Entre ressources naturelles spécifiques, ouverture vers le large et développement d’une société hiérarchisée, la période qui précède l’âge viking fait partie des plus méconnues de l’histoire de la Scandinavie et doit être relue dans la perspective complète du premier millénaire de notre ère.
L’archéologie, vivier prioritaire de documentation
En embrassant les onze premiers siècles de notre ère, Lucie Malbos bouscule un schéma chronologique ancré dans l’historiographie française et internationale de la Scandinavie pré-moderne, où la période viking sert systématiquement de moment charnière. Englobant cette dernière dans un long premier millénaire, l’ouvrage redéfinit les contours d’une histoire de la Scandinavie ancienne centrée sur l’âge du Fer scandinave (500 avant notre ère-1000 de notre ère). Il permet d’offrir à un public de spécialistes comme de non-spécialistes le premier ouvrage de synthèse en français sur cette période. Celle-ci permet d’affirmer clairement que le Moyen Âge scandinave commence après la période à l’étude, et non au Ve siècle de notre ère comme le voudrait une chronologie calquée sur celle de l’Occident médiéval.
En s’attaquant à cette période, c’est véritablement à une « préhistoire » de la Scandinavie que, dans bien des cas, l’autrice doit se confronter, en l’absence de sources textuelles consistantes, comme le rappelle l’un des trois « ateliers de l’historien » proposés en fin d’ouvrage. En effet, il y a bien quelques inscriptions runiques dès le IIe siècle de notre ère, puis l’émergence d’une riche poésie scaldique au IXe siècle et de nombreuses sources occidentales sur le phénomène viking à la même période : toutefois, ces trois corpus de sources écrites sont pour le premier trop limité, pour les deux autres trop tardifs pour couvrir la plupart des siècles concernés par l’étude. Aussi, outre les quelques sources latines des premiers siècles de notre ère qui s’intéressent à ces « peuples du Nord » par-delà le limes romain, c’est majoritairement vers l’archéologie que l’autrice se tourne massivement dans cet ouvrage : l’étude regorge de descriptions synthétiques de sites archéologiques connus (Gamla Uppsala, Valsgärde, Oseberg...) ou moins connus (Vorbasse, Gudme-Lundeborg, Hoby...), richement illustrées de photographies de qualité, de schémas et de cartes en grand nombre.
Des contacts incessants avec le monde extérieur
Tout au long de l’ouvrage, c’est un monde scandinave sans cesse à l’affût des contacts externes qui nous est dépeint, à commencer par le monde romain, dont les relations avec la Scandinavie font l’objet d’une synthèse complète au premier chapitre de l’ouvrage. Ici, Lucie Malbos se fonde avant tout sur des approches issues de l’historiographie anglophone, comme l’un des derniers ouvrages de Neil Price [1] ou encore les travaux de l’archéologue danoise Lotte Hedeager [2].
Ces contacts s’intensifient à l’époque viking, traitée au sein de cinq chapitres centraux, mais dans une perspective qui fait la part belle aux conséquences internes à la Scandinavie que cette ouverture sur l’extérieur a pu entraîner. À la consolidation des structures politiques débouchant petit à petit sur la formation de royaumes scandinaves au tournant du Xe siècle s’ajoute parallèlement un vaste mouvement de christianisation, que l’autrice traite dans toute la complexité de ses interactions avec le polythéisme local.
Croyances et imaginaires d’une culture scandinave plurielle
Plutôt que de faire une histoire linéaire de la christianisation scandinave comme processus gagnant irrésistiblement toute la société, Lucie Malbos traite la diffusion du christianisme en Scandinavie comme un phénomène pleinement culturel, plutôt que strictement religieux. On retrouve ici une approche déjà adoptée par l’autrice dans son Harald [3]et dont l’historiographie française au sujet des mondes nordiques s’est saisie depuis plusieurs années déjà [4]. En cela, la démarche proposée tient définitivement plus de l’anthropologie historique que de l’histoire religieuse.
La particularité de l’ouvrage est sans doute d’inclure dans la réflexion sur la christianisation une prise en compte des dimensions artistiques du phénomène, avec de nombreuses sources iconographiques à l’appui, comme la girouette de l’église de Söderala reprenant le style de Ringerike, caractérisé par des motifs animaliers rappelant l’ancienne mythologie (p. 258-259). C’est donc un monde religieux aux influences esthétiques multiples qui se dessine sous la plume de Lucie Malbos, comme le rappelle encore la mention du mystérieux bouddha retrouvé à Helgö (p. 128), objet de l’un des très nombreux encadrés qui émaillent pédagogiquement l’ouvrage.
Se pose alors la question du syncrétisme et sur ce point, la documentation lacunaire des époques traitées invite à une certaine prudence. Néanmoins, l’autrice prend le parti d’utiliser ce concept au chapitre VI (p. 246-254) pour désigner les formes religieuses qui émergent des premiers contacts entre polythéisme et christianisme dans le Nord de l’Europe en ces temps anciens. L’emploi décomplexé du terme va à rebours des études qui, ces dernières années, ont plaidé en faveur d’un usage restreint de la notion de syncrétisme s’agissant de la Scandinavie en cours de christianisation. Car si les cultures religieuses se croisent dans cet espace traversé d’influences culturelles multiples, il n’est pas certain qu’une religion résultant de la fusion des dogmes chrétiens et des croyances polythéistes ait vu le jour en tant que telle en Scandinavie. La question reste débattue, au vu des artefacts qui, comme le moule à croix et à marteaux de Thor de Trendgården (Danemark, Xe siècle), semblent pointer vers une concomitance des deux paradigmes religieux avant l’an mille, sans constituer la preuve de l’existence d’une religion les mêlant sur un seul et même plan. L’autrice s’appuie ici sur la notion d’« osmose culturelle » développée par Ildar Garipzanov depuis une dizaine d’années et propose également le terme d’adaptation, plus souple. Les notions d’hybridation, de compromis, de mélanges ou encore de « polysémie de certains motifs et symboles » (p. 248) s’ajoutent à ce que l’on pourrait appeler le vocabulaire de l’interculturalité, emblématique de la démarche adoptée dans l’ouvrage.
Genre, environnement, migrations
Ce refus de considérer le Nord ancien comme un monde clos sur lui-même exprime la volonté de l’autrice de s’inscrire dans les tendances les plus récentes de l’historiographie au sujet de la Scandinavie ancienne. Nul doute en effet que les pistes proposées dans le troisième atelier en fin d’ouvrage concernant les « nouvelles orientations des études scandinaves » (p. 559-571) sont bien représentées dans l’ouvrage. Son histoire des peuples du Nord apporte ainsi de nouveaux éclairages également à la période viking, tout en reprenant les grands apports de l’historiographie française existante au sujet de cette dernière [5].
Le chapitre VIII sur « des sociétés scandinaves patriarcales, composites et mouvantes » (p. 317-369) est à cet égard emblématique. S’il traite en grande partie de questions d’histoire matérielle, telle que l’alimentation, l’hygiène ou encore les pratiques ludiques des anciens Scandinaves, il affirme aussi que les hommes y sont le genre dominant, coupant court aux extrapolations sur un Nord ancien régi par des femmes fortes, selon un stéréotype courant. L’utilisation de cette grille d’analyse inspirée des études de genre permet ainsi à l’autrice de nous présenter un monde où les femmes sont, au même titre que les esclaves et les enfants, des êtres considérés comme inférieurs et soumis au pouvoir masculin.
En revanche, l’autrice met bien l’accent sur le « sens très fort du collectif » (p. 352) qui permet de garantir un certain équilibre dans ces sociétés fortement hiérarchisées. Ainsi, tout en n’omettant pas de souligner que les figures féminines pouvaient tenir un rôle important dans l’imaginaire scandinave et dans certaines circonstances de la vie courante où les hommes étaient absents, l’ouvrage peint avec justesse la réalité matérielle de la soumission des femmes à l’ordre patriarcal au sein de la maisonnée, des modalités du divorce à la répartition genrée des tâches domestiques. Le cas épineux de la « guerrière de Birka », dépouille féminine retrouvée dans une tombe aux attributs guerriers, n’est d’ailleurs pas évoqué, l’autrice l’ayant déjà analysé à plusieurs reprises, notamment dans son ouvrage précédent [6].
Il n’en va pas de même pour les thématiques environnementales et migratoires, au sujet desquelles de nombreuses recherches sont en cours tant en histoire qu’en archéologie, et auxquelles cet ouvrage apporte une contribution essentielle pour le domaine francophone. Ainsi, la question des interactions entre les Scandinaves et les milieux naturels qu’ils occupent apparaît en fil rouge de tout le texte : le panorama des conditions géologiques et des ressources territoriales de chaque région de la Scandinavie ancienne est à cet égard précieux (p. 20-30). En effet, en-dehors de rares synthèses en anglais [7], les données se trouvent souvent éparpillées dans une myriade de publications d’archéologie environnementale qui restent difficilement accessibles aux non-spécialistes.
Enfin, la question de la « diaspora viking », concept emprunté à Judith Jesch, est abordée au chapitre VII (p. 271-315) dans une perspective propre à encourager un renouvellement des questionnements à ce sujet, dans le sillage du récent développement des Migration Studies. Ce champ puissamment interdisciplinaire semble inspirer à Lucie Malbos sa démarche qui, outre les traditionnels établissements scandinaves dans le monde franc, inclut aussi dans sa réflexion l’Islande, les îles Féroé et l’Atlantique nord comme terres de colonisation. L’autrice se refuse cependant à attribuer aux anciens Scandinaves des « visées expansionnistes » (p. 271) : un équilibre entre étude des violences de la conquête et réfutation du stéréotype du viking sanguinaire est ainsi négocié.
Dans un ouvrage qui synthétise les apports récents de la recherche, notamment archéologique, Lucie Malbos ouvre donc de nouvelles pistes d’étude, tout particulièrement pour les siècles antérieurs à la période viking, largement délaissés par les spécialistes francophones de la Scandinavie. Elle fournit à quiconque s’intéresse à cet espace, pour les époques anciennes, le premier ouvrage de référence en français, tenant à la fois de la somme encyclopédique et du renouveau historiographique.
Lucie Malbos, Les Peuples du Nord. De Fróði à Harald l’Impitoyable, Ier-XIe siècle, Paris, Belin Éditeur / Humensis, collection « Mondes anciens », 2024, 616 p., 49 €.
Victor Barabino, « La Scandinavie au-delà des vikings »,
La Vie des idées
, 5 septembre 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-Scandinavie-au-dela-des-vikings
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[1] Neil Price, Ancient Scandinavia : An Archaeological History from the First Humans to the Vikings, Oxford University Press, 2015.
[2] Lotte Hedeager, Iron-Age Societies : From Tribe to State in Northern Europe, 500 BC to AD 700, Oxford, Blackwell, 1992 ; Iron Age Myth and Materiality. An Archaeology of Scandinavia AD 400-1000, Londres, Routledge, 2011.
[3] Lucie Malbos, Harald à la Dent Bleue. Viking, roi, chrétien, Paris, Passés Composés, 2022.
[4] Alban Gautier, Beowulf au paradis. Figures de bons païens dans l’Europe du Nord au haut Moyen Âge, Paris, éditions de la Sorbonne, 2017 ; Stéphane Coviaux, La Fin du monde viking, Paris, Passés Composés, 2019.
[5] Voir notamment Pierre Bauduin, Histoire des Vikings. Des invasions à la diaspora, Paris, Tallandier, 2019.
[6] Lucie Malbos, Le monde viking. Portraits de femmes et d’hommes de l’ancienne Scandinavie, Paris, Tallandier, 2022.
[7] Voir par exemple Knut Helle(dir.), CambridgeHistory of Scandinavia, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.