La frontière entre l’Europe et l’Afrique semble claire, et ne cesse d’être rappelée par ceux qui agitent le spectre d’une immigration menaçante. L’historienne américaine Megan Brown remet pourtant en cause ce constat dans une étude éclairante (tirée de son doctorat) sur le costume de « septième membre » – africain en l’occurrence – d’une Communauté économique européenne, que l’Algérie a endossé pendant quelques années. Pourtant cette Communauté n’était officiellement composée que de six États européens entre 1957 et 1973, la France, l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie et les trois pays du Benelux, Belgique, Luxembourg et Pays-Bas. Mais la France, puis l’Algérie indépendante menèrent une politique européenne ambiguë, qui conduit l’auteure à parler de « septième membre ».
L’histoire d’une absence
Ce sujet des relations entre l’Algérie, française puis indépendante, et la construction européenne naissante, s’avère tout à la fois majeur et risqué. Il est bien évidemment d’une importance considérable, à la mesure du traumatisme de la guerre d’Algérie. Mais, comme le souligne Megan Brown, il est également occulté par les acteurs de l’époque, qui évoquent très peu les « événements d’Algérie » dans les sources, à la fois parce que les Français veulent garder la haute main sur ce sujet sensible, mais aussi, parce que d’autres dossiers mobilisent les acteurs européens, de la guerre froide à la libéralisation commerciale. Transformer l’absent en acteur a donc représenté le principal défi de ce travail qui puise tout à la fois dans l’histoire politique, s’appuyant sur les sources de presses et les publicistes de l’époque, et dans l’histoire diplomatique. Parmi de multiples sources françaises, l’auteure recourt de manière substantielle aux archives diplomatiques de Nantes et à celles de l’outre-mer à Aix-en-Provence pour dépasser ce paradoxe d’un sujet considérable, mais largement escamoté.
Sur le plan historiographique, l’ouvrage s’inscrit dans un double renouvellement. D’un côté l’histoire de la France impériale a fait l’objet d’une nouvelle lecture de la part d’auteurs étatsuniens soucieux de revisiter les chronologies et de remettre en cause les certitudes anciennes, notamment la séparation entre les sphères coloniales et non-coloniales, comme Matthew Connelly et Todd Sheppard en particulier [1]. D’un autre côté, l’histoire de l’intégration européenne s’est hybridée avec l’histoire globale afin d’explorer les relations entre l’Europe et les espaces extra-européens dans une perspective de décentrement, de « provincialisation » de l’Union européenne comme le dit l’historien allemand Kiran Patel, reprenant à son compte l’exhortation de Dipesh Chakrabarty à provincialiser l’Europe dans l’histoire du monde [2]. Kiran Patel est d’ailleurs l’un des rares historiens à avoir évoqué l’équivoque du statut de l’Algérie postcoloniale dans la Communauté européenne des années soixante, mais uniquement en quelques lignes, comme le souligne Megan Brown. Cette dernière embrasse d’ailleurs dans son état de l’art un renouvellement historiographique sur les relations entre Europe et Afrique animé par une dizaine d’auteurs de différents pays, tout à la fois sur le plan des débats d’idées depuis l’entre-deux-guerres, que sur celui des politiques conduites après-guerre, avant et après l’indépendante [3]. Ce champ est parfois divisé entre l’idée de continuité entre l’empire et l’Europe, ou du remplacement du premier par la deuxième. Megan Brown s’inscrit clairement dans la première optique. Reprenant le titre de l’ouvrage séminal d’Alan Milward, qui associait la construction européenne à un « sauvetage de l’État-nation » européen ravagé par les guerres, elle parle de « sauvetage de l’État-nation impérial » (« rescue of the imperial nation-state ») [4]. Pour cela, Megan Brown, convoque l’idée d’« Eurafrique », cette chimère géographique fondée sur la communion d’intérêt entre les deux continents, masquant bien souvent, à l’origine tout au moins, un racisme inavoué, l’Afrique devant naturellement suivre la direction européenne.
L’Eurafrique, une chimère
C’est cette ambiguïté au cœur de l’Eurafrique, entre fraternité et racisme, qui constitue le cœur du livre de Megan Brown, un ouvrage stimulant, solide et sans défauts majeurs – à l’exception d’une conclusion trop courte et d’une absence de bibliographie. À la différence de l’ouvrage récent de Peo Hansen et de Stefan Jonson sur l’Eurafrique, qui affirme de manière péremptoire son caractère novateur, alors qu’il n’est qu’une synthèse de travaux anciens, par ailleurs très peu fondée sur archives [5], The Seventh Member State apporte une contribution véritable à l’historiographie. Les premiers chapitres confirment l’importance de l’idée d’Eurafrique chez certains acteurs comme Léopold Sédar Senghor, partisan d’un fédéralisme égalitaire à la fois franco-africain et euro-africain. Mais cette idée resta largement minoritaire, et suscita la méfiance chez les responsables français (p. 93). De fait, la déclaration Schuman du 9 mai 1950 mentionne l’Afrique de manière incidente, mais la Communauté européenne du charbon et de l’acier qui en résulte ne s’en préoccupe pas. Le leadership parisien divise clairement les deux champs. En 1954, l’échec de la Communauté européenne de défense, ce projet d’armée européenne fédérale, achoppe justement sur l’impossibilité pour la France de combiner les logiques européennes et africaines [6]. Cette Communauté attribuait à chaque pays un pouvoir proportionnel à ses troupes stationnées en Europe et intégrées dans l’armée commune. Or, si la France préservait une armée coloniale indépendante, alors les effectifs de ses seules troupes stationnées en Europe ne lui permettraient plus d’avoir un poids dans la future armée européenne égal ou supérieur à celui de l’Allemagne fédérale. En préservant son influence coloniale, Paris aurait miné son leadership dans l’Europe des Six.
Le cœur de l’ouvrage est constitué par les chapitres sur la Communauté économique européenne, l’ancêtre de l’actuelle Union européenne, issue du Traité de Rome du 25 mars 1957. Lors des négociations de ce dernier, largement conduites en 1956, au début de la guerre d’Algérie, le gouvernement français a insisté pour obtenir une association de ce qui était alors désigné sous le terme de « pays et territoires d’Outre-Mer » (PTOM) au Marché commun. Ces espaces concernaient en réalité des unités au statuts divers, colonies françaises d’Afrique et départements français d’Algérie principalement. La dynamique a été inaugurée par Gaston Defferre, maire de Marseille et ministre de la France d’Outre-Mer, et par ailleurs l’un des protagonistes majeurs du livre. Promoteur d’une loi-cadre démocratisant, certes bien tardivement, l’Empire français, il a insisté pour que ces territoires soient inclus dans l’accord commercial européen à venir. Finalement, Paris obtient deux concessions dans le traité de Rome : l’insertion de ces territoires dans une dynamique de libéralisation commerciale entre les Six et l’Afrique française d’une part, et la création d’un « fonds européen de développement » finançant des projets en Afrique d’autre part. L’ouvrage confirme qu’il s’agit bien d’une concession de ses partenaires, qui, pour la plupart, n’étaient absolument pas intéressés par cette association pour des raisons politiques (la peur d’être associé à une dynamique coloniale réactionnaire), économiques (le faible potentiel de ces marchés), et financière (le fonds étant financé par les six, mais ne bénéficiant qu’à des territoires français ainsi qu’au Congo Belge). Megan Brown montre que seule la Belgique soutient finalement la France, non sans divisions, un sénateur belge protestant contre la France au Conseil de l’Europe en raison de l’usage de la torture. Ainsi, l’« Eurafrique », loin d’être majoritaire parmi les Six, n’était qu’une requête française de dernière minute.
L’incertain statut européen de l’Algérie
Le coup de théâtre intervient en février 1957 lorsque la France change de position : jusqu’ici, elle avait assimilé l’Algérie à un « pays et territoire d’Outre-Mer » ; ensuite, elle demande un statut à part pour ces départements. Megan Brown interprète ce changement comme une réaction au premier débat de l’ONU consacré à l’Algérie. Paris ne veut plus assimiler ce territoire à d’autres espaces pouvant être concernés par la décolonisation, et souhaite au contraire réaffirmer son caractère européen, incarné par l’article 227 du Traité de Rome.
S’ouvrent alors deux phases dont Megan Brown excelle à exposer l’ambiguïté. Dans un premier temps, l’Algérie française fait pleinement partie de la Communauté économique européenne, entre 1957 et 1962, mais elle ne bénéficie pas des dispositions sur la libre circulation des travailleurs, et les avantages sociaux afférents. À l’époque, l’Italie négociait âprement un statut protecteur pour ses émigrés, et avait réussi à leur obtenir certains avantages.
Mais ils ne s’étendaient pas aux musulmans algériens, prolongeant ainsi la discrimination coloniale. Dans un second temps, et de manière surprenante a posteriori, la France demande que l’Algérie indépendante ne soit pas traitée comme un pays tiers. Elle cultive l’ambiguïté – un diplomate conseillant de traiter le cas algérien par « prétérition » – dans l’incertitude des relations qui seront les siennes avec l’Algérie indépendante, voulant préserver les intérêts des colons comme ses perspectives pétrolières. Du côté algérien, le Premier ministre Ben Bella lui-même demande le maintien du régime en place. Mais la coupure intervient pourtant, de manière progressive entre 1963 et 1966. Le recours aux sources de la Cour de justice des Communautés européenne, particulièrement bienvenue pour ajouter une perspective de terrain à la vision diplomatique par le haut, permet d’ailleurs de confirmer ce divorce progressif. Les échanges s’amenuisent avec la nationalisation progressive de l’industrie pétrolière algérienne et la chute volontaire de sa production de vin. Un accord de 1976 crée un cadre juridique à cette relation euro-algérienne, qui banalise complètement le cas algérien, à part des accords sur le paiement de quelques prestations sociales. De 1962 à 1976, le statut européen de l’Algérie reste donc juridiquement incertain.
L’Algérie fut-elle vraiment un « septième membre » ?
En réalité, on peut se demander si l’Algérie fut vraiment un « septième membre » au sens strict, car elle n’avait aucune agentivité : les Algériens ont toujours été demandeurs d’accords préférentiels en matière commerciale et de libre circulation des personnes, mais ils n’ont rien obtenu de particulièrement avantageux. En retour, les discussions européennes, très largement concentrées sur le commerce et la guerre froide, ignorent l’Algérie, territoire à l’importance commerciale faible et décroissante. Certes, la notion de « septième membre » permet de révéler l’ambivalence du statut algérien avant 1976, entretenu à dessein par la France. Mais là, encore, les illusions françaises se dissipent rapidement et le divorce est complètement consommé dès 1965-66.
Finalement, le livre permet de dresser les limites du concept d’Eurafrique. Certes, comme le souligne l’auteur, la Communauté européenne n’avait pas alors, et n’a d’ailleurs toujours pas, de frontières fixes. La notion de « rescue of the imperial nation-state » est utile pour comprendre, comment, à partir de 1956-57, les logiques impériales et européennes ont pu être associées au service d’un projet eurafricain chez certains Français. Mais la réalité tangible de ce projet doit être relativisée, tant sur le plan des acteurs que des réalisations. Sur le premier plan, le livre de Megan Brown montre bien que l’idée d’Eurafrique était défendue de manière assez rhétorique, à l’exception du cas Deferre et de quelques fonctionnaires français peuplant les services de la Commission européenne en charge de cette politique. Les thuriféraires de l’Empire et de l’Algérie française, comme Michel Debré, étaient rarement des européistes enthousiastes. L’auteur mentionne fréquemment le scepticisme de nombreux impériaux face à la connexion européenne (pp. 95 et 127). En retour, l’Algérie pèse peu dans les réflexions des européistes modernisateurs français les plus influents, et apparaît souvent comme une contrainte, poussant la France à la crise financière en 1957, et à un isolement international croissant. En effet, les dépenses des « évènements d’Algérie » avaient creusé le déficit budgétaire et obligé le gouvernement français, à la différence de ses voisins, à continuer de solliciter des crédits internationaux en 1957-58.
En termes de réalisations ensuite, l’auteure souligne à raison que l’Eurafrique a fortement mobilisé les négociateurs français à l’hiver 1956-57. Toutefois, cette perspective se traduit par des réalisations relativement modestes et non centrées sur l’Algérie, le Fonds européen de développement d’abord, puis les accords commerciaux de Yaoundé (1963) et de Lomé (1975), certes non négligeables et à certains égards innovants, mais qui ne peuvent se comparer à l’intensité des relations intra-européennes ou euro-atlantiques [7]. Dans les archives de l’époque, tous ces dossiers sont secondaires au niveau européen, et même économique [8]. Même en France, comme le soulignait déjà Maurice Agulhon, de Gaulle adopte à partir de 1962 une « mythologie anti-impériale », qui le conduit à s’opposer aux États-Unis, une fois déposé le fardeau des guerres coloniales [9].
Plus généralement, le livre de Megan Brown invite à se demander si beaucoup de partisans de l’Eurafrique voyaient dans ce projet autre chose qu’un slogan. Le racisme persistant interdisait aux Français métropolitains d’accepter une communauté dans laquelle ils auraient été mis en minorité par des peuples présentés comme « inférieurs » quelques décennies auparavant. Frédérik Cooper le soulignait déjà en 2007 en montrant le décalage entre la fiction de l’égalité des citoyens promue après-guerre, et le maintien des discriminations politiques. Il cite de nombreux exemples de dirigeants hostiles à l’application d’une logique coloniale égalitaire, car elle aboutirait à ce la France devienne « la colonie de ses colonies », comme le disait Édouard Herriot en 1946 [10].
Le dernier mot revient à l’historien Kiran Klaus Patel, qui relevait le risque de téléologie dans la littérature bourgeonnante sur l’Eurafrique :
L’« Eurafrique » est une incitation à des explications monocausales qui tendent à voir l’ensemble de l’intégration européenne à travers ce lien au colonialisme » (“Eurafrica” has a proclivity to monocausal explanation that tends to view all of European integration through the lens of this link to colonialism [11].
Au contraire, l’ouvrage précis de Megan Brown met en valeur le caractère heuristique du concept d’Eurafrique, qui insiste sur l’ambiguïté des frontières et des identités, tout comme son caractère chimérique pour la majorité des acteurs de l’époque.
Megan Brown, The Seventh Member State. Algeria, France and the European Community, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2022, 346 p.