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La biomasse : remède miracle pour le climat ?


par Benoît Duchemin , le 2 novembre 2021


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La biomasse est souvent présentée comme une solution possible – voire miracle – pour contrôler le réchauffement climatique. Mais les capacités étonnantes des plantes restent limitées, notamment par rapport à l’énormité des consommations et émissions actuelles.

La COP26 se tient cette semaine à Glasgow, et des décisions devraient y être prises pour essayer de limiter les émissions des gaz à effet de serre et leurs retombées sur le climat. Il y sera donc question des alternatives aux ressources fossiles et du piégeage du CO2 atmosphérique. Sur ces deux problématiques, on entend souvent parler de biomasse et des bénéfices que pourraient avoir les briques technologiques employant les végétaux, ou de manière plus générale les matériaux d’origine naturelle. Il existe néanmoins un problème préalable qui est celui de la disponibilité : malgré leur immense efficacité, les processus biologiques impliqués dans la croissance des plantes sont restreints thermodynamiquement. Dans de nombreux domaines comme celui des fibres naturelles pour le textile, la limite de production physique a même été atteinte depuis des décennies. Reste le piégeage de CO2, qui peut être soit technologique (captage et séquestration), soit écologique (reforestation). À l’heure actuelle et sans doute pour les prochaines décennies, le seul piégeage efficace reste celui effectué par les plantes lors de leur croissance. Les scénarios technologiques de captage et séquestration les plus vertueux ne permettent pas non plus de compenser significativement les émissions de gaz à effet de serre dues à la surexploitation des ressources fossiles, et ne peuvent rivaliser avec les plantes en termes combinés d’échelle, d’universalité, d’innocuité environnementale et même de rendement. Dans un cadre plus large incluant une reforestation massive en sus d’un stockage dans les biens de consommation, la diminution du CO2 atmosphérique ne compenserait à terme que deux ou trois décennies d’émissions. Par conséquent, seul un renoncement à la combustion des réserves fossiles permettra de freiner les émissions de CO2. La solution au problème du CO2 ne pourra donc pas reposer uniquement sur la biomasse. Elle sera par nécessité beaucoup plus complexe, globale mais aussi difficile à accepter et à instaurer. Elle ne sera pas non plus nécessairement technologique.

La biomasse : une singularité thermodynamique

Il faut d’abord bien comprendre ce qu’est la biomasse. Dans le monde de la thermodynamique, il existe une notion très générale appelée entropie. L’entropie est souvent associée à un niveau d’ordre ou de désordre. Dans un contexte énergétique, elle est associée à la quantité d’énergie qui peut être tirée d’une source quelconque, cette source pouvant par exemple être un rayonnement lumineux comme le rayonnement solaire, ou de la matière comme un litre d’essence ou un kilogramme de sucre, dans un contexte d’utilisation donné. L’utilisation d’une source énergétique est toujours, c’est la deuxième loi de la thermodynamique, liée à une augmentation de l’entropie du système. Ainsi, une énergie facilement utilisable sera associée à une faible entropie, et inversement. Prenons l’exemple des rayonnements lumineux : le rayonnement solaire est une énergie de basse entropie, car il contient tout un spectre de longueurs d’ondes, y compris des rayonnements UV qui sont très énergétiques – et très facilement utilisables. Par exemple, les plantes utilisent ce rayonnement pour la photosynthèse, et certains composés moléculaires l’utilisent pour initier des réactions chimiques, comme des réactions de photo-polymérisation par exemple. À l’opposé, le rayonnement radiatif d’un corps chaud est constitué d’un rayonnement infrarouge, qui lui est une énergie radiative de basse qualité car moins facilement utilisable : par exemple le rayonnement d’un mur qui aurait été exposé au soleil toute une journée. L’entropie d’un litre d’essence est très faible et ceci est associé à sa très forte densité énergétique lors de sa combustion, densité dont nous profitons tous. À l’opposé, les émissions de combustion de ce même litre d’essence auront une grande entropie. Prenons le cas du CO2 émis : les molécules de ce gaz seront dispersées dans l’atmosphère où la concentration résiduelle est très faible (de l’ordre de 410 ppm aujourd’hui, ce qui est pourtant déjà supérieur de moitié au taux préindustriel). Or, le CO2 a lui-même un potentiel énergétique, et il pourrait être réutilisé, mais sa forte diffusion dans l’atmosphère rend l’exercice compliqué. On mesure donc ce que veut dire un passage de basse à haute entropie : une conversion de l’énergie sous des formes moins utilisables.

On peut d’ailleurs considérer que la planète terre est une batterie, ou plutôt plusieurs batteries mises en parallèle : il s’agit principalement d’une batterie chimique qu’est la biomasse, d’une autre batterie chimique que sont les ressources fossiles, et d’une dernière batterie physique que sont les minerais radioactifs utilisables dans l’industrie nucléaire. Chacune de ces batteries a une faible entropie, ou un fort potentiel énergétique, gagnée à des échelles de temps de plusieurs millions, voire milliards, d’années. Or, la déplétion rapide de ces trois sous-batteries par l’utilisation humaine montre que la batterie de la planète se décharge à un rythme alarmant. Ce rythme est particulièrement menaçant concernant la biomasse puisqu’au rythme actuel, il ne resterait selon une étude parue dans la revue PNAS que mille ans de « potentiel » pour nourrir la population mondiale et bien moins en l’absence de changement rapide des habitudes (nous perdons l’équivalent de 200 ans de potentiel tous les 10 ans) (Schramski, Gattie and Brown, 2015). Dire que la planète se décharge rapidement, c’est dire que l’énergie nécessaire à la vie diminue vite. C’est aussi dire que les produits de transformation de cette énergie ont une entropie plus élevée, et qu’ils sont donc moins facilement utilisables qu’ils ne l’étaient sous leur forme initiale. Mais au fait, comment cette batterie s’est-elle chargée, puisque la planète n’était à l’origine qu’une accrétion d’éléments minéraux, et stérile ?

La réponse est merveilleusement simple concernant la biomasse et les ressources fossiles : les végétaux. En effet, les végétaux ont pour caractéristique de reposer sur une machinerie extrêmement complexe, performante, et bien entendu renouvelable : la photosynthèse. La photosynthèse réussit cette opération magique de combiner une énergie radiative de basse entropie, le rayonnement solaire, et une énergie chimique de haute entropie, le CO2 atmosphérique, en des plantes comprenant des feuilles, des tiges, des fibres, du bois, des racines, de l’écorce, des fruits ou des fleurs. Ces organes sont tous constitués de matière organique dite « condensée », c’est-à-dire solide ou liquide. Or, cette matière végétale a une faible entropie, alors qu’elle provient en grande partie du CO2 atmosphérique. C’est donc de cette manière que s’effectue la recharge de la batterie planétaire, que ce soit sous la forme d’écosystèmes se renouvelant et s’enrichissant, ou sur des échelles de temps géologiques, sous la forme de matière organique sédimentée et stockée dans les sols sous forme de gaz, de charbon ou de pétrole brut. Ce paradoxe de réduction d’entropie, apparemment à l’encontre du second principe de la thermodynamique, fascine les physiciens depuis des décennies. Ernest Schrödinger, célèbre pour ses travaux sur la mécanique quantique, décrivait lui-même les plantes comme étant capables de soutirer de l’ordre à leur environnement, une qualité intuitivement associée à une inversion de la flèche du temps, temps qui s’écoulerait alors vers le passé (Schrodinger, 1951).

Les plantes sont de fait relativement autonomes sur le plan trophique, puisque leur métabolisme ne requiert que de l’énergie solaire, et quelques éléments simples (dioxyde de carbone, eau, phosphore, azote…) pour vivre (ce propos mériterait d’être nuancé, mais il suffira pour cette discussion). Les plantes sont donc qualifiées de photoautotrophes. De plus, les plantes forment un niveau trophique « de base » sur lequel reposent des niveaux trophiques supérieurs dont les métabolismes ont besoin de molécules organiques plus élaborées (sucres, huiles, acides aminés, etc.) pour fonctionner. C’est le cas de l’homme, quel que soit son régime alimentaire d’ailleurs. Les plantes représentent 82.5% de la biomasse totale, suivies par les bactéries ( 12.8%), les champignons ( 2.2%), les archées ( 1.3%), les protistes ( 0.7%), les animaux ( 0.4%) et les virus ( 0.1%) (Bar-On, Phillips and Milo, 2018). Parmi les plantes, seule une fraction très minoritaire de l’ordre de 0.2% se trouve dans les environnements marins sous forme d’algues. Les forêts couvrent 31% de la surface terrestre et représentent entre 60 et 75% du carbone dit biogénique, c’est-à-dire du carbone présent dans les organismes et non sous forme minérale, dans les sols par exemple (Roux et al., 2020).

De nombreuses perspectives d’utilisation

Les matériaux issus de la biomasse (parfois dits biosourcés) ont des utilisations très nombreuses, et ce depuis des temps immémoriaux : dans la nourriture, dans la construction (bois, matériaux d’isolation), l’ébénisterie (meubles, huiles, teintes, laques), l’agriculture (engrais, paillis, outils), dans les textiles (fibres naturelles telles que coton, laine et soie, viscose), dans la médecine ou la pharmacopée (compresses, onctions, matériaux de suture, etc.), dans la papeterie, les emballages, l’industrie du caoutchouc (sève d’hévéa), en plomberie (joints fibre) ou même en électricité (papier isolants électriques). Les enregistrements vidéographiques avaient pour support des films de nitrocellulose jusque dans les années 1950, avant d’être remplacés par des films en acétate de cellulose jusque dans les années 1980. La nitrocellulose et les acétates de cellulose sont issus de la matière végétale. La nitrocellulose était également utilisée comme poudre explosive. Aujourd’hui, elle est encore trouvée dans des vernis à ongles ou dans des laques cellulosiques utilisées en lutherie.

D’autres matériaux issus de la biomasse font l’objet de développements plus récents. Il faut absolument souligner que de nombreuses avancées ont été faites ces dernières décennies dans les laboratoires de recherche. Ces avancées concernent à la fois la compréhension des molécules d’origine végétale ou animale, leur association au sein du vivant, mais aussi leurs utilisations à des fins techniques. Un énorme domaine de recherche est par exemple celui des nanocelluloses, qui sont des fragments nanométriques de cellulose. Ces nanomatériaux conservent la chimie et la biodégradabilité de la matière d’origine, mais ils sont fonctionnalisables de nombreuses manières et peuvent aider à la fabrication de matériaux avancés, tels des supercondensateurs, des batteries ou des écrans flexibles.

Ces matériaux naturels sont donc non seulement au cœur de notre alimentation, mais également au cœur de nos développements intellectuels, technologiques et scientifiques. Ils sont déjà omniprésents. Pourtant, ils sont loin d’être aussi disponibles qu’on pourrait le penser.

Une singularité thermodynamique, mais limitée

On estime que l’homme a produit entre 1900 et 2020 une quantité de matériaux correspondant à la quantité totale de biomasse disponible sur terre, animaux inclus, de l’ordre de 1.1 Ttonnes (Elhacham et al., 2020). La production des matériaux d’origine anthropique doublerait tous les 20 ans et elle est donc en constante accélération. La proportion de matériaux de la biomasse aurait représenté 98% du « mix » matériaux en 1900, et elle ne représenterait plus que 49 % en 2020, du fait des bonds de production des matériaux issus de ressources géologiques comme les ciments, briques, métaux, verres ou polymères. Il est aussi estimé que la quantité totale de biomasse sur terre a été divisée par deux ces 5000 dernières années, du fait des pratiques agricoles nécessitant de raser des forêts. Cette diminution est moins marquée que l’augmentation de la population mondiale qui est passée d’approximativement 15 millions d’habitants vers 5000 av. J.-C. à 1 milliard au début du XIXe siècle, pour compter aujourd’hui 7,8 milliards d’habitants. La biomasse végétale vivante (ou phytomasse) ramenée au nombre d’habitants a réduit à un rythme exponentiel, ce qui est à mettre en vis-à-vis avec l’importance croissante des surfaces agricoles dans un monde où la population augmente. On peut ainsi estimer qu’un terrien avait de « disponible » 70000 tonnes de phytomasse en 5000 av. J.-C., 800 tonnes en 1800, 400 tonnes en 1900 et 71 tonnes en 2020 (Figure 1). À l’opposé, l’agriculture a augmenté sa production par habitant d’environ 50% en 40 ans, malgré des déclins marqués de productivité de l’ordre de 20%, sans doute dus aux premiers effets du réchauffement climatique (Ortiz-Bobea et al., 2021 ; FAOSTAT, no date). On estime aujourd’hui, selon les chiffres de la FAO, qu’il est produit environ 1.27 tonnes de nourriture par habitant et par an. La production primaire de textile (coton, lin, jute, etc.), elle, n’a pas su suivre l’augmentation de la population et elle a fortement diminué ces 40 dernières années malgré des techniques de culture intensives, les progrès de la génétique, et une augmentation des surfaces cultivées dans des pays comme le Brésil.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette tendance. La production de fibres de coton, qui compte pour approximativement un tiers de la production globale de fibres naturelles textiles, est limitée par des facteurs environnementaux : une grande consommation en eau et une forte vulnérabilité aux parasites. De plus, cette culture est fortement sensible aux aléas climatiques, et la menace est forte dans certaines zones de production dépendantes des pluies, comme l’Inde par exemple. Sans doute pour faire face à une demande de première nécessité, mais aussi à une industrie de la mode tentaculaire, cette production est étayée par celle de fibres textiles artificielles de type viscose et bien sûr par les fibres synthétiques et pétrosourcées.

D’un point de vue global, la production annuelle de pétrole était de 4.5 Gtonnes/an en 2020, et la production totale d’énergie fossiles, incluant gaz et charbon était de 15 Gtonnes/an. La production actuelle de bois sec, de céréales, d’huiles et de sucre est de 4 à 5,5 Gtonnes/an. On estime également que les animaux d’élevage consomment 3,3 Gtonne de phytomasse sèche en milieu naturel par an. Si l’on veut remplacer les ressources fossiles par de la biomasse, deux problèmes émergent. Le premier est que la production de biomasse (bois, céréales, huile, sucre…) est largement dirigée vers des besoins vitaux, pour l’alimentation et l’habitat notamment, il n’y a que très peu de disponibilité pour remplacer les ressources fossiles. L’autre problème est celui de l’énergie contenue dans du bois ou tout autre matériau biosourcé : trois tonnes de biomasse équivalent approximativement à une tonne équivalent pétrole. Ces chiffres montrent assez naturellement qu’un remplacement des énergies fossiles par de la biomasse est de très loin inatteignable au niveau de consommation actuel, et ces données doivent servir à anticiper de manière critique les limites de production des agrocarburants et des alternatives biosourcées dans le monde des matériaux. Il est déjà démontré scientifiquement que les tentatives de production de méthane, d’hydrogène ou d’électricité à partir de biomasse sont limités de manière inhérente par les cinétiques de croissance des végétaux et les apports énergétiques et matériaux externes (Minowa and Ogi, 1998 ; Ren, Ward and Regan, 2007 ; Jeihanipour, Karimi and Taherzadeh, 2009). Dans les laboratoires spécialisés, ce calcul avait déjà été fait dans les années 1970 suite aux chocs pétroliers, avec les conséquences politiques vis-à-vis des compromis sur la souveraineté en énergie que nous connaissons. Le problème n’est pas nouveau.

Des précédents historiques précis existent d’ailleurs. Un exemple intéressant est celui des gazogènes, qui avaient fait l’objet d’investissements massifs dans la première moitié du XXe siècle. Les gazogènes étaient schématiquement des chaudières à bois ou à charbon de bois qui servaient de moteur dans des véhicules comme des bus ou des voitures. C’était une belle idée née de considérations souverainistes, mais qui auraient pu naître de considérations écologiques. Les gazogènes ont été abandonnés du fait d’une production de bois insuffisante en France, alors que la population était bien moins nombreuse et la périurbanisation moins développée qu’aujourd’hui. Pour l‘anecdote, d’autres désavantages ont conduit des pays plus riches en bois comme la Suède ou la Finlande à abandonner aussi cette technologie : les morts par incendie ou par exposition au monoxyde de carbone étaient trop nombreuses, et ces problèmes de santé publique étaient couplés à des désagréments techniques indépassables. Les solutions reposant sur la biomasse ne sont donc pas toujours la panacée.

La production actuelle de biomasse est maintenue au niveau actuel par de forts apports en engrais et une mécanisation extrême, les deux reposants largement sur l’apport énergétique des ressources fossiles. Par exemple, on estime que les rendements agricoles seraient divisés par deux en l’absence d’apports en engrais azotés, assuré grâce à une production annuelle de 120 Mt d’ammoniac (NH3) par le procédé Haber-Bosch – qui repose complétement sur l’utilisation de carburants fossiles et responsable de 1,2% des émissions de CO2 mondiales. De la même manière, les apports en phosphore sont primordiaux car cet élément est au cœur de la photosynthèse ; mais le phosphore provient habituellement de mines de phosphate, et les ressources en sont limitées, et seront, selon les estimations, épuisées dans 100 à 260 ans (Cordell and White, 2011 ; Rhodes, 2013).

Il est difficile d’extrapoler la façon dont la main de l’homme et le changement climatique vont affecter la biomasse. Néanmoins, les effets du changement climatique se font déjà sentir depuis plusieurs années à travers les fluctuations des récoltes et des prix des cours des matières premières agricoles, mais aussi à travers le nombre grandissant d’incendies qui ravage des surfaces de plus en plus étendues. S’il est établi que la croissance de la biomasse peut répondre favorablement à des niveaux de CO2 atmosphérique plus élevés à condition que l’azote et le phosphore soient disponibles, la chaleur induit cependant un stress qui perturbe le métabolisme des plantes : en diminuant l’activité d’enzymes liées à la photosynthèse, en augmentant l’évapotranspiration, en appauvrissant les circuits d’irrigation, et en diminuant la capture de CO2 par les feuilles. L’augmentation des phénomènes climatiques violents (vents, pluie, sécheresse, grêle) va également endommager les cultures, parfois de manière dramatique. Enfin, la raréfaction de l’eau douce, directement nécessaire aux besoins vitaux de l’homme mais aussi aux végétaux, suscite à juste titre une inquiétude grandissante. Pour toutes ces raisons, il est clair que la production de biomasse n’est pas appelée à augmenter de manière significative.

La biomasse ne sauvera pas le climat

Les conditions de croissance de la biomasse sont d’une grande importance car le bois, les algues ou les cultures intensives émanent d’environnements très différents (la forêt, la mer ou des champs) avec des potentiels de stockage du carbone très variables. Par exemple, les algues ne constituent qu’une petite portion de la biomasse, comme décrit précédemment ; leur potentiel d’utilisation pour le stockage est donc minime. À l’inverse, en termes d’importance, les forêts stockent au moins la moitié du carbone organique terrestre dans leurs tissus et dans le sol. De nouvelles forêts pourraient donc jouer un rôle bénéfique dans l’atténuation du niveau de carbone atmosphérique : principal puits de carbone du vivant, les forêts pourraient croître en masse et stocker beaucoup de carbone. Les estimations actuelles montrent que les plantations forestières à grande échelle pourraient réduire le carbone atmosphérique de 15 à 60 ppm (Waring et al., 2020). Cela ne représente que 6 à 25 ans de compensation de nos émissions au rythme actuel. De plus, cette capacité de stockage prendrait environ 100 ans pour être atteinte en raison du temps nécessaire aux forêts pour atteindre leur maturité. À plus long terme, sur plusieurs siècles ou millénaires, les arbres nouvellement plantés enrichiront la teneur en carbone du sol par des transferts de matière organique aux racines et aux micro-organismes des sous-sols. Ceci pourrait agir comme un pompage de CO2 supplémentaire – mais sur des échelles de temps qui n’ont jamais été envisagées dans un aucun projet de civilisation.

Y aurait-il d’autres techniques pour baisser rapidement les taux de carbone atmosphérique ? Peut-être, en considérant que le cycle du carbone dépend aussi des plantes étudiées. Par exemple, les arbres poussent lentement. Dans le cadre d’un reboisement, il faut attendre un certain temps avant de procéder à une coupe afin que les essences commerciales aient atteint un stade de croissance adéquat, c’est ce qui s’appelle une rotation forestière. Or, une rotation forestière peut durer un siècle, et elle varie généralement de 45 à 120 ans. Si le bois sert de combustible, il faudra attendre une rotation complète pour que le stock de CO2 soit à nouveau piégé sous forme de bois. En revanche, les plantes annuelles à croissance rapide (comme celles issues des cultures intensives) régénèrent essentiellement la quantité de carbone stockée en un an. Une idée pharaonique serait donc de stocker un maximum de ces plantes dans les bâtiments pour les isoler, en réalisant donc à la fois le double objectif d’isoler les bâtiments pour réaliser des économies d’énergie et de stocker du carbone atmosphérique dans ces bâtiments, à très grande échelle. Le potentiel de stockage peut être évaluée par des « analyses de cycle de vie » dynamiques, qui prennent en compte les cycles de renouvellement des couches d’isolant, qui libèrent le carbone stocké à la fin de leur durée de vie, de quelques décennies tout au plus. Entre-temps néanmoins, d’autres plantes auront poussé et stocké plus de carbone dans de nouvelles enveloppes d’isolation. Un scénario a été étudié dans lequel les façades des bâtiments seraient massivement rénovées avec de la paille dans 28 pays européens (Pittau et al., 2019). L’étude a montré que de 500 à 700 Mtonnes équivalent CO2 peuvent être stockées dans les 200 prochaines années et la neutralité carbone de la solution serait presque immédiate, ce qui est excellent. Moins performante, une isolation avec du bois et de la laine de verre mettrait environ 150 ans pour atteindre la neutralité carbone ; pire encore, une solution classique de polystyrène expansé produirait 300-400 Mtonnes d’équivalent CO2 à l’horizon 2220. La différence nette entre le choix le plus favorable (paille) et le choix le moins favorable (polystyrène expansé) est d’environ 1 Gtonne équivalent CO2 sur 200 ans ; cela semble considérable… mais il a été estimé que les seules émissions de gaz à effet de serre de l’industrie pétrolière dues au torchage du gaz et à l’extraction thermique du pétrole brut lourd représentaient environ 1,7 Gtonnes équivalent CO2 pour la seule année 2015, et les émissions totales annuelles de gaz à effet de serre dues à la combustion sont environ 20 fois plus élevés (la contribution du méthane est importante) (Masnadi et al., 2018). Cela veut dire que 200 ans d’isolation massive des bâtiments européens avec la technique la plus prometteuse, et la plus ambitieuse aussi en terme d’échelle, ne suffirait même pas à compenser 60% des émissions de CO2 de l’industrie pétrolière pour une seule année d’activité, ou 3 % des émissions annuelles dues à la combustion.

Dans ce contexte et au vu des échelles du problème, on comprend les doutes d’une partie de la communauté scientifique quant aux potentiels moyens technologiques de captage du CO2 : ces moyens pourraient peut-être utiles dans un contexte de dépollution industrielle ciblée, mais pas dans un cadre global avec l’objectif de faire baisser les niveaux de CO2 dans l’atmosphère par captage direct, ni les niveaux de pollution de manière générale (Gambhir and Tavoni, 2019 ; Jacobson, 2019).

La seule solution reste un changement radical de nos modes de vie

Les connaissances scientifiques sur l’utilisation du vivant et la place de l’homme dans son environnement ont fortement progressé ces dernières décennies. Il est aujourd’hui à peu près certain que la limitation des effets du changement climatique ne se fera pas grâce à la biomasse, et certainement pas dans une perspective productiviste de surutilisation de celle-ci pour remplacer des alternatives fossiles : la biomasse qui serait nécessaire n’est quantitativement pas du tout disponible, et elle ne le sera pas dans le futur. Ce qui est montré par les estimations actuelles d’utilisation de la biomasse est que seul un ralentissement massif de l’utilisation des ressources fossiles, et idéalement un arrêt de leur extraction, peuvent permettre de limiter les taux de CO2 dans l’atmosphère. L’économie doit s’adapter, tout comme les citoyens les plus consommateurs. Et les politiques économiques doivent impérativement se rendre compte qu’elles ne sont pas extrinsèques à la nature, mais bien au contraire circonscrites, dépendantes, et extrêmement vulnérables (Georgescu-Roegen, 1986 ; Rupprecht et al., 2020). Il faut également rester vigilant à ce que les idées de bioéconomie, d’économie circulaire, l’économie de la revente, ou les solutions low tech ne soient pas que des émergents du système économique actuel, c’est-à-dire un étage de complexité supplémentaire ne le remettant pas profondément en cause.

Par conséquent, les changements à mettre en place pour que l’homme puisse bénéficier d’un environnement vivable seront drastiques, et toutes les facettes de nos vies seront affectées. L’homme peut replanter autant de forêt qu’il le souhaite, si des changements profonds de modes de vie ne sont pas mis en place très rapidement, les conséquences du changement climatique seront encore plus violentes, inégalitaires et pire encore (si cela est possible) : non choisies. Ce que l’écologie montre, c’est que la biomasse évolue dans son ensemble sur le temps long, sur des milliers voire des millions d’années comme le montre par exemple la constitution des réserves fossiles. La perspective humaine n’est donc pas à court terme, la perspective est de ré-aiguillier nos modes de vie pour leur donner une portée millénaire, en adéquation avec les échelles de temps du vivant. C’est peut-être le plus beau projet collectif que l’humanité ait jamais eu à entreprendre, celui de se mettre en accord avec l’écologie de son environnement, celle-là même qui promulgue ses conditions d’existence ; le cap d’un projet collectif pour l’an 3000 est profondément enthousiasmant, mais il faut le mettre en œuvre au plus vite.

par Benoît Duchemin, le 2 novembre 2021

Aller plus loin

Références :
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• Duchemin, B., 2022. The sustainability of phytomass-derived materials : thermodynamical aspects, life cycle analysis and research perspectives. Green Chemistry 24, 2653–2679. https://doi.org/10.1039/D1GC03262C
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• Jacobson, M.Z.(2019) ‘The health and climate impacts of carbon capture and direct air capture’, Energy & Environmental Science, 12(12), pp. 3567–3574. doi:10.1039/C9EE02709B.
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• Woodings, C. (2001) Regenerated Cellulose Fibres. CRC. Woodhead publishing limited.

Pour citer cet article :

Benoît Duchemin, « La biomasse : remède miracle pour le climat ? », La Vie des idées , 2 novembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-biomasse-remede-miracle-pour-le-climat

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