Le décrochage des étudiants à l’Université ne peut être séparé du décrochage de l’Université elle-même, et de sa segmentation au sein d’un enseignement supérieur et d’un monde de la recherche en pleine mutation.
Le décrochage des étudiants à l’Université ne peut être séparé du décrochage de l’Université elle-même, et de sa segmentation au sein d’un enseignement supérieur et d’un monde de la recherche en pleine mutation.
« À l’université, les cas de souffrance au travail se multiplient » (Le Monde, 29.09.14, Isabelle Rey-Lefebvre ), « Université de Bordeaux : le burn-out après la fusion ? » (Rue 89, 2.04.14, Jonathan Guérin ), « Le burn-out des labos » (Le Monde, 17.2.14, Camille Thomine). Le malaise des universitaires s’affiche dans la presse. Témoignant d’un mécanisme dorénavant classique de psychologisation des rapports sociaux de travail , on emprunte le vocabulaire de la psychologie pour relater les difficultés vécues par des travailleurs. Tentant d’objectiver ce phénomène, la presse et les organisations syndicales lancent des sondages sur les conditions de travail des personnels de l’enseignement supérieur. Dans l’enquête en ligne réalisée par Educpros, on peut lire un mécontentement profond lié aux réformes successives de l’université et au sentiment que les mouvements de 2003-2004 (Mouvement d’opposition à la loi d’orientation et de programmation pour la recherche et l’innovation) et de 2007-2009 (Mouvement d’opposition à la loi relative aux libertés et responsabilités des universités et à la modification du statut des enseignants-chercheurs) n’ont pas été entendus par les responsables politiques . Le baromètre Educpros permet de saisir différentes lignes de clivage au sein des personnels de l’université. Tout d’abord, les personnels administratifs subissent les premiers la précarité et disent rencontrer des difficultés à faire leur travail dans des conditions matérielles qui se détériorent. Comme dans les autres secteurs d’activité, l’instabilité ne fait pas que pénaliser les titulaires de contrats courts, elle désorganise les services et empêche les agents de produire un service de qualité .
Ce « travail empêché » s’observe également du côté des enseignants-chercheurs, qui se retrouvent confrontés à une injonction paradoxale. En effet, ils assistent d’une part à une politique de développement de l’ « excellence scientifique » portée par la multiplication des « Labex » [1] , « Idex » [2] , « Equipex » [3], la création de l’Agence Nationale pour la Recherche (ANR) et un décret qui prévoit de « sanctionner » les enseignants-chercheurs qui ne publieraient pas assez d’articles scientifiques en augmentant leur charge d’enseignement. D’autre part, on enjoint Maîtres de conférences et Professeurs d’université à participer à la « professionnalisation » des cursus, à être attentifs à l’insertion professionnelle, à développer l’apprentissage, à se rendre dans les établissements d’enseignement secondaire pour y présenter leur formation, à lutter contre le « décrochage »… À cette double contrainte s’ajoute le sentiment que les moyens manquent et que les enseignants-chercheurs sont mis dans l’obligation de prendre en charge des activités qui ne relèvent pas de leurs attributions (réaliser les emplois du temps, faire le suivi administratif des recrutements des enseignants vacataires, assurer l’accompagnement social d’étudiants en difficultés…).
Il nous semble impossible de livrer une analyse d’un élément de la politique universitaire comme celui concernant le « décrochage » en passant sous silence la mise à l’épreuve du sens du métier d’universitaire , tant cela pèse sur l’ensemble des décisions et la possibilité de leur mise en œuvre. En bref, la question du décrochage des étudiants à l’Université ne peut être séparée de celle du décrochage de l’Université et de sa segmentation dans le paysage en mutations de l’enseignement supérieur et de la recherche.
C’est dans ce contexte que la thématique du « décrochage » à l’université et de la nécessaire lutte contre ce phénomène ont été affichées comme une priorité des gouvernements successifs. Cette priorité s’est d’abord manifestée par la mise en œuvre du « plan pour la réussite à licence » porté par Valérie Pécresse en 2007. Le Fond d’expérimentation pour la jeunesse a dans le même temps financé 15 projets visant à endiguer le « décrochage universitaire ». Une mission parlementaire a été confiée à Christian Demuynck et un rapport a été remis . Au cours de son bref passage au Ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, Laurent Wauquiez a placé son action dans les pas de sa prédécesseure . Dès sa prise de fonction, Geneviève Fioraso indique également que la réussite des étudiants, en particulier en premier cycle était un des objectifs prioritaires assignés aux Assises de l’enseignement supérieur et de la recherche :
« La réussite de tous les étudiants sera la première priorité avec une attention spécifique portée à la réussite en premier cycle, à l’orientation et l’insertion professionnelle, à l’innovation pédagogique et la formation des enseignants. »
Elle critique le « plan réussite en licence », parce qu’il est jugé coûteux et inefficace. La ministre propose d’affecter les 1000 postes par an consacrés à l’enseignement supérieur sur les 60 000 postes annoncés par François Hollande lors de la campagne présidentielle , à la réussite en Licence en 2013 . Depuis, elle rappelle régulièrement cet engagement . Il s’agit dans les lignes qui suivent d’analyser la portée de cet engagement. En préalable, il convient de revenir sur le phénomène, de décrire les parcours des supposés « décrocheurs », afin de réfléchir au sens et à la possibilité d’une telle politique.
Définir et mesurer
Décrire un phénomène suppose d’en construire une définition et une méthodologie permettant concomitamment d’en rendre compte. À la suite de travaux menés conjointement par le Céreq et l’Observatoire de la Vie Etudiante, on considère que 90 000 jeunes sortent de l’université sans y avoir obtenu un diplôme , soit 20% des inscrits en 2004 . Dans cette enquête, la définition retenue est celle « d’individus sortis de l’université sans diplôme et non réinscrits l’année suivante au moins » [4]. En interrogeant des individus entre un et quatre ans après leur dernière inscription, les auteurs se donnent la possibilité d’analyser le processus complet qui mènent des étudiants à s’inscrire dans une filière, puis in fine à arrêter leurs études en ayant parfois fait le choix de se réorienter au cours de leur parcours. Cette méthode permet en outre de mesurer le phénomène à l’aide des grandes enquêtes statistiques du Céreq [5].
Toutefois, interroger des étudiants quelques années après leur abandon des études supérieures ne permet pas de saisir les expériences au moment où elles se vivent. Nous avons pour notre part, mené des travaux par entretiens semi-directifs et par suivi longitudinal auprès de jeunes inscrits à l’université ayant arrêté de se rendre en cours, n’ayant pas passé les examens et ayant été ou non repérés par les acteurs d’un dispositif de lutte contre le « décrochage à l’université ». Si, contrairement aux travaux mentionnés plus haut, notre méthode ne permet pas de rendre compte des éventuelles réorientations et des possibles obtentions ultérieures de diplômes, elle a l’avantage de se dérouler dans la même temporalité que celle du processus qu’elle observe. En outre, elle se situe au moment même où les acteurs publics agissent ; ce qui autorise à formuler une analyse de l’adéquation entre problème posé et solution envisagée.
Rompre avec les fausses impressions
Qu’il s’agisse des intéressés eux-mêmes, de leurs parents, des professionnels de l’enseignement supérieur, ou des observateurs du secteur, on considère souvent le décrochage à l’université comme le résultat d’une mauvaise orientation. Arriver à l’université et mettre un terme à sa présence s’explique alors par le peu d’intérêt du jeune concerné par la filière dans laquelle il est inscrit. Sur ce point, nos observations nous amènent à douter de la pertinence de l’analyse. En interrogeant les principaux intéressés sur leur parcours scolaire et sur l’ensemble du processus d’orientation, on est amené à prendre acte de l’amélioration des dispositifs d’information mis à disposition des lycéens au moment où ils sont amenés à énoncer leurs choix. Que ce soit sur internet, dans les salons dédiés, au cours des journées portes ouvertes réalisées par les établissements, dans des échanges avec leurs enseignants au lycée et avec leurs camarades, les jeunes que nous avons rencontrés ont pris le temps de chercher des informations et de réfléchir à leur orientation . Mais, parce que leur candidature n’a souvent pas été retenue dans les filières dans lesquelles ils souhaitaient initialement étudier, ils s’inscrivent dans les formations qui relèvent de leur troisième ou quatrième « choix » . Dans ce cas précis, la notion de choix paraît toute relative et on doit moins parler de défaut d’orientation que d’orientation par défaut pour caractériser les parcours des dits « décrocheurs ».
Si l’orientation par défaut est le point commun de l’ensemble de nos enquêtés, on peut distinguer trois types de parcours ; ceux qui très vite changent de filière, ceux qui choisissent l’université à la carte, ceux qui cumulent les difficultés.
La réorientation d’office
Ces étudiants se sont inscrits en première année et ont pu se tourner vers une filière dans laquelle ils aspiraient aller. C’est le cas de toutes celles et ceux qui figuraient en liste complémentaire dans des filières sélectives, qui au gré des désistements ont la possibilité d’échapper au choix par défaut. Si ces étudiants s’éloignent de ceux qui sont pensés comme « décrocheurs » par les décideurs de l’université, ils ne figurent pas moins dans les statistiques locales tentant de décrire le phénomène. Dans la mesure où une inscription dans une section de technicien supérieur ou dans une école relevant de l’enseignement supérieur privé ne fait pas l’objet d’une déclaration dans un fichier unique, l’université considère l’étudiant comme décrocheur alors qu’il s’est réorienté souvent avant même d’avoir suivi un cours à la fac.
L’université « à la carte »
Dans le cas présent, la fréquentation de l’université s’éloigne de son objectif habituel. Les étudiants n’ont pas pu aller dans la filière de leur choix et attribuent cette difficulté à un événement de leur parcours et du processus de sélection. Ils s’inscrivent alors à l’université non pas pour y suivre l’intégralité des enseignements de première année de licence et y valider une première année, mais souvent en attendant de pouvoir aller vers la formation à laquelle ils aspirent. Certains se sont vus refuser une inscription parce qu’ils n’avaient pas d’expérience « professionnelle » dans le secteur d’activité qu’ils visaient, tandis que d’autres ont raté un concours d’entrée parce que leur niveau à l’écrit était trop faible. Ils profitent alors de leur présence à l’université pour combler leurs lacunes, les uns en ayant un job étudiant, les autres en suivant en particulier les cours dans lesquels ils peuvent améliorer leurs capacités rédactionnelles. Cette inscription « en attendant mieux » est mise à profit, mais cadre mal avec les objectifs de l’institution qui dans un mouvement de rationalisation a des difficultés à reconnaître qu’on peut utiliser un outil à d’autres fins que celles initialement envisagées par ses promoteurs.
Ceux qui cumulent les difficultés
Ce dernier type est le fait de jeunes cumulant difficultés scolaires et difficultés sociales. Hésitant à s’inscrire à l’université ou à entrer dans la vie active, ils finissent par opter pour la première solution sans y croire particulièrement. Plus souvent titulaires d’un baccalauréat professionnel ou d’un bac technologique obtenu de justesse que les précédents, ils sont également primo-bacheliers (première génération de bachelier dans leur famille). Ils évoquent un parcours scolaire non linéaire dès le collège et ont souvent « été orientés » précocement .
Ces trois types de jeunes ont en commun de ne jamais réellement devenir des étudiants. Éloignés du métier d’étudiant , parce qu’ils ne se rendent pas à l’université pour y obtenir un diplôme et/ou pour y apprendre des savoirs, leur passage à l’université n’est pas non plus l’occasion d’une socialisation auprès de leurs pairs. Fondamentalement, ils n’accrochent pas à l’université parce qu’ils sont et se vivent comme étant trop éloignés de ses attentes. Si celles et ceux qui font « l’université à la carte » se réapproprient l’institution pour leurs propres fins, les jeunes qui « cumulent les difficultés » sont confrontés à une violence sociale et symbolique forte. D’abord, parce qu’ils se rendent vite compte que leurs bagages ne leur permettent pas de suivre les enseignements théoriques et abstraits propres aux disciplines académiques. Ils ne parlent pas la même langue que les enseignants non seulement quand il s’agit du vocabulaire propre aux contenus pédagogiques – ce qui est le cas des étudiants lambda et ce qui fait partie du processus « normal » d’apprentissage – mais ils disent ne pas comprendre toute une série d’expressions considérées comme usuelles par le corps pédagogique. Ce processus d’infériorisation sociale est redoublé par la proximité avec les étudiants, qui leur manifestent avec plus ou moins de tact qu’ils ne sont pas au niveau .
Espérant endiguer le phénomène du « décrochage », de très nombreuses initiatives ont vu le jour au cours des dernières années. Témoignant d’une volonté d’avancer sur le sujet, le réseau des Services communs universitaires d’information et d’orientation d’Ile-de-France publiait récemment un document recensant plus de 60 dispositifs mis en œuvre pour accompagner les étudiants depuis le moment de l’orientation au lycée jusqu’aux réorientations en cours de formation. Si les moyens consacrés demeurent relativement faibles , l’engagement des personnels de ces services d’accompagnement est intense. Mais bonne volonté et professionnalisme ne suffisent pas à faire (re)venir à l’université des jeunes qui n’ont parfois pas assisté à plus de quelques jours (heures) de cours. De la même manière, l’échec de bon nombre de dispositifs financés par le Fond d’expérimentation pour la jeunesse s’explique moins par la qualité de l’offre d’accompagnement à destination de ces jeunes que par la difficulté de faire venir à l’université des individus qui n’ont pas souhaité réellement y aller et qui y ont vécu des situations inconfortables. On peut et on doit alors se demander pour quelles raisons on laisse ces jeunes s’inscrire à l’université et la quitter aussitôt ?
Tout d’abord, le titre de bachelier garantit l’accès à la Licence. Les syndicats étudiants sont divisés sur ce point. Syndicat encore majoritaire, l’Unef est attachée à cette règle au point d’y consacrer régulièrement un rapport. Les organisations représentant les enseignants-chercheurs sont également divisées. Une partie d’entre elles est attachée au système actuel, tandis que depuis plusieurs années, Qualité de la Science Française défend la sélection à l’entrée. Le débat agite la Conférence des Présidents d’Université dont la commission formation a récemment préconisé de « réserver l’entrée de droit en licence générale à certains types de baccalauréat ».
Les ministres successifs ont régulièrement pris soin de ne pas afficher une position tranchée. Ainsi, répondant à une question posée par un journaliste du Point, Valérie Pécresse indique que la sélection existe déjà et qu’elle passe par l’échec en Licence. La suite est connue, elle met en œuvre un dispositif d’ « orientation active », dont le but est d’informer les lycéens qui envisagent de s’inscrire dans une filière sur leurs « chances » d’y obtenir le diplôme. Ce dispositif est coûteux en temps, parce qu’il mobilise les responsables de première année de licence qui doivent étudier les dossiers reçus, puis formuler des recommandations à distance, avant de recevoir les élèves qui souhaiteraient avoir un entretien individuel. Mais surtout, ce dispositif est peu efficace, parce qu’il vise juste à transmettre une information à un élève, qui garde l’initiative de s’inscrire dans la filière ou non. Interrogée sur le même point par un journaliste du Monde, Geneviève Fioraso répond catégoriquement « Notre objectif n’est pas d’augmenter la sélection à l’université » . C’est également la position que vient de rappeler Najat Vallaud-Belkacem, désormais en charge de l’enseignement supérieur, lors de la première journée du congrès de l’Unef qui se tenait le 9 avril dernier. Le spectre d’un grand mouvement étudiant comme celui de la fin de l’année 1986 contre le projet de loi Devaquet (qui ouvrait la possibilité de sélectionner à l’entrée) dissuade le personnel politique de prendre des positions tranchées.
Au-delà du risque politique bien réel, il serait toutefois naïf de croire que l’on permet à ces jeunes de s’inscrire à l’université simplement dans le but d’assurer un service public égalitaire. Parmi les filières dites non-sélectives, certains cursus attirent en masse les lycéens, tandis que d’autres ont vu leurs effectifs se réduire. Comme dans le reste de la fonction publique, les universités ont construit des indicateurs de gestion censés permettre le pilotage de l’établissement et l’affectation optimale des ressources. Ainsi, dans les départements dont l’avenir n’est pas menacé par la faiblesse de leurs effectifs étudiants, il arrive que l’on organise la fuite de jeunes considérés comme peu désirables. Tandis que d’autres filières dans lesquelles l’avenir est conditionné au maintien d’effectifs déjà faibles et qui jouent leur survie, les responsables pédagogiques font en sorte d’inscrire le plus possible d’étudiants, quel que soit leur type de baccalauréat . Pour illustrer le propos, il suffit de télécharger les « livrets de l’étudiant de L1 » ou se rendre sur les sites internet de certaines filières. On peut y lire des informations présentées comme objectives sur la probabilité de réussir. L’encadré suivant reproduit le passage d’un livret étudiant en restant fidèle à la mise en page originale.
Taux de réussite en L1
L’inscription en Licence ********* est ouverte à tous titulaires d’un bac, via APB.
Cependant le taux de réussite global à la L1 n’est que de la moitié des inscrits et les trois quarts de ceux qui se présentent aux examens. L’attention des étudiants est notamment attirée sur le fait que
En 2010-11, sur les 55 bacs pro, STG et STI inscrits, AUCUN n’a validé son année.
En 2011-12, sur 68 candidats, UN SEUL a validé l’année.
Les bacheliers STG et pro qui désireraient changer d’orientation pour ****, **** ou **** retireront un dossier de réorientation en scolarité.
Le message est clair, il tient autant dans le contenu de l’énoncé que dans sa forme . Les titulaires de certains baccalauréats sont invités à se réorienter vers d’autres filières. Ces autres filières n’ont d’autres choix que d’accueillir des bacheliers pas toujours intéressés par leur offre de formation. Dans l’état actuel des systèmes de gestion des ressources dans l’université, mieux vaut inscrire des étudiants candidats au « décrochage » que ne pas pouvoir ouvrir une filière.
Il y a donc une sorte d’accord tacite entre les acteurs pour ne pas empêcher des bacheliers de s’inscrire dont la probabilité de réussir à l’université est extrêmement faible. Le Ministère indique lui-même que 2,7% des titulaires de bac professionnel inscrits à l’université décrochent une licence , soit dix fois moins que les titulaires de bac généraux. S’arrêter à ce constat laisserait croire qu’aucune initiative ne serait de nature à résoudre le problème. Force est de constater que différentes mesures doivent leur existence à la discrétion avec laquelle elles sont mises en œuvre. En matière de lutte contre le « décrochage », le silence est d’or.
Travailler par circulaire
Ainsi, se gardant de déclarations tonitruantes, le Ministère et à sa suite les rectorats procèdent par circulaires. Plutôt que de décourager les titulaires de bacs professionnels et technologiques d’aller à l’université, on favorise leur arrivée dans les sections de techniciens supérieurs (STS) et dans les instituts universitaires de technologie (IUT) :
« Actuellement, un grand nombre de nos élèves de terminale professionnelle et technologique s’oriente par défaut vers l’université, faute d’être accueillis dans les filières STS et IUT pourtant initialement conçues pour eux. Alors qu’au niveau national le taux de réussite des bacheliers professionnels en STS est 10 fois supérieur au taux de réussite en licence et celui des bacheliers technologiques en DUT est 5 fois supérieur à leur taux de réussite en licence. », une circulaire d’un rectorat intitulé « Admission en 1re année de STS et CPGE (Classes Préparatoires aux Grandes Écoles) à la rentrée 2013 ».
Pour ce faire, le rectorat indique que les bacheliers professionnels et technologiques ayant obtenu une mention bien ou très bien devront être « admis de droit dans une sts ». Des mesures techniques s’ajoutent également pour permettre l’insertion de ces bacheliers dans ces filières et ainsi les empêcher de rejoindre l’université. À l’abri des regards, on envoie les « meilleurs » vers les filières sélectives. Si on peut supposer qu’une telle mesure a tendance à accroître la part de ces bacheliers dans les effectifs de STS et IUT au détriment des titulaires de bacs généraux et sans doute à limiter le « décrochage », il n’en reste pas moins qu’elle a tendance à ne pas empêcher les « moins bons » titulaires de bacs professionnels et technologiques – ceux qui ne sont pas admis dans ces filières – de s’inscrire à l’université.
Laisser s’installer des voies dérogatoires
Une seconde méthode est utilisée. Celle-ci est moins pilotée par le « haut », qu’organisée par le « bas ». Il ne s’agit pas ici de dissuader les nouveaux arrivants à l’université d’arriver, il s’agit de procéder à une évaluation de leurs acquis scolaires. À la suite, soit on crée des groupes de niveau, soit on propose un accompagnement renforcé à celles et ceux dont on considère qu’ils auront du mal à suivre les enseignements dispensés. Cette méthode a l’avantage de ne pas supposer a priori que les différences de niveau proviennent du type de bac et réunit des étudiants ayant des difficultés semblables. Mises en œuvre par des enseignants-chercheurs soucieux de la réussite de leurs étudiants et désireux de travailler avec les personnels des services d’orientation, ces initiatives semblent porter leurs fruits à condition de ne pas provoquer un sentiment de stigmatisation chez celles et ceux qui en bénéficient et d’avoir les moyens financiers et humains de proposer cet accompagnement.
La difficulté consiste alors à voir se multiplier les voies dérogatoires au sein de l’université. À l’instar de l’enseignement secondaire où les chefs d’établissement ouvrent des classes européennes, des classes à horaires aménagés musicales, ou encore des classes à projet artistique et culturel, les universités multiplient la segmentation de l’offre d’enseignement. Que cela se fasse avec l’appui des Pôles de Recherche et d’Enseignement Supérieur (Pres, devenus Comue, Communauté d’universités et établissements), des Instituts d’Administration des Entreprises ou au sein même des départements universitaires, une multitude de formations sélectives de niveau Licence 1 voient le jour. Parce que ces formations attirent de très nombreux étudiants , le risque est alors que les filières universitaires classiques soient désertées par les candidats successivement malheureux aux CPGE, à l’université Paris Dauphine, à Science Po, aux BTS et IUT, à toutes ces nouvelles filières . La multiplication de l’offre d’enseignement sélectif au sein de l’université est à replacer dans une tendance plus large observée depuis les quinze dernières années : l’accroissement de l’offre privée d’enseignement supérieur. Entre 1998 et 2013, les effectifs de l’enseignement supérieur privé ont ainsi cru de 80% contre 15% pour ceux du public, pour atteindre 18.29% de l’ensemble. Sur ce sujet, dans une récente interview, Catherine Paradeise indiquait qu’ « il y a une vraie demande des familles, notamment modestes, pour qui payer est gage de qualité » (Le Monde, 24.06.13).
Au risque de l’illisibilité et de l’accroissement des inégalités
Alors que les acteurs et les chercheurs qui travaillent sur le sujet disent craindre l’arrivée d’une université à deux vitesses , on observe la montée d’un enseignement supérieur totalement segmenté (public/privé, sélectif/non-sélectif, payant/quasi-gratuit). Aux classes préparatoires, aux IUT et aux Sections de techniciens supérieurs s’est ajoutée une offre pléthorique issue de l’enseignement supérieur privé. Pour contenir les départs des meilleurs bacheliers, les universités ont, quant à elle, multiplié les « parcours d’excellence », les bi-licences, ou les classes préparatoires universitaires. Ainsi, comme sur d’autres marchés, la concurrence entre les établissements accentue les mécanismes de différenciation de l’offre. En conséquence la lisibilité des parcours de formation échappe au plus grand nombre. C’est en particulier le cas de celles et ceux qui sont le moins dotés pour s’y repérer. Ces derniers sont également ceux qui ont le plus de mal à s’y faire une place.
Au fond, une série d’antinomies structurent la question du décrochage telle qu’elle est posée à l’université. On ne peut pas évaluer la performance des universités sur leur capacité à faire réussir le plus grand nombre aux examens alors qu’elles sont placées dans l’obligation d’accueillir des publics qui n’ont pas le bagage scolaire permettant d’y réussir ; et cela sans leur fournir des moyens permettant une pédagogie adaptée à ces difficultés alors même que la pédagogie ne fait l’objet d’aucune reconnaissance professionnelle formelle ou informelle. On ne peut pas obliger les universités à accueillir des bacheliers qui ne souhaitent pas y étudier et leur reprocher un taux d’évaporation conséquent. Si on considère que les premiers cycles universitaires constituent pour bon nombre un espace de transition , on doit alors s’engager à améliorer ces transitions en faisant en sorte que l’institution ne produise pas de violence vis-à-vis des individus et que ces derniers aient pu non seulement profiter d’un moment de respiration mais également combler les lacunes accumulées au cours de leur scolarité et réaliser diverses expériences (job étudiant, stage, engagement associatif…).
Il est grand temps de se mettre d’accord sur le rôle des premiers cycles universitaires, d’adapter les moyens aux finalités et de concevoir des outils d’évaluation en conséquence. Ne pas faire cet effort de clarification risque à la fois d’accentuer les inégalités entre les sortants de l’enseignement secondaire et d’accroître l’insatisfaction des personnels. Ce à quoi personne n’aspire.
par , le 14 avril 2015
François Sarfati, « L’université face au décrochage », La Vie des idées , 14 avril 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-universite-face-au-decrochage
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[1] Selon l’ANR, Labex consiste à « sélectionner des Laboratoires d’excellence et vise à doter les laboratoires ayant une visibilité internationale de moyens significatifs pour leur permettre de faire jeu égal avec leurs homologues étrangers, d’attirer des chercheurs et des enseignants-chercheurs de renommée internationale et de construire une politique intégrée de recherche, de formation et de valorisation de haut niveau. Cette action prend la forme d’un appel à projets compétitif. »
[2] Selon le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, « les initiatives d’excellence réuniront, selon une logique de territoire, des établissements d’enseignement supérieur et de recherche déjà reconnus pour leur excellence scientifique et pédagogique. Elles visent un niveau d’intégration élevé capable d’assurer leur visibilité et leur attractivité à l’échelle internationale. Les initiatives d’excellence se structureront autour de projets scientifiques particulièrement ambitieux, en partenariat étroit avec leur environnement économique. ». Notons que cette politique se poursuit avec le « deuxième programme des investissements d’avenir ».
[3] Selon l’ANR, les Equipex sont des appels à projets visant « à doter la France d’équipements scientifiques de qualité, conformes aux standards internationaux, et qui sont devenus une condition impérative de compétitivité au niveau international dans beaucoup de disciplines scientifiques. »
[4] Beaupère N., Boudesseul G. et Macaire S., 2009, « Sortir sans diplôme de l’université. De l’orientation post-bac à l’entrée sur le marché du travail », OVS Infos, n°21, avril.
[5] Génération est un dispositif d’enquêtes qui permet d’étudier l’accès à l’emploi des jeunes à l’issue de leur formation initiale. Il reconstitue les parcours des jeunes au cours de leurs trois premières années de vie active et permet d’analyser ces parcours au regard notamment du parcours scolaire et des diplômes obtenus (voir : http://www.cereq.fr/index.php/articles/Enquete-Generation/Presentation-detaillee-de-Generation).