Recensé : Luigi Mascilli Migliorini, Au cœur de l’Italie. Voir la Toscane, de Montesquieu à Berenson, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2014, 131 p.
Vingt ans après la parution de L’Italia dell’Italia : coscienza e mito della Toscana da Montesquieu a Berenson (1995), que suivit une réédition où la « tradition » remplaçait le « mythe » (L’Italia dell’Italia : la tradizione toscana da Montesquieu a Berenson, 2006), voici une traduction française de qualité de cet ouvrage traitant de l’essence de la Toscane et de sa place dans l’imaginaire de l’Italie. S’appuyant sur quelques dizaines de textes italiens, français, anglais et allemands, il décrit le passage à une image favorable de la Toscane à partir des années 1760, puis la montée en puissance de sa visibilité au XIXe siècle sur la scène culturelle italienne et internationale, avant de s’interroger sur son sort au siècle suivant.
Médiation avec l’Antiquité
L’enquête sur la « naissance d’une tradition » amène l’auteur à rappeler comment les voyageurs du XVIIIe siècle, en dépit de leur intérêt pour la singularité de Florence par rapport à Rome, se positionnaient négativement vis-à-vis de la Toscane et de ses principales villes. Face à Addison, Montesquieu, de Brosses, mais aussi Berkeley et Edward Gibbon, une approche positive de la terre toscane et de la civilisation artistique florentine s’esquissa pourtant au contact de Livourne, puis s’affirma à partir des années 1760 avec des auteurs de guides ou de récits de voyage comme Cochin, Richard, Coyer ou Lalande. De Grosley à Dupaty ou A. Young, Florence devint l’Athènes de l’Italie. Malgré la lenteur de ce processus de promotion par rapport au sud de la péninsule et au goût pour l’Antiquité, dont témoigne Goethe, Florence commença avec la Vie de Laurent de Médicis de Roscoe (1796) à jouer un rôle de médiation avec l’Antiquité qui passait par la Renaissance.
C’est cependant Sismondi qui opéra, selon Luigi Mascilli Migliorini, la rencontre féconde entre le voyage et la densité historique de la Toscane. Jardin de l’Italie, elle recueillait le fruit de plusieurs siècles d’une vie civile raffinée et d’une présence humaine imprégnant la nature. Les villes industrieuses entraînaient la civilisation toscane, plaçant la campagne sous leur domination. Et Sismondi d’exalter la « petite dimension » de la Toscane, apte à promouvoir la liberté individuelle et la confrontation directe entre l’homme et son environnement. Florence, source de vie et d’énergie mais victime d’une « déperdition intérieure », permit à Mme de Staël de méditer sur la finitude de l’individu et l’irréductibilité de l’art.
S’il y eut ensuite un « héritage du romantisme », il consista à ancrer l’image d’une Italie morale dans le modèle toscan. Avec son cabinet littéraire, Vieusseux fit de Florence un carrefour de l’Europe. Son passé revêtait un potentiel symbolique dans la mesure où la ville se nourrissait de son territoire. Mais, contrairement à Sismondi, il réhabilita le primat de la campagne. L’attention au lien de l’homme avec la terre anima le cours d’économie toscane de G. Capponi ou le désir de G. Montani de renouer le fil interrompu par la révolution industrielle et celle de 1789. La sympathie de l’Europe pour la Toscane se serait ainsi largement nourrie du plaisir de n’y voir qu’un « coin du monde » périphérique et isolé, malgré son insertion dans les processus de modernisation sociale et politique.
Combat contre la modernité
Les bases étaient posées pour que Ruskin comme Burckhardt transforment Florence en « un passé pour l’Europe ». À leur suite, Henry James opposa la laideur de l’Italie moderne aux témoignages immobiles d’un passé incapable de dialoguer avec le présent de façon créatrice. Tandis que Livourne était rejetée au profit de la « douceur immobile » de Florence, Symonds se pencha sur la Renaissance toscane en y trouvant moins l’aurore d’une société libérale que la célébration du culte de l’individu et de sa force.
En en faisant, dans les années 1870, la gardienne quasi immobile du passé, lieu clos de la mémoire, le mythe de l’Athènes d’Italie révéla son impuissance face à la volonté de changement d’une classe politique qui s’était incarnée dans son plus illustre représentant toscan, Bettino Ricasoli, baron de Brolio, et qui fut désemparée à sa mort en 1880. Le caractère sombre du château de Brolio, bâti par les ancêtres de Ricasoli, était propre à susciter le motif d’un refuge mythique vers une Toscane médiévale édifiée « sur des règles morales sûres et des hiérarchies facilement identifiables », cependant que Ricasoli était hissé au rang de héros moderne, capable d’intervenir dans le devenir historique.
Mais Florence peina à s’imposer comme une protagoniste incontournable de la vie nationale dans la mesure où, à partir des années 1880, toute l’Italie échouait à égaler les pays européens plus avancés. Elle paya alors le prix de son choix d’assumer le rôle de médiatrice de la tradition.
En contrepoint de la déception d’un Maupassant face à la foule bruyante qui déjouait les émotions produites par la beauté des lieux, le dernier combat contre la modernité se serait livré à la fin du XIXe siècle dans une tout « autre Toscane », la Maremme. L’écrivain Fucini y voyait le « Midi » de l’Italie du Nord et G. Tigri des éléments contraires à l’idéologie du progrès qu’avaient pourtant voulu y introduire les chantres de l’assainissement des terres et de l’extirpation de la misère, de G. Santi à Vieusseux. À l’instar de la Sicile de Verga, le récit « maremmien » des écrivains et des poètes, jusqu’à Carducci, témoignerait du regret tout à la fois d’un passé campagnard et d’une classe sociale ayant perdu son lien avec les raisons historiques de son identité. L’autre Toscane serait aussi celle des villes mortes que Taine décrit de Sienne à Pise.
Une certaine idée de l’Italie
Cette somme de récits sur la Toscane accumulés pendant deux siècles signifie-t-elle qu’il ne resterait à la Toscane internationalisée du XXe siècle que le possibilité de se débattre dans le paradoxe entre « le réel et l’irrationnel » ? C’est l’hypothèse formulée par Luigi Mascilli Migliorini. La capacité d’agrégation symbolique et culturelle de Florence a pour lui conforté une idée de la tradition toscane qui en a fait le foyer de recherches sur la civilisation de la Renaissance. La traduction en actes des principes généraux de liberté qu’y décelait Burckhardt fut certes relayée, chez Warburg, par la vision d’un intérêt pour des formes abstraites, détachées de la morale. La Florence de D. H. Lawrence était ainsi ville de l’esprit plus que de l’histoire, espace d’expansion d’une vitalité primitive des individus. C’est alors que la Toscane aurait acquis la qualité d’« Italie de l’Italie », concentrant les caractères génériques de la péninsule en un temps où la « désintégration sèche » de la modernité la menaçait.
Tandis qu’après 1918 la recherche du temps immobile se déplaça loin de l’Italie, quelles énergies se dégagèrent de cette vision déclinante d’une Florence placée au bout de l’histoire ? Luigi Mascilli Migliorini plaide pour une Toscane vivante, dût-elle avoir disparu. Puisant dans l’histoire de ses conflits une réserve de ressources éthiques, son développement aurait été rien moins que « paisible », amenant Berenson à inventorier les affrontements dramatiques qui s’y sont joués sur le terrain de l’art. Contre son vœu d’une reconstruction à l’identique de la Florence d’autrefois en 1945, R. Bianchi Bandinelli estimait néanmoins impossible de remonter un organisme qui avait été vivant, légué par le lent processus de l’histoire. Luigi Mascilli Migliorini se plaît à rappeler qu’à la ville-musée s’oppose la tradition, « aboutissement d’une expérience historique collective et vivante » et non pas « marche inerte de la beauté à travers le temps ».
Le choix de restituer sans mise à jour ce livre bref mais exigeant contribue à en faire un « classique ». Les observations de gens de lettres voyageurs, écrivains ou historiens questionnent le statut de la Toscane au sein du processus de construction d’une idée de l’Italie où le paysage naturel, humain et artistique est marqué par une articulation intime entre la ville et la campagne. L’espace régional permet dès lors de définir une italianité située à la croisée entre l’antique et le moderne.
Mais cette tentative de démêler les liens entre discours identitaire et réalité historique amène à exclure toute hypothèse d’une identité stable. Contre un usage simplifié de l’identité reliée à la tradition, l’auteur montre de façon convaincante comment celle de la Toscane a été trop changeante et protéiforme pour être fixée. Aussi ne part-il pas vraiment à la recherche de l’identité de la Toscane et invite-t-il à repenser la notion même de « tradition ».
Paru vingt ans après le texte de Franco Venturi sur « L’Italia fuori d’Italia » (1973), ce livre de Luigi Mascilli Migliorini avait contribué à prouver le positionnement mouvant de la Toscane dans la hiérarchie du voyage d’Italie. La présente traduction nous rappelle opportunément qu’il s’agit moins d’un nouveau livre sur le voyage en Toscane que d’une réflexion riche et féconde sur la manière dont l’identité d’une région ou d’une ville se façonne dans le prisme d’une multiplicité de regards, en même temps qu’elle ne cesse de nous échapper.