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Recension Société

Italie

La camorra comme Gomorrhe
Portrait de la criminalité organisée napolitaine


par Marcella Marmo , le 1er mai 2007


Alors que les éditions Gallimard viennent de publier la traduction

française du roman de Saviano, « Gomorra », il n’est pas inutile de revenir

sur les conditions de sa réception en Italie voici plus d’un an. C’est

Marcelo Marmo qui chroniquait alors ce débat pour « La Vie des Idées ».

Recensé :

Roberto Saviano, Gomorra. Viaggio nell’impero economico e nel sogno di dominio della camorra (Gomorra. Voyage dans l’empire économique et dans le rêve de domination de la Camorra), Mondadori, 2006 (traduction française Gallimard 2007).

Roberto Saviano, 27 ans, issu d’une famille bourgeoise, diplômé de philosophie, a mené pendant six ans une enquête sur la camorra, les milieux criminels de Naples et de Caserte, où il vit depuis qu’il est né. Il écrit sur ce sujet dans plusieurs revues politiques et littéraires [1], et, peu après la faida [2] de Scampia [3]de 2004-2005, qui a fait plus de 200 morts, il trouve un éditeur national. Pour compléter le portrait du jeune auteur de ce best-seller sur le crime organisé dans la région de la Campanie, on peut se reporter au portrait qu’en propose l’éditeur. Sur la couverture, les couteaux couleur fuchsia d’Andy Warhol sont une allusion subtile à la tuerie de Gomorra, tandis que la photo de la quatrième de couverture met en scène l’auteur du livre : le regard intense et le front large, une écharpe enroulée en deux tours autour du cou : c’est peut-être l’icône d’une personnalité tourmentée, un jeune mâle méridional, un intellectuel bohème, peut-être un marginal, sans doute quelqu’un de gauche [4].

Peu après sa parution au printemps 2006, le premier livre de Saviano remporte un prix littéraire national (le prix Viareggio), puis il est immédiatement lancé comme livre-révélation sur la camorra. S’ensuivront des présentations à travers l’Italie, puis de nombreux articles de presse, et Saviano finira par occuper les « unes » des quotidiens à l’automne, alors que l’état d’urgence criminelle à Naples bondit en tête des problèmes nationaux, en relation avec l’ordre public et la grave crise de la politique locale.

Qui plus est, en septembre dernier, au cours d’une manifestation contre la camorra près de Caserte, en présence du maire de Naples et du président de la Chambre des députés, le jeune écrivain se lance dans une invective contre les clans, allant jusqu’à citer des noms. Les menaces de rétorsion ne se font pas attendre, si bien que le ministre de l’Intérieur décide de lui attribuer une garde rapprochée. Saviano devient ainsi un personnage public et son livre, un événement culturel de masse. Après la période de Noël et de l’Epiphanie, il atteint les 300 000 exemplaires vendus, puis le chiffre record de 400 000 en février, après quinze rééditions.

Au-delà des échos favorables dans les médias, liés au contexte politique de sa parution, il faut souligner les qualités littéraires de l’ouvrage. Du mélange original entre une expérience personnelle de la récente guerre de la camorra et une recherche documentaire approfondie sur les sources judiciaires des dernières décennies [5], naît en effet un récit d’une richesse exceptionnelle, transcendant les genres et, pour cette raison même, capable de toucher un grand nombre de lecteurs. Le livre est un roman non-fictionnel, comme le précise Saviano [6]. Sa capacité à capturer les voix directes confère au livre son caractère saisissant en même temps qu’elle complexifie son discours.

Les aspects fondamentaux de cette complexité apparaissent dès le sous-titre : Comment se mêlent pouvoir et argent dans l’« empire économique » et le « rêve de domination » de la camorra. Mais pour aborder le livre, il faut avant tout entrer dans la poétique de Saviano, qui veut intégrer l’écriture dans la vie [7], avec l’ambition que la parole littéraire puisse réellement affronter les forces du mal et donner une voix véritable et nouvelle à la lutte contre la Mafia. Une poétique difficile, dans un monde que la voix narrative présente comme imprégné du sentiment de l’omniprésence de la mort.

Pouvoir et argent, vies et marchandises

La puissante métaphore de Gomorra provient, apparemment, d’un texte de don Diana, un prêtre qui s’est battu contre la camorra et dont l’assassinat par les clans en 1994 a profondément marqué Saviano dans son parcours vers le discours-vérité. Si l’auteur place parmi ses maîtres Pier Paolo Pasolini [8], c’est bien l’histoire du prêtre de son village qui le mènera plus directement au problème crucial, à savoir la possibilité et l’efficacité d’une parole qui s’oppose à un pouvoir qui broie. La fin du livre est centrée sur l’histoire édifiante de ce personnage qui « voulait refonder la parole religieuse et politique », y compris pour les non-religieux, ce témoin qu’on ne pouvait éliminer qu’en le tuant [9]. Là, le discours se focalise en particulier sur une harangue que Diana et un ami préparaient contre les hommes des clans, ceux qui transforment nos terres en « une grande et unique Gomorrhe qu’il faut détruire [10] ».

Mais si, dans le récit de la Genèse, la cité impie fut détruite par le Seigneur, dans l’invective apocalyptique du prêtre, en revanche, c’est la communauté qui s’autodétruit, en se laissant contaminer par le pouvoir mortifère des clans, par des vies où l’accumulation de richesses se fait dans un désert qui rend leur jouissance impossible. Et si, dans l’histoire biblique, il est interdit à Lot et à sa femme de se retourner pour regarder la destruction de Gomorrhe, l’invective contre les clans appelle au contraire à affronter le risque et à voir [11].

Bien que Saviano ne souligne pas la ressemblance entre l’avertissement visionnaire du prêtre-héros et son propre choix de regarder de l’intérieur le mal de son temps [12], la grille de lecture peut-être la plus forte qui traverse son récit social est précisément la vocation autodestructrice de cette communauté qui ferme les yeux, mais aussi des hommes mêmes qui choisissent le Système.

L’invention récente de ce dernier terme pour désigner l’organisation politico-économique de l’ancienne camorra (autrefois, on parlait plutôt de la société) fait allusion à une primauté de l’économie qui fonctionne aussi bien par l’accumulation au sommet que par la redistribution vers le milieu social, à commencer par le recrutement. « J’appartiens au Système de Secondigliano », « Le Système signifie que tu peux résoudre quelque chose » [13] : ce sont là des expressions courantes significatives, qui font référence à la connotation économique fonctionnaliste du terme « système », bien qu’elles renvoient aussi à son acception politique contestataire.

Dans le récit de Saviano, les quantités et les qualités de l’économie camorriste s’accumulent efficacement, en premier lieu grâce à la consultation intensive des enquêtes judiciaires, qui ont suivi à partir des années 1980 la croissance exponentielle des clans impliqués dans des affaires de drogue et de bâtiment, d’armes et de déchets toxiques, de racket, d’usure, de contrôle d’entreprises dans de nombreux secteurs manufacturiers et commerciaux, d’investissements immobiliers, marchands et financiers, en Italie et à l’étranger.

Les chapitres centraux de Gomorra consacrés au Système mettent ainsi particulièrement en évidence les aspects destructeurs de ce pouvoir territorial conquérant et offrent un portrait anthropologique exceptionnel de la violence des clans, violence qui frappe parfois des victimes innocentes ou accidentelles. Saviano est capable de mettre en récit ses propres émotions face aux morts qui gisent encore sur le sol lorsqu’il arrive, au volant de sa Vespa, sur le lieu du crime au cours des funèbres trajets de son enquête, mais aussi les sentiments de tant d’autres : de la violence sur les corps dans le marché de la drogue à la peur qui se répand comme une tache d’huile dans le milieu, jusqu’à la place de la mort dans l’imaginaire même des hommes du Système [14].

A ce titre, comment oublier le récit de l’entraînement traumatisant des jeunes recrues à qui l’on apprend tout d’abord l’usage du gilet pare-balles. Les pilules qu’on leur fait ingérer pour affronter l’effort leur donnent une soif si intense que le soir ils sont réduits à boire l’huile de condiment de la pizza, et la sucent et en ajoutent encore. Cette partie de l’histoire camorriste va donc bien au-delà du roman noir et produit un récit sociologique de grande qualité. Ainsi peut-on lire dans la lettre d’un jeune homme de 15 ans transmise par le juge : « Je veux devenir un boss », ce qui signifie avoir des supermarchés, des magasins, des usines, des femmes, « que tout le monde me respecte quand je rentre dans une boutique. Et puis je veux mourir. Mais mourir comme un vrai boss, comme quelqu’un qui commande vraiment. Je veux être tué. » Le court-circuit entre le pouvoir et l’argent qui brûle les vies depuis toujours trouve dans cette voix juvénile son expression la plus claire. Il est tout aussi intéressant de constater comment cette culture peut trouver des modèles cinématographiques tels que le héros vaincu de Scarface, dont la luxueuse villa a été reconstruite à l’identique par un boss de Caserte, qui la fera ensuite raser quand elle sera saisie par l’État.

La précarité des vies est du reste un aspect caractéristique de ce type d’entreprise, fondée avant tout sur le capital humain, et dont la guerre est l’un des aspects structurels depuis l’apparition des phénomènes mafieux au XIXe siècle [15]. Ce thème se complique toutefois dans l’économie du livre, qui, en ignorant peut-être délibérément l’histoire, veut inscrire l’échec du « rêve de domination » de la camorra dans sa relation avec l’empire économique, lui, au contraire, triomphant à l’époque du capitalisme post-fordiste contemporain. Selon la thèse tranchante de Saviano, ce contexte économique a produit une véritable refondation du phénomène camorriste : au départ une organisation politique exerçant sa force sur des territoires délimités, la camorra se serait transformée en pouvoir économique conquérant au sein du système libéral mondial, ce qui expliquerait qu’elle soit désormais traversée par des conflits destructeurs.

On pourrait bien sûr explorer plus profondément le lien crucial entre la violence des guerres de Mafia et le cadre économique actuel, autrement dit le passage d’un système qui œuvrait initialement dans un contexte de ressources limitées, avec des possibilités réduites d’accumulation par le racket et les marchés légaux et illégaux, à la situation actuelle, où les marchés illégaux de longue distance, l’expansion de la dépense publique et la dérégulation libérale multiplient les possibilités d’accumulation de richesses par la voie criminelle. Ces pouvoirs enracinés dans un territoire ont fait montre d’une capacité à se reproduire en s’adaptant à de nouveaux contextes, sans pour autant perdre leurs caractéristiques anciennes et fondatrices, c’est-à-dire cette stratégie articulée sur le racket et la protection, le contrôle par oligopoles de marchés aussi bien légaux qu’illégaux, et la mainmise sur les ressources. Ce sont évidemment des aspects que Saviano rencontre mais qu’il attribue à un libéralisme largement mythifié, confirmant ainsi la faiblesse analytique de son livre.

En effet, l’argument selon lequel la camorra contemporaine répondrait à la logique pure du système économique semble être axiomatique : le boss doit avoir une durée de vie limitée, car sa permanence au pouvoir entraverait le développement ultérieur des commerces, ferait augmenter les prix et bloquerait la recherche de nouveaux profits, alors que la logique du système veut que de nouveaux prétendants émergent et soient prêts à prendre sa place [16]. La guerre de camorra, stade suprême du libéralisme ?

La grille analytique proposée par l’auteur est tout aussi trompeuse lorsque, pour expliquer la guerre, il a recours, non sans quelques doutes, au modèle centre-périphérie, ou bien lorsqu’il parle avec une facilité déconcertante de la bourgeoisie camorriste pour désigner le sommet du Système. Saviano lui-même avoue une certaine fascination pour ces entrepreneurs arrivistes, disposés à brûler rapidement leur rêve de domination, oublieux de leur appartenance plébéienne puisqu’ils peuvent parfois posséder une bibliothèque, voire nourrir une passion pour Lacan.

Bref, la confusion théorique qui caractérise certaines pages de Gomorra renvoie au radicalisme nécessairement approximatif de la culture anti- ou alter-mondialiste, diffusée dans la culture d’opposition, et pas seulement chez les jeunes. Saviano conserve par ailleurs les valeurs d’un certain héritage marxiste, visible dans la révolte éthique contre l’exploitation [17] et la dénonciation de la marchandisation qui envahit notre monde.

La description obsessionnelle de l’invasion des marchandises mérite une attention particulière à cause des représentations séduisantes qu’elle produit au niveau littéraire. Le lecteur est en effet saisi par la vision du port de Naples envahi par les Chinois, où un container laisse tomber en mer les cadavres congelés à expédier en Chine pour y être enterrés, et où se concentrent d’énormes quantités de marchandises à distribuer en Europe : « En quelques heures vont transiter par le port les vêtements que porteront les jeunes Parisiens pendant un mois, les carrés de poissons que l’on mangera à Brescia pendant un an, les montres que les Catalans porteront au poignet, la soie des vêtements anglais de toute une saison. »

L’obsession boulimique semble relier l’histoire des corps et celle des marchandises, ce qui ouvre la voie à une lecture psychanalytique de Gomorra, jusqu’ici peu présente dans les critiques. Tout le livre est habité par une angoisse régressive et écœurante qui tord l’estomac, et qui apparaît dans les innombrables métaphores corporelles liées à un dedans/dehors véritablement viscéral. Ces métaphores sont encore plus fréquentes que les allusions au sang et aux blessures des corps [18]. L’anxiété provient de la colère ressentie lorsque l’auteur monte les marches pour entrer dans les maisons : c’est l’horreur du capitalisme du ciment, la domination économique de Gomorra dans les terres de son enfance. Saviano se livre au lecteur dans un récit autobiographique crucial, celui sur son rapport à la figure du père, qui l’initie aux armes mais qui ensuite abandonne sa famille [19], ainsi qu’à travers quelques références, plus discrètes, à une mère angoissée par les aventures dangereuses de son fils, auquel elle a transmis l’amour pour la culture [20].

La bulle médiatique

Un éditeur du Nord s’empare d’un écrivain du Sud, observe un blogueur [21] après les premiers succès médiatiques de Gomorra. On peut ajouter que cela en valait la peine : peut-être davantage pour la qualité même du livre (c’est le premier texte d’un certain niveau littéraire en 150 ans d’écriture sur la camorra [22]) que pour son plaidoyer pour une relance de la lutte contre la Mafia, lutte dont Naples et la Campanie auraient vraiment besoin.

Rappelons brièvement ici les faits politiques les plus évidents qui, selon un phénomène par ailleurs récurrent, ont donné lieu, dans les médias nationaux et locaux, à une « alerte Naples » l’automne dernier, une période très tendue pour la ville et la région tout entière. Dans la longue histoire de celle qu’on a pu appeler l’ex-capitale [23], la « question de Naples » peut capter les humeurs souterraines de l’Italie, en particulier au moment des crises du système politique, dont elle devient un reflet, un méta-discours qui indique tantôt la montée des possibilités, tantôt le dangereux signal d’échec. La crise, administrative et médiatique, de 2006 a évidemment mis un terme au cycle ouvert par la « renaissance » lancée par le maire de gauche Bassolino au début des années 1990. Ce discours avait pu devenir un symbole du renouvellement général que l’Italie attendait alors de l’introduction du système électoral majoritaire, et par ailleurs avait pu limiter les problèmes considérables de la désindustrialisation. En 2006, dans une Italie encore aux prises avec de graves difficultés de renouvellement de la classe politique, la sortie de scène prochaine du maire/gouverneur de la « renaissance napolitaine » a été inexorablement annoncée par la question explosive de la collecte des déchets [24]. La gravité du problème pour une zone urbaine qui prétend par ailleurs développer une économie touristique, et l’énorme poids symbolique négatif des montagnes de déchets dans les rues (amoncelés de septembre à novembre dans tous les quartiers de tous les villages et villes de la région) renvoyaient par ailleurs par une singulière coïncidence au récit documenté et terrifiant du problème des déchets toxiques dans le dernier chapitre de Gomorra.

Le livre de Saviano, à la fois enragé et meurtri, parle peu de politique et juge d’ailleurs que la primauté de l’économie s’est accompagnée d’une réelle capacité des clans à se rendre autonomes par rapport aux politiciens, bien plus que dans le cas de la Mafia classique. L’afflux dans les décharges de Campanie de déchets toxiques provenant des industries du Nord, qui a sûrement produit ou aggravé l’inefficacité des services ordinaires, est racontée dans le livre sans insistance particulière sur les responsabilités politiques et administratives. L’opinion publique a certes supposé des liens entre l’inefficacité de la politique et la crise du service public, mais elle attend toujours une réponse transparente des nouveaux fonctionnaires envoyés par le gouvernement central pour enrayer la crise dans la région.

Au même moment, la presse de la ville a donné une grande importance à l’alerte sur la microcriminalité liée à la récente amnistie [25], mesure maladroite du gouvernement de centre gauche, au pouvoir depuis le printemps 2006, qui a été à juste titre perçue par une grande partie de la population comme allant à l’encontre de la sécurité publique, presque un défi lancé à l’opi-nion publique de droite comme de gauche, laquelle souffre depuis des années d’un grand nombre de peines non exécutées. Autour de cette mesure, qu’il est facile d’interpréter comme le résultat d’une promesse électorale au monde de la délinquance, s’est cristallisée une crise de confiance politique compréhensible, alors que le mois de septembre a vu plusieurs épisodes très graves d’agressions et de meurtres à Naples et dans la région commis par des détenus sortis de prison précisément grâce à cette amnistie.

Pour les lecteurs de Gomorra, il existe des connexions évidentes entre le monde du Système, la politique italienne et l’impuissance de la société civile – et ce au-delà des discours sur la ville infernale, tenus par le journaliste turinois Giorgio Bocca dans son dernier livre [26], et peu appréciés dans le Sud. Sans doute afin d’exploiter ces tensions autour de Naples, mais aussi pour ajouter à la publicité faite à son livre, l’hebdomadaire L’Espresso commande à Saviano une série d’articles. Ces textes s’inscrivent dans la crise de la confiance politique, mais malgré leur véhémence ils n’ajoutent en réalité pas grand-chose à ce que l’on peut lire dans Gomorra, et ne livre aucune indication nouvelle pour la lutte anti-Mafia, en dehors du rappel du discours-vérité de don Diana.

Le discours anti-Mafia de Saviano, énoncé non sans risque lors du rassemblement du 23 septembre qui lui valut des menaces de mort et l’attribution de gardes du corps, a connu d’autres épisodes médiatiques importants. Pendant plusieurs mois, les articles dans L’Espresso ont été accompagnés d’une attention continue de la presse pour l’événement culturel Gomorra, dans le cadre du débat sur les différents aspects de la crise de l’ordre public et sur l’intervention du gouvernement pour équiper les forces de police en zone urbaine.

Au début du mois de décembre, alors que la rumeur voulait que, malgré sa semi-clandestinité, Saviano s’engage dans le tournage d’une adaptation cinématographique de Gomorra, l’auteur fait une longue intervention à la radio dans les sept émissions intitulées « Naples sous le volcan ». Sous ce titre – par ailleurs extrêmement intéressant pour l’histoire des images du Sud transmises jadis par la littérature de voyage, souvent centrées précisément sur le feu dangereux des grands volcans [27] –, l’écrivain parle de son livre avec un vrai talent de conteur, et ouvre par ailleurs une fenêtre significative sur les chansons rap qui s’inspirent de la guerre de la camorra. Il s’agit là d’une musique populaire, d’une nouvelle culture de jeunes marginaux, qui raconte de l’intérieur l’expérience du sang, les liens avec la camorra, la vie en périphérie : rien à voir donc avec la plèbe d’autrefois et son mythe de la guapparia [28]. C’est justement cette guapparia qui est au centre de l’intérêt des médias à la fin du mois de novembre, au moment de la mort de Mario Merola, le roi de la sceneggiata napolitaine, le théâtre musical populaire du XXe siècle [29].

De nouvelles voies médiatiques apparaissent aussi ailleurs, entre la Calabre et l’Allemagne, reliant la ‘ndrangheta [30] à la musique. Mais la culture anti-Mafia ne permet pas de décriminaliser cette production borderline en tolérant sa veine populaire [31]. Alors que le ministre de l’Intérieur a critiqué à son tour les rappeurs et chanteurs napolitains dont les textes véhiculent une culture camorriste [32], l’enthousiasme de Saviano pour cette musique nous indique au contraire comment l’écrivain réaffirme son expérience de communication culturelle avec le monde de Scampia et son passé investi par la guerre de camorra.

Au début de l’année, une fois retombée l’attention pour Gomorra – dans l’attente de son éventuelle adaptation au cinéma –, Saviano réapparaît comme référence d’une équipe de jeunes écrivains engagés dans la lutte contre la Mafia [33]. Des étudiants de l’université Bocconi de Milan utilisent quant à eux une association sur Internet pour effectuer la première mini-recherche sur la manière dont est reçu l’auteur [34]. Dans les journaux locaux, on a pu du reste lire plusieurs interventions critiques, venant d’intellectuels humanistes et de sociologues, au sujet de la mise en scène de la lutte contre la camorra – une procédure médiatique que semble avoir utilisé le beau livre de Saviano, comme un rituel d’exorcisme [35].

Traduit de l’italien par Corrado Scognamillo

article tiré de La Vie des Idées (version papier) n°22/23, daté de mai/juin 2007

par Marcella Marmo, le 1er mai 2007

Pour citer cet article :

Marcella Marmo, « La camorra comme Gomorrhe. Portrait de la criminalité organisée napolitaine », La Vie des idées , 1er mai 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-camorra-comme-Gomorrhe

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Voir en particulier : Nazioneindiana et la revue littéraire Nuovi argomenti, éditions Mondadori, qui publient en 2005 les nouvelles grâce auxquelles l’éditeur découvrira Saviano.

[2Ndtr : On nomme faida les règlements de comptes sanglants au sein de la camorra, autrement dit une série de meurtres et de vengeances liés aux luttes de pouvoir entre ses différents clans.

[3Quartier nord de Naples, contrôlé par la camorra.

[4L’effet médiatique de l’icône du jeune écrivain, qui passera de la couverture du livre à la presse quotidienne, est souligné par Lanfranco Pace dans sa critique « Il mondo alieno raccontato da Roberto Saviano », Il Foglio, 13 octobre 2006.

[5Voir Francesco Barbagallo, Napoli fine 900. Politici, camorristi, imprenditori, Einaudi, Torino, 1997 ; et Il potere della camorra(1973-1998), Einaudi, Torino, 1999. Pour l’étude historique du phénomène voir Marcella Marmo, « Tra le carceri e i mercati. Spazi e modelli storici del fenomeno camorrista », in Storia d’Italia. Le Regioni dall’Unità ad oggi. La Campania. Sous la direction de Paolo Macry et Pasquale Villani, Einaudi, Torino, 1990, pp. 691-730 ; Isaia Sales, Le strade della violenza, Napoli, L’Ancora del Mediterraneo, 2005.

[6Interview pour le blog de Loredana Lipparini, 29 août 2006.] suite aux nombreuses classifications proposées dans les critiques, les interviews et les innombrables interventions des blogs sur le thème « S’agit-il d’une courageuse littérature d’enquête, ou bien d’un roman réaliste-visionnaire ? ».

Fruit d’un long travail et d’une tout aussi longue expérience de terrain, l’écriture n’a pas le style d’un essai (on discutera plus loin la faiblesse théorique des idées de Saviano au sujet de l’économie camorriste), ni la précision d’un reportage. Elle est confiée à un narrateur qui intervient à la première personne pour interrompre la reconstruction de la camorra et de son « Système », pour reprendre la désignation récente de l’organisation politico-économique d’un pouvoir territorial projeté dans l’économie libérale mondiale. La voix du narrateur n’est d’ailleurs pas toujours celle de l’auteur, elle se déplace vers de nombreux autres acteurs du milieu et du « Système » même, en se focalisant sur les sujets, les histoires et les perceptions d’une violence tragique diffuse. Une voix narrative mobile et chorale donne ainsi au récit-témoignage les traits d’un roman [[Ibid., critique de Wu Ming 1 sur Wu Ming foundation, 21/6/06 et de Francesco Forlani Tutto è coro e materia (« Tout est chœur et matière ») sur carmillaonline, 12/9/06, reprise surwww.serge.quadruppani.free.fr, 16/10/06..

[7Saviano clarifie sa poétique dans l’émission radiophonique du 8 décembre 2006, qui conclut un cycle de dix émissions intitulé « Napoli dentro il vulcano » (Naples dans le volcan), Radio Tre, Il Terzo Anello.

[8Au sein de l’invective contre l’exploitation dans l’industrie immobilière (Gomorra, p. 232) , le livre insère le récit Io so e ho le prove, (Je sais et j’ai les preuves), déjà publié par Nuovi Argomenti dans la rubrique « Io so », réservée aux jeunes écrivains, qui reprenait un article célèbre de Pasolini de 1974, dénonçant le monde politique italien (Nuovi Argomenti, octobre-décembre 2005 ;Nazione Indiana, 2 décembre 2005).

[9Loin de toute dévotion religieuse, Saviano ressent dans la parole nouvelle et puissante du prêtre la « confiance dans la possibilité de happer la réalité », soulignant avec emphase la dénonciation de l’économie camorriste : « Un discours capable de poursuivre le parcours de l’argent en suivant sa puanteur » (Gomorra, p. 250). L’odeur de l’économie apparaît aussi dans l’invective déjà citée Io so e ho le prove, avec des choix stylistiques qui regorgent de métaphores corporelles pour raconter un monde des marchandises imprégné de sensations déplaisantes.

[10Ibidp. 263, 264.

[11« Nous devons courir le risque de nous transformer en sel, nous devons nous retourner et regarder [...]. Vous faites des dizaines d’années de prison pour atteindre le pouvoir mortifère, vous gagnez des montagnes d’argent que vous investirez dans des maisons que vous n’habiterez pas, dans des banques où vous n’entrerez jamais [...] une vie que vous consumez cachés sous terre [...] », ibid., p. 264.

[12Au-delà du simple jeu de mots « camorra-gomorra », le titre ferait allusion à l’exploitation classique centre-périphérie : « Ma ville n’est pas une ville de pécheurs [...], il faut qu’il y ait une Gomorrhe pour qu’il y ait ailleurs un paradis. Le paradis c’est Tenerife, Aberdeen, Philadelphie, là où arrive et est mis à profit l’argent créé à Gomorrhe, c’est-à-dire à Secondigliano, à Casal di Principe, à San Cipriano », interview dans Il Giornaledu 16/5/06.

[13La première phrase est citée par Saviano (Gomorra, p.48). La seconde est extraite de l’interview d’une jeune fille dans le journal télévisé régional du 22.9.06, en réaction à une émission controversée sur « les problèmes de Naples ». On est frappé par le sous-entendu carnavalesque – au même titre que tout le phénomène camorriste depuis sa naissance – de cette expression qui renverse, tout en la confirmant, la vocation caractéristique de la camorraà constituer un anti-État.

[14Voir à ce sujet l’extraordinaire rencontre avec le tout jeune Pikachu, qui raconte les différentes douleurs de la mort selon les organes touchés et les armes utilisées : une voix narrative chorale relie ici les nombreux détails entendus à l’occasion des morts. (Gomorra, p.114 sqq.)

[15Salvatore Lupo,Histoire de la mafia, des origines à nos jours, Paris, Flammarion, 1999

[16Ibid.p. 222.

[17Voir les chapitres « Cemento armato » sur l’immobilier et « Angiolina Jolie » sur le textile : des secteurs par ailleurs typiquement labour intensive où l’exploitation n’est pas uniquement due à la pénétration de la camorra, laquelle met en place sa stratégie habituelle de mainmise.

[18Corps humains ou corps symboliques. Voir dans l’incipit la représentation du port de Naples où les métaphores de la coupure et des viscères se fondent : large blessure entre la mer et la terre, l’Occident et un Extrême-Orient en réalité tout proche, « point final des voyages interminables des marchandises [...], le trou de la mappemonde d’où sort ce qui est produit en Chine », ibid., p.12.

[19Le début du chapitre « Kalashnikov » reprend la nouvelle La terra padre, publiée dans Nuovi Argomenti, en juin 2005, par laquelle le jeune écrivain se fit remarquer par la maison d’édition. L’histoire de l’initiation aux armes par le père, alors qu’il avait 12 ans, a été insérée dans le livre, mais certains passages ont été supprimés, notamment ceux concernant la perception négative de la sexualité du père et la séparation.

[20Giorgio Fabre, « A sangue freddo con la camorra », Panorama, 27/7/06.

[21Cf. le blog « kalashnikov-kafe-vs-saviano », in Nazione Indiana, 6/9/06.

[22A partir de l’unification italienne de 1860, la recherche sur la camorra n’atteint une certaine qualité que par des contributions de type folklorique, la seule exception étant l’ouvrage de Francesco Mastriani, I vermi. Studi storici sulle classi pericolose in Napoli (1862), qui donne cependant une vision trop simplifiée de la puissante camorra de l’époque.

[23La « question de Naples » fut une variante de la rhétorique méridionaliste adaptée à l’histoire de cette ville difficile, qui, dans l’Italie unifiée, a longtemps défendu son identité d’ex-capitale, tout en profitant de des politiques d’intervention publique au cours du XXe siècle.

[24Un signal en fut la délicate interview menée dans l’émission de RadioTre « Report » du 13/11/06, qui a mis sérieusement en difficulté le gouverneur Bassolino sur la politique des déchets.

[25NdT : avec une loi de juillet 2006, le gouvernement de centre gauche a voté une amnistie réduisant un certain nombre de peines.

[26Giorgio Bocca, Napoli siamo noi. Il dramma di una città nell’indifferenza dell’Italia, Feltrinelli, Milano, 2006. Bocca publie des textes de la même veine antipolitique dans L’Espresso, parfois en face de ceux de Saviano

[27Nelson Moe, The View from Vesuvius. Italian Culture and the Southern Question, 2002, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, London.

[28Á mi-chemin entre le dandy et l’ « homme d’honneur », le guappo est, dans la représentation populaire, un entremetteur pour la haute société mais aussi un gentilhomme réglant les disputes de son quartier.

[29La presse locale du 14,15/11/06 offre un débat animé au sujet de la foule qui a assisté aux obsèques de Merola dans l’historique Piazza Mercato. Quant aux positions sur la qualité de l’artiste, le maire Rosa Russo Jervolino reste isolée, qui avait loué la guapparia, ce mythe de l’arrogance gentille de la camorra historique.

[30NdT : mafia calabraise.

[31Francesca Viscone, La globalizzazione delle cattive idee. Mafia, musica, mass media, Rubbettino Editore, Catanzaro, 2005.

[32La Repubblica, Il Corriere del Mezzogiorno, du 14/12/06.

[33Le spectacle La ferita la blessure »), composé de lectures et de théâtre citoyen engagé, avec la participation du procureur anti-Mafia et la présentation de La Repubblica, a lieu à l’espace théâtral « Il pozzo e il pendolo » le 14/1/07. Contrairement à ce qui avait été annoncé, Saviano n’y assiste pas mais il envoie un message de soutien à ces nouveaux discours-vérité.

[34Un premier questionnaire pour les lecteurs est mis en ligne sur le site Il richiamo]. Elle pourra constituer un objet de réflexion pour les nombreuses associations anti-racket actives à Naples depuis quelques années, un réseau en pleine croissance, à cheval entre la société et les institutions, bien que volontairement peu visible au niveau médiatique[[Le coordonnateur de l’anti-racket pour la mairie de Naples, Tano Grasso, est optimiste sur l’état des plaintes dans son rapport 2005-2006. Il a été aussi l’auteur avec Vincenzo Vasile de Non ti pago. Storie di estorsioni mafiose e di antiracket, l’Unità, Roma, 2005.

[35Cf. l’éditorial du sociologue Gerardo Ragone, , Il Corriere del Mezzogiorno, 16/1/07.

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