la réponse est clairement négative. Les thèmes sont parfois rigoureusement les mêmes, comme l’étude de la croissance et du développement, ou des transformations de la population active. L’étude des échanges entre nations sous leurs dimensions économiques, mais aussi culturelles, politiques et sociales, se retrouve dans les deux programmes, de même ils s’attardent tous les deux sur un certain nombre de cas exemplaires de pays ou de zones géographiques : à cette époque, l’étude du Mexique ou de l’Inde était explicitement au programme de SES, tout comme aujourd’hui la Chine ou le Proche-Orient figurent au programme d’histoire-géographie. Les programmes sont structurés d’une manière remarquablement similaire, et c’est tout à fait logique, puisqu’avec le temps l’approche de l’École des Annales s’est imposée progressivement dans l’enseignement de l’histoire-géographie au lycée, contre une histoire événementielle et principalement politique qui était la règle voilà cinquante ans. Tout se passe comme si les historiens-géographes étaient devenus, avec le temps, les véritables descendants du projet fondateur des SES. Dans ces conditions, on peut remercier le Ministère de l’Education Nationale de ne pas être convaincu qu’il faut rester fidèle au projet fondateur des SES : dans le cas contraire, il aurait toutes les raisons du monde de supprimer l’enseignement de cette discipline au lycée, ou a minima de le fusionner avec celui d’histoire-géographie, discipline aux effectifs bien plus nombreux, et aux débats bien moins tumultueux.
Le deuxième problème posé par la référence au projet fondateur aujourd’hui concerne l’évolution des disciplines de référence, l’économie et la sociologie principalement, depuis la création des SES. Quand la discipline apparait dans les lycées, à l’université la licence de sociologie a moins de 10 ans, avec des effectifs encore confidentiels. La place des sociologues, mais aussi des économistes dans l’enseignement supérieur, et dans le débat public, reste encore marginale. Cinquante ans plus tard, la situation n’a plus rien à voir, et les deux disciplines ont connu une spécialisation et une montée en gamme des exigences scientifiques. Un étudiant de sociologie aujourd’hui est initié très tôt dans son cursus aux enquêtes de terrain, et les étudiants de science économique ont une formation en économétrie. La place de la recherche empirique est devenue essentielle et la spécialisation par sous-champ disciplinaires, que l’on retrouve dans toutes les sciences sociales, engendre un changement d’échelle des controverses qui se situent de moins en moins sur de grands paradigmes disciplinaires, et davantage à des échelles plus restreintes (Abbott, 2006). Demander aujourd’hui à un sociologue à quel paradigme il appartient le fait souvent sourire, mais lui demander s’il est d’accord avec les autres spécialistes de son sujet beaucoup moins ! Les polémiques existent bel et bien (Gringas, 2014), les débats et le pluralisme aussi, mais pour la grande majorité des sociologues et des économistes aujourd’hui ils ne se situent plus de façon centrale à l’échelle de grands paradigmes qui défendraient chacun une conception différente de leur discipline, des méthodes de recherche et de validation. On peut lire à ce propos avec profit Dani Rodrik (2017), spécialiste d’économie politique et de la mondialisation, quand il s’interroge sur la démarche des économistes face aux critiques de la discipline depuis la crise de 2008 :
« j’ai vu la science économique radicalement changer en trois décennies […] il est quasiment impossible de publier dans les revues de premier plan […] sans y intégrer une analyse empirique sérieuse […] les standards de la profession exigent à présent de prêter une bien plus grande attention à la qualité des données, aux déductions causales à partir des faits et à la variété des écueils statistiques. » (Rodrik, 2017, p. 169-170).
Il insiste également sur le fait que la professionnalisation, la spécialisation et l’importance de l’économie appliquée ne signifient pas qu’il y a une uniformité des hypothèses et des modèles, bien au contraire - lui-même étant à l’origine de travaux novateurs sur les relations entre les institutions, la sphère politique et la mondialisation. On retrouve les mêmes tendances à la professionnalisation, à la spécialisation des savoirs mais aussi une grande vitalité dans la mise au point de protocoles d’investigation privilégiant l’enquête de terrain, désormais au cœur de la pratique de la discipline [8], comme l’attestent de nombreux ouvrages de synthèse sur l’enquête sociologique (Paugam, 2012).
Les professeurs de SES ont tout à fait le droit, à titre personnel, d’adhérer à des conceptions plus minoritaires des sciences sociales, et à refuser toute spécialisation disciplinaire, à l’image de certains universitaires. Par exemple, A. Orléan se réclame d’une conception unidisciplinaire des sciences sociales [9], dont les travaux sont toujours passionnants à lire, mais dont l’épistémologie radicale a une influence limitée aujourd’hui. De même les travaux anti-utilitaristes développés par A. Caillé depuis les années 1980, qui souscrit également à une conception unitaire des sciences sociales, sont très féconds [10] et ont toute leur place en SES. En revanche, revendiquer une refondation des programmes de lycée sur une approche des sciences sociales rejetant les spécificités du raisonnement économique ou du raisonnement sociologique aujourd’hui impliquerait de se couper de l’immense majorité des travaux de sciences sociales contemporains. Les disciplines scolaires tirent leur légitimité des disciplines savantes auxquelles elles se réfèrent, elles n’ont simplement pas à trancher à la place des universitaires et des chercheurs les débats épistémologiques qui les traversent.
Ce débat pourra paraître abstrait à certains, et éloigné des problèmes pédagogiques, mais il a des conséquences très directes et assez centrales sur ce qui se passe en classe. Pour simplifier, un enseignement par les objets-problèmes donne un rôle assez démiurgique à l’enseignant, qui convoque quand il le décide un texte sociologique, un récit anthropologique ou un graphique économique, pour éclairer tel ou tel aspect de son objet. L’enseignant a alors une distance maximale aux disciplines, et donc à leurs méthodes d’investigation et à la spécificité de leur construction de l’objet : il n’a plus à initier les élèves au raisonnement économique ou à la démarche d’enquête en sociologie, puisque les disciplines ne sont pas enseignées en tant que telles. C’est le débat initié en classe, à partir de la confrontation des points de vue, qui aboutit à une synthèse, très à distance de ce que les disciplines produisent comme savoir sur chacun de ces objets.
Les programmes de SES ont pris une tout autre voie depuis une vingtaine d’année, en choisissant d’abord de partir de ce qui distingue le regard de l’économiste, du sociologue (et du politiste), puis en séparant les objets analysés dans le cadre d’une discipline où de l’autre, afin que les élèves saisissent bien la singularité de leur point de vue. C’est à l’enseignant, en professionnel de la pédagogie, de trouver comment initier à ce raisonnement, et c’est une tâche difficile avec de jeunes lycéens. Les enseignants ont dû faire beaucoup d’efforts pour s’adapter à cette évolution des programmes, cela devrait conduire l’Éducation Nationale à un fort investissement en formation continue, ce qu’elle ne s’est malheureusement jamais souciée de faire, au gré des dernières réformes.
Éducation scientifique et formation des citoyens
Un dernier aspect fait débat, et s’est durablement ancré dans les oppositions (et les malentendus) qui traversent les SES. Il faudrait choisir entre deux objectifs supposés contradictoires, donner aux SES un rôle central dans la formation du citoyen en partant de l’actualité, ou bien proposer aux élèves des programmes encyclopédiques et abstraits, destinés uniquement à les faire réussir dans l’enseignement supérieur. À l’enseignant préoccupé de donner à ses élèves les clés du monde contemporain, on opposerait le gris scholastique, préoccupé uniquement de vérifier si les cinq conditions de la concurrence pure et parfaite ont bien été apprises par cœur. Présenté ainsi, personne n’a envie d’enfiler la blouse du second, mais le problème prend une autre tournure si l’on veut bien se demander un instant en quoi la découverte d’une science et la formation citoyenne s’opposeraient vraiment.
Un cours de SES sur le budget de l’État - sujet central par excellence pour former un citoyen - va supposer simultanément de s’interroger sur les indicateurs utilisés, la signification d’un « déficit budgétaire », les caractéristiques des recettes et des dépenses publiques. Sur ce point tout le monde est d’accord. Mais il suppose aussi de poser d’autres questions : quel est l’effet d’une baisse des impôts ? Une hausse de l’impôt sur le revenu a-t-elle le même impact qu’une hausse des taxes sur la consommation ? Faut-il viser l’équilibre budgétaire ? Ces questions, si centrales pour le citoyen, ne peuvent pas recevoir de réponses rigoureuses sans bases minimales en microéconomie ou en macroéconomie. Comprendre le principe de l’incidence fiscale d’une taxe – celui qui paie formellement un impôt n’est pas celui qui le paie effectivement – est à la portée des élèves de lycée, mais nécessite un appareillage conceptuel minimal, comme un graphique d’offre et de demande sur un marché en équilibre partiel par exemple. Cette notion permet de faire un véritable progrès dans la compréhension des enjeux fiscaux, alors que les échanges médiatiques montrent sans cesse des journalistes ou des hommes politiques n’ayant aucune idée de ce principe. Le problème est exactement le même si l’on veut adopter une perspective sociologique sur cette question, et s’interroger sur la construction sociale du budget de l’État ou la mise à l’agenda d’une politique publique.
On ne voit pas en quoi il faudrait donc opposer la formation du citoyen à la question de l’appropriation des bases de la science économique ou de la sociologie. C’est d’ailleurs l’argument mobilisé par des économistes pour revendiquer, en janvier dernier, que l’on fasse une plus grande place à l’enseignement de l’économie au lycée, et l’un des initiateurs de cette tribune n’est autre que P. Aghion, actuellement président du groupe d’expert en charge des programmes de SES [11].
Les sciences sociales ont toujours eu une fonction critique, en mettant au jour des mécanismes ignorés par les citoyens, – en ce sens elles devraient jouer un rôle beaucoup plus important dans l’enseignement aujourd’hui, quand on voit le nombre de questions d’actualités qu’elles permettent d’éclairer. Mais pour être davantage présentes et pour qu’un vrai débat public émerge sur la place des sciences sociales dans la culture de tout « honnête homme » aujourd’hui, il faudrait réussir à mobiliser à la fois les universitaires et les professeurs de lycée, les élèves, leurs familles, ainsi que les spécialistes de l’éducation. À cette aune, les querelles sans fin menées depuis vingt ans à propos des programmes de SES, et de la place dévolue aux disciplines savantes ont eu un impact catastrophique, celui d’isoler toujours un peu plus la discipline, et de rendre peu efficaces les actions collectives en sa faveur.
Si les critiques idéologiques font un mauvais procès aux SES, on gagnerait à entendre davantage les critiques scientifiques : c’est une des conditions pour parvenir à reconstruire des liens avec l’ensemble de la communauté savante, afin de mieux défendre la place des sciences sociales dans le système éducatif. L’enjeu vaut bien de sortir des fausses querelles.