La notion de Qi (气) s’est diffusée dans les sociétés occidentales à travers les arts chinois et plus largement asiatiques depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Le qigong, le taijiquan, la calligraphie, l’acupuncture et les arts martiaux ont contribué à la globalisation de cette culture dite traditionnelle. Généralement traduit par « énergie » ou « souffle », ce terme fait partie d’un discours devenu commun pour un ensemble de pratiques centrées sur la relation subjective du corps à l’esprit : par exemple, les pratiques de bien-être et de soin, le milieu de la danse contemporaine ou des arts martiaux, ou encore les techniques spirituelles de contemplation. Le « souffle » peut être le nom du Qi dans les arts chinois, du Prana dans le Yoga indien, du Pneuma dans les techniques grecques, de l’Esprit dans les textes bibliques français [1].
Cette traduction générique témoigne de la transformation des pratiques vernaculaires dans leur processus de globalisation. Elles ont été intégrées par des groupes souvent motivés par des actions alternatives dans le domaine de la santé, de la spiritualité, de l’environnement ou encore de l’art. Elles sont basées sur des savoirs dits ancestraux, des pratiques populaires ou empiriques parfois plus proches de connaissances ésotériques que scientifiques, et sont souvent catégorisées comme des formes de religiosité contemporaine post-industrielle [2]. Néanmoins, depuis le début du XXIe siècle elles gagnent une certaine légitimité institutionnelle dans le domaine de la santé et la « gestion de soi », en s’implantant par exemple dans certains départements hospitaliers ou cliniques de réadaptation psychomotrice, comme pratiques de santé remboursées par certaines assurances, ou encore comme activités de loisirs et de bien-être régulées par des associations, centres et fédérations.
Dans cet article, nous prenons quelques exemples d’observations ethnographiques sur le Qigong en Chine et en France pour décrire comment se transmet l’expérience du Qi, afin d’éclairer comment la « culture du Qi » prend son sens dans un cadre social donné, grâce à une technologie du soi qui agit sur l’image et le schéma corporels [3].
Le Qi : du principe cosmologique à l’expérience corporelle
L’académicien franco-chinois François Cheng traduit Qi par le terme de souffle :
« La cosmologie chinoise est fondée sur l’idée du Souffle, à la fois matière et esprit. À partir de cette idée du Souffle, les premiers penseurs ont avancé une conception unitaire et organique de l’univers vivant où tout se relie et se tient. Le souffle primordial assurant l’unité originelle continue à animer tous les êtres, les reliant en un gigantesque réseau d’entrecroisements et d’engendrement appelé le Tao, la voie » [4].
La sinologue Isabelle Robinet décrit ce phénomène comme le « principe de réalité unique et un qui donne forme à toute chose et à tout être dans l’univers, ce qui implique qu’il n’existe pas de démarcation entre les êtres humains et le reste du monde » [5]. Finalement, le sinologue Cyrille Javary synthétise la problématique de la définition du Qi dans la traduction difficile de l’idéogramme :
« Pour s’approcher un peu de ce que désigne l’idéogramme 气, qui se situe au confluent d’une vision matérielle de l’énergie et d’une conception énergétique de la matière, il vaudrait mieux accoupler les deux et parler de souffle-énergie » [6].
Ces définitions évoquent d’emblée la cosmologie particulière autour des pratiques qui utilisent la notion de Qi pour donner sens à leurs actions. Tout se compose d’énergie et chaque chose est régie par un équilibre unique de substances visible ou invisible, matérielle ou volatile. Philippe Descola décrit ce mode de relation au vivant présent dans la Chine Ancienne, l’Inde et chez les Aztèques comme une ontologie analogique. « Analogique » parce que cette cosmologie met en contraste les différences « physiques » et « d’intériorités » de tout être et, à l’opposé, valorise leur mode de fonctionnement sur des principes identiques, comme les théories chinoises du Yin et du Yang ou des Cinq Mouvements. Dans ce système, chaque chose est différente et ordonnée hiérarchiquement mais analogue aux autres dans son fonctionnement. Pour Descola, cette « ontologie » comme les trois autres qu’il définit (naturaliste, totémiste, animiste) reposent sur « des systèmes de propriétés » où les existants identifient le soi et le non-soi selon des « schèmes » de démarcations physiques et d’intériorités [7].
L’anthropologue distingue l’ontologie analogique de l’ontologie naturaliste qui nous est plus familière en Europe, depuis le siècle des Lumières. En effet, notre cosmologie européenne et sa médecine médiévale qui étaient aussi analogiques ont été rationalisées par les sciences naturelles où l’homme s’est radicalement détaché de son objet d’étude, la nature. En d’autre terme, l’homme « moderne » des sciences européennes a intégré une autre forme de démarcation basée sur la ressemblance physiques des espèces et la différence de leurs intériorités, conduisant à une opposition forte entre nature et culture. On admet par exemple que l’humain a une conscience que l’animal ou les plantes n’ont pas, ce qui est un postulat naturaliste absent chez des populations dites animistes comme les Achuar d’Amazonie. L’ancien étudiant de Lévi-Strauss nous invite finalement à réaliser que la dualité entre nature et culture sur laquelle se sont basées nos sciences occidentales n’est pas universellement partagée et qu’elle ne peut pas y prétendre, malgré sa domination évidente sur l’ensemble des autres populations à l’heure de la globalisation.
Dans la cosmologie chinoise, le Qi est immanent c’est-à-dire qu’il est présent en toute forme vivante et il faut apprendre à favoriser sa circulation, autant sur le plan microcosmique du corps et de son réseau énergétique, que sur le plan macrocosmique dans sa relation entre le Ciel et la Terre. Cette vision a été autant développée dans la pensée confucéenne que taoïste, piliers de la pensée chinoise. Pour simplifier, on pourrait dire que le confucianisme a développé les valeurs morales et sociales pour respecter le système hiérarchique entre Ciel et Terre, tandis que le Taoïsme s’est tourné vers les règles psycho-physiologiques de notre vie corporelle éphémère. Comme le souligne ZhuangZi (Tchouang Tseu), un des pères fondateurs du Taoïsme :
« l’homme doit la vie à une condensation de Qi. Tant qu’il se condense, c’est la vie ; mais dès qu’il se disperse, c’est la mort » [8].
Ainsi s’est développée l’alchimie taoïste, très populaire entre le XIe siècle et le XIVe siècle après J.-C., dans le but d’élaborer les règles de conduites pour maîtriser les ingrédients alchimiques et les exercices du souffle censés préserver la vie jusqu’à l’immortalité [9]. À titre d’exemple, la moine taoïste Hu Yin a composé au IXe siècle un ouvrage important mettant en relation la théorie des « cinq phases » ou cinq agents (bois, feu, terre, métal, eau) et l’entretien des cinq organes (foie, cœur, rate, poumons, reins). Ses analyses mêlant cosmologie Taoïste et médecine chinoise associent des exercices du corps, de respiration et des habitudes alimentaires en relation avec les cinq organes stimulés selon les cinq saisons de l’année [10]. On y trouve notamment des techniques de respiration qui sont transmises aujourd’hui dans la pratique du Qigong – discipline de « maîtrise/gong » du « souffle/qi » – et notamment le Qigong des six sons.
Aborder la notion de Qi dans son contexte historique et culturel ne pose a priori pas de problème. On comprend que l’on parle d’une cosmologie, un système d’interprétation du vivant propre à une culture, une géographie et une histoire donnée. La discussion devient plus délicate lorsqu’on aborde l’expérience du Qi en tant que phénomène vécu aujourd’hui ; car il ne s’agit plus seulement d’une théorie, mais d’une manière effective de percevoir et sentir le monde. Des travaux récents en anthropologie de la médecine ou des religions illustrent ces situations. Par exemple, Elisabeth Hsu décrit en détail les séances du Docteur Qiu dans la région du Yunnan. Celui-ci soigne ses patients à l’aide des différents traitements traditionnels comme l’acupuncture ou le Qigong. Le docteur n’utilise le traitement par Qigong que dans certains cas où il estime que son patient est réceptif à ce type de relation « énergétique » [11].
À l’institut de recherche de Qigong de Shanghai où je suis responsable de la formation internationale depuis quatre ans, le Dr. Sun Lei explique volontiers dans ses cours comment il utilise la maîtrise du Neigong ou « travail interne » pour optimiser ses massages Tuina avec ses patients, c’est-à-dire comment il gère l’exercice de son énergie interne pour rendre les pressions de son massage plus profonde. Toujours à l’Institut, le Dr Xu Feng dans ses enseignements de ZiFagong précise que dans ce type d’exercice traduit comme « mouvement spontané » les pratiquants deviennent sensibles au « champ de Qi » de leur groupe de pratique, qui n’est peut-être pas éloigné d’une forme d’inconscient collectif théorisé par Jung dans sa psychologie de l’inconscient [12]. Autre lieu, autre approche dans les montagnes de Wudang, haut lieu des arts martiaux chinois dits « internes », notamment le Taijiquan. Le vieux maître Pi explique comment sa pratique du Qigong élaborée à partir des textes taoïstes de Laotzi est une manière de sentir son corps se fondre avec la montagne et la nature qui l’entourent. Enfin, lorsque je vais m’entraîner au parc de Luxun à Shanghai avec les maîtres de Tajiquan, Chen Ming Liang ou Li Hong Da, tous deux m’invitent à toucher leur poitrine, ventre ou dos pour sentir comment le Qi descend dans leur « Dantian » (zone abdominale) jusqu’aux talons, afin d’annuler la poussée du partenaire d’entraînement ou l’attaque d’un combattant opposant, et le déséquilibrer sans utiliser de force.
Diversité des pratiques et interprétations du Qi en contexte
Partant de ces exemples de différents milieux (médical, spirituel ou martial), on imagine comment la question de l’expérience du Qi devient complexe lorsque ces techniques utilisées dans des situations locales – c’est-à-dire avec une signification propre à une relation très précise avec les autres et l’environnement – se diffusent et se globalisent à grande échelle dans des contextes très différents, au-dedans ou en dehors de la Chine. Je dois préciser d’ailleurs que les situations que je prends pour exemples n’ont rien de plus « authentique » que d’autres. Les maîtres de Taijiquan des parcs de Shanghai sont apparus depuis que les parcs publics se sont développés dans les centres urbains en Chine ; Maître Pi comme d’autres « grands-pères » Taoïstes, ainsi appelés au Mont Wudang, se sont « réfugiés » dans les montagnes après avoir décidé d’abandonner leur vie civile, peu de temps après la révolution culturelle.
C’est pourquoi des sociologues comme David Palmer interprètent le développement du Qigong depuis 1949 en Chine comme une « tradition ré-inventée » [13]. Car la vie de ces acteurs et la transmission de leur pratique sont le fruit d’une histoire résolument contemporaine, où les destinées personnelles sont influencées par des mouvements sociaux de fond que les sciences sociales tentent d’éclairer. Des années 1980 jusqu’à la fin du XXe siècle, peut-être à l’image lointaine d’un New Age occidental, le Qigong est devenue en Chine une « fièvre » populaire où s’exprimaient tacitement des tensions sociales sur le repositionnement des pouvoirs politiques et religieux, le besoin de réorganiser les liens sociaux sur des mythologies fondatrices de l’identité chinoise tout en se projetant dans la concurrence internationale avec une forme de nationalisme scientifique (avec l’objectif de prouver scientifiquement l’existence du « Qi », notion d’origine chinoise).
En France, depuis environ 1980, l’évolution du Qigong a suivi l’émergence du marché du bien-être, entre une médecine académique peu ouverte aux approches non-conventionnelles et le milieu des arts martiaux basés sur le système compétitif fédéral. Les enseignants se sont formés pour répondre à la demande sociale d’un nouveau public en recherche de détente, d’anti-stress, de connaissance/management pour prendre soin de soi. L’image moderne de la pratique de Qigong est difficilement dissociable de la projection des esprits européens sur la spiritualité asiatique (cultiver une sagesse intérieure, le calme, la sérénité, etc.) et dès lors, l’expérience du Qi est souvent associée à ce type de représentations culturelles, entre une spiritualité et un style de vie doux pour l’équilibre de la santé.
Cette perception n’est pas exactement celle partagée par les médecins chinois de l’institut de Qigong de Shanghai. Leur finalité est la même puisque leur priorité d’enseignement est de s’assurer que leurs élèves développent une maîtrise de techniques et de connaissances sur la régulation de leur attitudes corporelles et mentales, soit pour régler des problèmes de santé important (insomnie, anxiété, douleurs, etc.), soit pour améliorer la maîtrise de soi. Cependant leur approche diverge sur la manière d’y arriver car leurs styles diverses d’enseignement inclut parfois des phases d’apprentissages plus pénibles et beaucoup moins confortables que la douceur et la détente souvent attendu dans l’entrainement des exercices dits de bien-être, par un public non chinois. Dans les cours de danses contemporaine et traditionnelle que je dispense au collège d’éducation physique depuis 2010 à l’Université Normale de l’Est de la Chine, la majorité de mes étudiants chinois partage également une autre idée du Qigong et du Qi : celle, respectable, d’exercices d’entretien utile pour leurs grands-parents et très éloignée de leur aspirations, ou celle, plus ironique et fantaisiste, liée aux pouvoirs magiques des héros de films comme Tigre et Dragon ou KungFu Panda. C’est le rôle de l’ethnographe de décrire ces différentes perceptions culturelles de soi et des autres, en respectant leur diversité et sans juger leur légitimité.
Apprentissage du Qi et réinterprétation du corps
Si nous détaillons maintenant l’expérience d’une personne qui intègre la formation internationale de l’institut de Qigong de Shanghai, on peut y discerner différentes phases d’intégration de ce que nous avons appelé « la culture du Qi ». Cet élève va d’abord se familiariser au discours propre à l’apprentissage de méthodes ou d’enchaînements répertoriés comme traditionnels (les 8 pièces de Brocart ou BaDuanjin, les 6 sons ou LiuZiJue) ou plus contemporaines (le Fangsonggong ou le LiuHeGong à Shanghai sont aussi « modernes » que le Daoyin Yangshenggong de Beijing, ou le Neiyanggong de Beidahe). Dans cette première étape de mémorisation et de régulation psycho-physique (la vitesse du mouvement, la respiration et le focus mental), le pratiquant apprend à reconnaître les états de relaxations ou de tensions de différentes parties de son corps. Selon la sensibilité kinesthésique de cette personne, celle-ci va découvrir rapidement ou à plus long terme de nouvelles sensations corporelles, comme par exemple des impressions de chaleurs ou de picotement dans les mains, qu’elle pourra interpréter comme des manifestations du Qi.
Dans un deuxième temps, la personne va développer une perception fine de point clé du corps, comme les « Laogong » (centre des paumes), Yongchuan (centre des plantes de pied), Mingmen (« porte de la vie » dans la zone lombaire), Bahui (sommet du crâne), Dantian (foyer abdominal), etc. Dans cette deuxième phase, le pratiquant est guidé vers une nouvelle relation à son corps. C’est-à-dire que l’image du corps anatomique propre à la gymnastique analytique va s’estomper devant une image dite « subtile » composée de « porte » (laogong, mingmen, etc.), de « centres » (dantian), et de « circulations » (méridiens, micro-circulation). Ce « corps subtil » est évoqué dans beaucoup de traditions spirituelles et leurs techniques associées (comme le yoga ou la méditation) et fait référence à une dimension non matérielle du corps physique, au-delà de sa matière charnelle [14].
Enfin, cette imprégnation s’accompagne d’une immersion dans une communauté d’acteurs qui échangent des ouvrages et reçoivent des cours théoriques sur la médecine traditionnelle chinoise, la philosophie taoïste et autres informations thérapeutiques ou spirituelles. L’apprenant y découvre les définitions théoriques des différentes natures du Qi, du concept de Yin-Yang, ou encore de l’alchimie Jing-Qi-Shen (interaction entre l’essence corporelle / le souffle / la conscience) qui permet de donner un sens à la fonction du Qi dans le rapport de l’esprit au corps. Les cinq agents (Wu Xi) sont souvent abordés avec la théorie des organes (Zhang Xiang) qui y est associé.
Ce dispositif va guider le pratiquant vers de nouvelles perceptions et images de soi et de son corps. Par exemple, la lenteur du mouvement et les points d’attention vont générer la stimulation de nouvelles perceptions de contrôle interne de balance et de respiration. Souvent, les expériences parallèles de massage (tuina) ou d’acupuncture vont aider le pratiquant à donner du sens à ces nouvelles informations dites « subtiles ». Ces techniques affectent aussi le schéma corporel, car elles créent de nouveaux habitus dans le comportement postural et gestuel. Les « prises de conscience » vont s’effectuer à travers le sens produit par l’interaction de nouvelles sensations crées par l’exercice, l’image et l’imaginaire du corps véhiculés par les techniques du corps, les théories générales qui servent de cadre de référence à l’activité et, enfin, le partage d’expériences et de savoirs avec la communauté qui entoure le pratiquant.
On peut synthétiser ce processus d’appropriation en reprenant Michel Foucault : ce dispositif social offre une « technologie de soi » propre à transformer les perceptions du pratiquant. En découvrant un patrimoine corporel composé d’une grande diversité de techniques du corps, d’un nouveau langage corporel, la personne qui s’initie aux perceptions du Qi s’habitue à un nouveau Soi corporel qui ne se définit plus anatomiquement, mais en terme de centres, de portes et de circulations. Cette transition d’un point de vue externe du corps, avec ses cartes anatomiques et physiologiques, vers une image interne fluide et mouvante est une part essentielle de l’apprentissage du Qigong. À cet égard, l’intrigante « Neijing Tu », carte du corps décrivant la circulation de la force vitale dans la colonne vertébrale et les cavités de la tête et du tronc, illustrée par des personnages mythiques du taoïsme, du bouddhisme, des scènes de vie sociale et des paysages naturels, représente bien la relation concrète du microcosme interne au corps humain à l’image d’un macrocosme environnemental [15].
Catherine Despeux explique comment la définition du corps en Chine jusqu’à la fin de la dynastie Ming (XVIIe siècle, début de l’influence des cultures occidentales) échappe à notre vision analytique du corps composées de membres d’organes, d’os, de cellules, etc. : dans les textes chinois anciens, le corps est d’abord un espace-temps défini en fonction de ses relations à l’ordre social, naturel ou étatique [16]. Comme la notion de Qi s’est élaborée dans ce contexte ontologique et culturel passé, on peut émettre l’hypothèse que le glissement de l’image d’un Soi individuel vers un Soi « global » est une caractéristique majeure de l’expérience du Qi. Cette expérience intime ouvre l’identité égocentré sur le corps matériel et autorise l’esprit à imaginer et sentir son corps subjectif se dilater au-delà de son image matérielle, tantôt comme une circulation à l’intérieur du corps physique, tantôt comme un nuage invisible qui englobe le corps physique et son environnement.
On saisit pourquoi certains pratiquants de Qigong ont l’impression de revenir à un savoir originel passé, tandis que certains chercheurs en sciences sociales observent parallèlement un phénomène d’invention de traditions au profit de besoins sociaux contemporains [17]. Nous préférons sans doute la voie médiane défendue par la sociologue Emilie Wilcox, qui parle de « patrimoine dynamique » lorsqu’elle observe par exemple l’évolution des danses traditionnelles chinoises à l’opéra de Pékin [18].
Le Qi, entre ésotérisme, science et pratique
Pour résumer, la notion de Qi est décrite dans les communautés de pratiquants qui l’utilisent comme un principe naturel et essentiel, donc universel dans la composition de tout être vivant. À l’opposé, pour les personnes étrangères au langage chinois et globalisé propre à la « culture du Qi », c’est un phénomène subjectif qui peut être perçu comme singulier et local, c’est-à-dire comme une croyance ou une interprétation particulière de phénomènes psycho-physiques que diverses cultures exprimeront de manière différente. Finalement, entre ces deux opposés, la question de l’appropriation effective de l’expérience du Qi est relative à sa performativité. C’est-à-dire qu’elle prend sens pour un individu ou un groupe dans la mesure où elle répond à un besoin et qu’elle rend effective une amélioration de soi par rapport à cette attente (un problème de santé par exemple). À titre d’exemple, cet homme français d’une soixantaine d’années est venu suivre les cours à l’institut de Qigong car il souffrait de l’articulation du genou. La pratique régulière des exercices lui a permis de réduire, et parfois d’arrêter la consommation quotidienne d’antidouleur. Il explique volontiers qu’il s’est ouvert avec curiosité aux sensations du Qi même si cela est resté pour lui assez abstrait. L’important pour lui est d’avoir senti l’efficacité de l’exercice corporelle pour soulager sa douleur sans avoir besoin d’expliquer plus exactement de quelle manière cela était arrivé.
Un nombre croissant d’études scientifiques testent les effets psycho-physiologiques des pratiques de qigong, de taijiquan, de méditation ou de yoga sur le stress, les douleurs chroniques, le système immunitaire, les problèmes de respiration ou d’insomnie, les effets secondaires des traitements du cancer, et plus généralement sur la qualité de vie [19]. Des travaux sont aussi menés sur l’utilisation du Qigong dans les cas d’addiction ou de dépression. Aucune démonstration cependant ne peut légitimer au sein du paradigme scientifique actuel le discours holistique utilisé dans les exercices, et aucune étude à ma connaissance n’est venue démontrer en quoi ces résultats sont finalement différents d’autres exercices classiques comme la marche ou la nage.
À ce stade, le bon sens semble suffisant pour comprendre que ces techniques douces sont plus adaptées à des populations âgées, en rééducation ou en réadaptation, dont l’effort physique doit être modéré. Il existe donc un décalage entre les effets psychosomatiques étudiés scientifiquement, et le discours holistique et énergétique utilisé par les praticiens. Cependant, ce n’est pas une problématique spécifique au Qigong, car il y a régulièrement eu des conflits historiques entre les savoirs savants et les savoirs empiriques du corps, de même qu’il y a de manière récurrente une relation de pouvoir entre savoir médical et pédagogues, comme le précisait déjà Pierre Bourdieu dans le champ du sport [20].
À ce titre, les plus optimistes espèrent qu’un jour viendra où les avancées scientifiques comme les théories quantiques pourront conforter les fondements expérientiels de ces techniques psychosomatiques, et ainsi accéder à une forme de légitimation officielle du Qi dans le discours d’un nouvel humanisme. Les matérialistes convaincus maintiendront que cette croyance renouvelée sur des connaissances d’une autre époque se métissera bientôt avec d’autres modes d’interprétation du vivant, s’inscrivant dans le débat sans fin de production de nouveaux discours et images des relations corps/esprit dont les lois physiologiques sont apparemment plus stables. On retrouve là aussi un clivage paradigmatique entre les approches vitalistes valorisant la pulsion de vie des organismes vivant, et celle réductionniste des sciences naturelles disséquant et classant finement les mécanismes du corps humain.
Edgar Morin invite dans sa « pensée complexe » à dépasser cet écueil [21]. Prendre en compte la complexité de la « culture du Qi », c’est en quelque sorte observer un « système auto-organisé » où l’évolution du dialogue personnel entre les différentes strates du sensible et de la logique de la connaissance humaine dépend d’un contexte d’échanges plus large : source ontologique et référence cosmologique des cultures de pratiques et de pratiquants, mouvances spirituelles transnationales, néo-orientalisme interculturel, discours scientifiques sur ces techniques somatiques, politiques fédérales et réglementations associatives des pratiques, liens communautaires des pratiquants par école et « styles », etc. Un système qui englobe tend l’expérience intime que la communauté dans laquelle elle est vécue, la culture du groupe de pratique, et la relation à son environnement social et naturel dans lequel il s’identifie.
En cela l’expérience de la « force vitale » continue d’interroger de manière pertinente notre pensée du « corps vivant », mettant à l’épreuve les chercheurs en sciences humaines et sociales pour s’ouvrir à de nouveaux paradigmes moins ethno-centrés [22]. Par écho, cette attitude d’humilité invitera peut-être les populations d’Asie à démystifier leur fascination pour le progrès de « l’Occident », avant que cette attraction consommatrice et consumériste soit fatale aux « cultures du Qi » en terre chinoise.