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Essai Économie

La crise alimentaire n’est pas derrière nous


par Antoine Bouët & David Laborde Debucquet , le 18 novembre 2009


Si le protectionnisme agricole est un frein important au développement de certains pays du Sud, il ne saurait être rendu responsable de la crise alimentaire de 2007-2008. Une libéralisation commerciale accrue dans le secteur agricole aurait un effet ambivalent : elle faciliterait le développement de plusieurs pays, mais elle entraînerait aussi une hausse des prix agricoles.

La dernière crise alimentaire, qui s’est étalée du début de l’année 2007 au milieu de l’année 2008, s’est traduite par une flambée des prix agricoles mondiaux (notamment du riz, du blé et du maïs). Elle a laissé des traces profondes dans les économies des pays en voie de développement.

Il existe des conséquences de court terme à la crise alimentaire : le nombre annuel de « pauvres absolus » (moins de un dollar apar jour de revenu réel) s’est accru du fait de l’augmentation du prix mondial des biens agricoles de première nécessité, en particulier dans les grands centres urbains ; le nombre annuel de personnes souffrant ou succombant de malnutrition a lui aussi augmenté. Toute famine a par ailleurs des conséquences de long terme sur les régions touchées : perte de capital humain liée à l’accroissement direct de la mortalité, mais aussi à l’augmentation de la malnutrition qui diminue de manière pérenne les capacités cognitives, et baisse du capital foncier ou animalier, lorsque les plus pauvres n’ont pas les flux de revenu suffisants pour faire face à cette crise et sont obligés de vendre leur capital productif.

La crise alimentaire n’est pas derrière nous. Selon de nouvelles estimations publiées il y a quelques mois par la FAO, la faim dans le monde atteindrait un niveau historique en 2009 : l’humanité compterait aujourd’hui 1,2 milliard de personnes victimes de la faim. La dégradation des conditions économiques des pauvres dans les pays en voie développement ne vient pas cette année d’une croissance des prix à la consommation des biens de première nécessité, mais d’une baisse des revenus liée à de faibles exportations et à une chute des investissements directs étrangers et des transferts unilatéraux (publics et privés).

L’enjeu de cet article est de savoir si les interventions gouvernementales dans le domaine de la politique commerciale (protectionnisme tarifaire, barrières techniques, sanitaires et phytosanitaires) sont responsables de cette crise alimentaire et de sa persistance.

Les inégalités géographiques du protectionnisme agricole

Commençons par quelques statistiques descriptives des politiques commerciales agricoles [1], où se concentre en effet le protectionnisme douanier. Si le taux global de protection au niveau mondial était de 4,6 % en 2004, il était de 16,4 % dans le secteur agricole et de 3,9 % dans le secteur industriel. À l’intérieur du secteur agricole, le protectionnisme tarifaire se concentre sur quelques produits : viandes (38,5 % de taux mondial de protection), produits laitiers (37,4 %), sucre et produits dérivés (47,8 %), tabacs et produits dérivés (30,1 %), mais aussi produits de la minoterie (27,4 %), céréales (25,4 %), boissons et spiritueux (23,6 %).

D’un point de vue géographique, le protectionnisme agricole est aussi très hétérogène. Parmi les pays (de taille significative) les plus protectionnistes dans le domaine agricole, on compte la Norvège (65,8 % de taux de protection dans le secteur agricole), l’Inde (62 %), l’Islande (56,1 %), la Tunisie (47,7 %), la Suisse (48,2 %). Le protectionnisme agricole n’est donc pas l’apanage des pays riches. Néanmoins, la protection de l’Europe ou du Japon restreint la demande mondiale de pays très riches et constitue donc une distorsion potentiellement plus forte.

Si l’on s’intéresse aux pays exportateurs les plus touchés par le protectionnisme agricole, les écarts sont encore plus flagrants : la Guyane supportait en 2004 un droit de douane moyen de 81,6 % pour ses exportations agricoles, suivie par les Îles Fidji (56,3 %), l’Arménie (52,7 %), Saint-Kitts-et-Nevis (50,8 %), le Swaziland (50,6 %). Les soixante-dix pays les plus sanctionnés par le protectionnisme agricole mondial sont des pays en développement. Quand on a un avantage comparatif dans la viande, le sucre, les produits laitiers ou le tabac, il n’est pas facile de se spécialiser et de bénéficier de la division internationale du travail.

Figure 1 Protection rencontrée sur les exportations agricoles par pays exportateur. Source : Calculs des auteurs, MAcMapHS6v2.1.
Cliquer sur la carte pour l’agrandir.

La figure 1 donne un aperçu des taux de protection rencontrés par les pays du monde quand ils exportent des produits agricoles. On voit très bien la disparité des situations en Afrique, et le handicap supporté par les agriculteurs d’Amérique Latine et d’Asie Centrale.

Les difficultés que ces pays éprouvent à exporter leurs produits agricoles ne s’arrêtent pas aux seuls droits de douane. Les barrières techniques, sanitaires et phytosanitaires se concentrent dans ce secteur à tel point qu’en 2004, sur 690 produits agricoles, seuls quatre produits ne faisaient dans le monde l’objet d’aucune restriction de ce type. Ce type de « protectionnisme » est par ailleurs très inéquitable, dans la mesure où, pour satisfaire aux exigences imposées par ces réglementations, il faut jouir d’un niveau de développement conséquent. Une étude récente [2] a ainsi montré que si l’imposition de normes sanitaires ou phytosanitaires a un impact positif sur l’échange international de produits agricoles entre pays riches (car elle donne de l’information sur la qualité des produits importés aux consommateurs), elle nuit aux importations par les pays riches de produits agricoles en provenance des pays pauvres (parce que ces pays n’ont pas les capacités de satisfaire ce surcroît de réglementation).

Par conséquent, le commerce international de produits agricoles progresse beaucoup moins vite que l’échange de produits industriels ou miniers. Entre 1990 et 2006, les exportations mondiales de produits agricoles ont été multipliées par 2,3 en valeur, alors que celles de produits manufacturés ont été multipliées par 3,5. Certes, la demande mondiale se détourne des produits de première nécessité à mesure que le revenu par tête augmente, mais ceci n’explique pas entièrement cette différence de rythme : la libéralisation du commerce mondial concerne essentiellement le secteur industriel, et la multiplication de barrières à l’échange dans le secteur agricole défavorise l’expansion du commerce international dans ce secteur.

Le protectionnisme n’est pas responsable de la flambée des prix

Ainsi, le protectionnisme agricole mondial nuit certainement aux intérêts des pays pauvres qui ont un avantage comparatif dans ce secteur. Est-il pour autant responsable de la flambée récente des prix mondiaux des produits agricoles ? Et de la difficulté des pays pauvres à y faire face ? Pour ce qui est de la montée des prix des produits agricoles, la réponse est non. Remarquons tout d’abord que le protectionnisme agricole est un fait acquis de longue date. La flambée des prix agricoles est un phénomène récent et temporaire, bien que les prix agricoles n’aient pas tous retrouvé leur niveau de 2005.

De plus, le protectionnisme agricole ne contribue certainement pas à maintenir des prix élevés. Au contraire, il exerce une pression à la baisse sur les prix agricoles. Ces politiques sont en effet pour l’essentiel des droits de douane, des contingents à l’importation et des subventions à la production. Tous ces instruments de politique économique ont en général pour effet de réduire la demande de produits agricoles et/ou d’augmenter la production par rapport à une situation de libre-échange intégral.

Les importations de viande sont par exemple fortement taxées en Europe. De ce fait, le prix à la production et le prix à la consommation de la viande y sont très élevés. La production locale est donc plus forte (les producteurs locaux étant incités à produire plus) et la demande locale moins forte (les consommateurs préférant substituer d’autres aliments à la viande) que dans une situation de libre-échange. La protection de la filière viande en Europe contribue donc à diminuer la demande et à augmenter l’offre de viande des pays européens sur le marché mondial. L’Europe étant un grand marché, ceci a tendance à faire baisser, toutes choses égales par ailleurs, le prix mondial de la viande. Les politiques protectionnistes tendent donc à faire baisser les prix agricoles mondiaux, notamment lorsqu’elles sont conduites par des grands pays, qui ont un impact plus important sur les marchés internationaux.

En revanche, une série d’interventions gouvernementales ont eu pour effet de faire progresser les prix agricoles mondiaux. Les politiques visant à soutenir le développement de la filière des biocarburants en sont un exemple ; elles ont en effet conduit à utiliser des ressources productives rares à des fins non alimentaires. Le prix de ces ressources rares s’en est trouvé nécessairement renchéri, ce qui pèse sur les coûts de production agricole. Les taxes à l’exportation de produits agricoles ou les interdictions d’exportation ont le même effet : elles contribuent à diminuer l’offre de produits agricoles sur les marchés mondiaux et font donc augmenter les prix.

Si le protectionnisme agricole ne semble donc pas responsable de la croissance récente des prix mondiaux, il pèse en revanche depuis longtemps sur le développement et la croissance de certains pays en développement, notamment ceux qui ne peuvent exploiter pleinement leur potentiel agricole : l’Argentine, le Brésil, la Namibie, le Botswana, le Belize, Panama, le Zimbabwe, la Thaïlande, etc. Cette liste comprend des pays très pauvres, mais aussi des pays émergents, qui connaissent de forts taux de croissance mais où l’incidence de la pauvreté est encore élevée.

La libéralisation agricole : une réponse partielle

Toutefois, si une libéralisation agricole pourrait favoriser les pays en développement cités précédemment, elle aurait certainement un effet négatif sur d’autres pays en développement, importateurs nets de produits agricoles et alimentaires. Ces pays sont très hétérogènes. En Afrique par exemple, sur quarante-quatre pays pour lesquels les données sont disponibles, vingt sont importateurs nets de nourriture et vingt-quatre sont exportateurs nets. Les pays africains se trouvent aux deux extrémités du classement mondial des pays selon leur solde commercial agricole net, exprimé en pourcentage du Produit Intérieur Brut (PIB) : – 3,1 % pour Djibouti et + 1,8 % pour la Côte d’Ivoire. Sept pays apparaissent très importateurs nets avec un indicateur inférieur à – 0,5 % : Djibouti, l’Érythrée, la Mauritanie, les Seychelles, le Sénégal, l’Angola et le Togo. Sept pays sont des « gros » exportateurs nets de produits agricoles avec un indicateur supérieur à + 0,5 % : Côte d’Ivoire, Sao Tomé et Principe, le Malawi, le Zimbabwe, les Comores, la Gambie et la Guinée-Bissau. Globalement, l’Afrique est légèrement déficitaire, alors que l’Asie est très déficitaire et que le Pacifique et l’Amérique sont très excédentaires.

Par ailleurs, les bénéfices de la libéralisation commerciale multilatérale pourraient être nuls, voire négatifs, pour les pays ayant actuellement des accès préférentiels vers des pays riches, comme les Pays les Moins Avancés (PMA) vers l’Union européenne (Accord Tout Sauf les Armes).

Il est important de souligner que le protectionnisme agricole n’est pas la seule cause du sous-développement : des institutions inadaptées ou de mauvaise qualité, des infrastructures de transports ou de télécommunications médiocres, des politiques macroéconomiques défaillantes, sont des facteurs majeurs du sous-développement. Ce sous-développement global rend les pays particulièrement vulnérables aux variations de prix des biens alimentaires. En ce sens, c’est plus l’incapacité de certains pays et de certaines populations à affronter la hausse des prix des produits agricoles que cette hausse elle-même qui paraît inquiétante, et ce d’autant plus que si le changement climatique se confirme, les marchés agricoles mondiaux pourraient être encore l’objet de fortes turbulences dans les années à venir.

Peut-on envisager un scénario soutenable, qui permettrait aux pays en développement d’exercer leur avantage comparatif sur les marchés agricoles mondiaux sans souffrir de la hausse des prix agricoles ? Plusieurs considérations peuvent nous guider. En cas de libéralisation multilatérale dans les prochains mois (signature d’un « Doha Development Agenda »), la libéralisation de l’agriculture ne sera que partielle. Si la communauté internationale a pour ambition d’aider les pays les plus pauvres à exercer leur avantage comparatif sur ces marchés, il faudra donc être imaginatif et créer de nouvelles préférences (un régime de libre accès pour les PMA sur tous les marchés des pays riches, mais aussi certains pays émergents) et accroître l’aide internationale, certainement par le biais de l’Aide pour le commerce (Aid for Trade). Enfin, si l’on peut craindre que la volatilité des marchés agricoles mondiaux ne s’accroisse à l’avenir sous l’effet du changement climatique, on peut espérer ne pas l’aggraver par des politiques déstabilisatrices comme les soutiens aux biocarburants ou les restrictions à l’exportation. Atteindre tous ces objectifs serait déjà un accomplissement majeur pour la communauté internationale.

par Antoine Bouët & David Laborde Debucquet, le 18 novembre 2009

Pour citer cet article :

Antoine Bouët & David Laborde Debucquet, « La crise alimentaire n’est pas derrière nous », La Vie des idées , 18 novembre 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-crise-alimentaire-n-est-pas

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Notes

[1Source MAcMapHS6, version 2.1. Voir aussi David Laborde, « Un panorama mondial des politiques commerciales », La Lettre du Cepii, 2007, n° 267.

[2Anne-Celia Disdier, Lionel Fontagné, Mondher Mimouni, « The Impact of Regulations on Agricultural Trade : Evidence from SPS and TBT Agreements », Working Papers 2007-04, CEPII research center.

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