Le libéralisme comme pratique du « moindre gouvernement »
Longtemps, l’historiographie du libéralisme s’est conçue comme une tentative visant à identifier l’ensemble des thèses caractéristiques de ce courant de pensée (affirmation du primat axiologique de la liberté, promotion de l’individualité, défense de la propriété privée, attachement à l’État de droit, etc.), à en retracer l’évolution au travers de l’évocation de ses figures les plus représentatives (classiquement, de Hobbes à Rawls), et à en rappeler les combats les plus marquants (entre autres, en faveur de la tolérance religieuse et de la liberté de conscience, de la reconnaissance de toute une série de droits fondamentaux et inaliénables, ou d’une intégration toujours plus large à la vie publique des groupes qui en avaient été injustement écartés). Plus récemment, une perspective concurrente, initiée par Michel Foucault, s’est développée, qui comprend le libéralisme non plus comme une doctrine plus ou moins systématiquement constituée et historiquement identifiable comme telle, mais comme une pratique de gouvernement reposant sur le principe de l’autolimitation du pouvoir, dont l’exercice serait toujours hanté par le risque d’en faire trop, qui aurait progressivement structuré les différents champs (juridique, politique, économique, scolaire, médical, etc.) de l’activité humaine moderne.
J. S. Mill : du « droit d’intervention » au « principe de non-intervention »
La fécondité d’une telle perspective trouve dans le livre d’Aurélie Knüfer, Intervention et libération d’Edmund Burke à John Stuart Mill, une illustration saisissante. Son fil directeur est l’analyse de l’évolution des positions de John Stuart Mill en matière de relations internationales : faisant initialement, dans le contexte du « Printemps des peuples » de 1848, « la promotion d’un droit d’intervention, afin d’aider le »libéralisme en lutte« » [1], il passe ensuite, à la fin des années 1850, « à l’affirmation d’un »principe de non-intervention« » [2] (p. 22). L’enquête procède sur deux fronts, l’un historique - en situant la contribution millienne dans le corpus libéral, des théoriciens du droit des gens à Cobden, en passant, entre autres, par Burke, Godwin ou Constant -, l’autre conceptuel - en réinscrivant, aussi bien pour Mill que pour les différentes figures de la tradition libérale invoquées, la thématique spécifique de l’ingérence politique ou militaire dans le cadre plus général d’une réflexion sur l’intervention comme matrice de l’action gouvernementale. Ce faisant, l’ouvrage étoffe philosophiquement l’analyse, aujourd’hui devenue classique, du non-interventionnisme de Mill par Michael Walzer et enrichit théoriquement aussi bien la littérature secondaire consacrée à l’« impérialisme libéral » [3] et ses prolongements dans l’utilitarisme [4], que les études milliennes, en langues anglaise [5] et, malheureusement beaucoup plus rares, française [6].
La Révolution française et le nouvel horizon de l’intervention
L’itinéraire historico-conceptuel proposé trouve son origine dans une interrogation tout à fait circonstanciée : pourquoi, dans sa « Défense de la Révolution française de février 1848 », Mill, qui reconnaît aux peuples libres un droit à intervenir en faveur de ceux qui subissent le joug du despotisme, s’abstient-il d’étayer sa position en mobilisant le schème argumentatif de la « guerre juste » élaboré par les théoriciens du droit naturel classique (Pufendorf, Burlamaqui, Vattel) ? Parce que, suggère A. Knüfer, l’horizon dans lequel Mill situe l’« intervention libératrice » n’est plus seulement celui, juridique et donc restreint, du respect de la souveraineté nationale ou de l’invocation d’un droit à la résistance, mais bien celui, politique et par là même universel, d’une lutte, commune à l’humanité malgré ses variations locales, entre les partisans de la liberté et ceux du despotisme. Ce serait donc un parti-pris en faveur de certaines idées qui justifierait que l’opinion, forme inédite de sujet collectif, soutienne tel ou tel peuple dans son émancipation vis-à-vis d’un pouvoir oppressif.
Cette perspective « polémique » de l’intervention, souligne A. Knüfer, Mill la partagerait avec Burke et Godwin, qui, s’ils s’opposent presque à tous autres égards, s’accordent néanmoins à voir dans la Révolution française et l’ambition qu’elle porte en elle d’universalisation de ses principes la manifestation frappante d’une nouvelle conjoncture éthico-historique. Reste que la convergence s’arrête là : au contraire de Burke qui, d’abord partisan d’une « intervention restauratrice » de la monarchie en France, juge que les doctrines révolutionnaires y ont trop altéré les mœurs pour que l’entreprise soit viable, et de Godwin, dont l’optimisme lui fait espérer qu’une diffusion de ces mêmes idéaux finira par convaincre une très grande majorité de l’humanité, rendant par là même inutile toute ingérence, Mill militerait lui pour une application quasi sans réserve d’un droit d’assistance aux peuples en lutte. Mais, ce faisant, il ignore « la possibilité d’une contradiction entre l’usage de la force et la liberté, ou encore l’idée selon laquelle les peuples pourraient ne pas être véritablement désireux ou prêts à être libres » (p. 165). Or, comme y insiste justement A. Knüfer, l’adoption, dans les « Quelques mots sur la non-intervention » de 1859, d’une position - celle de la « non-intervention » comme règle générale - symétriquement inverse à celle de 1849, se fonde justement sur une prise en considération attentive par Mill du contexte historique dans lequel s’inscrit l’intervention politique ou militaire, de son opportunité et de sa temporalité propre, et des processus de libération qu’elle présuppose et nécessite chez les populations concernées. Mais comment expliquer ce retournement ?
Variétés de l’intervention
L’échec du Printemps des peuples y est certainement pour beaucoup. Mais l’évolution de Mill a aussi été tributaire d’un approfondissement de sa réflexion quant aux principes différenciés dans lesquels l’intervention se spécifie en fonction de ses champs d’application. Ce caractère « équivoque » de l’intervention, A. Knüfer le met particulièrement bien en évidence dans la deuxième partie de son ouvrage. Or, ce qui ressort de cette revue des différentes modalités de l’intervention, c’est que, pour Mill, si c’est bien le laissez-faire qui doit le plus souvent s’imposer dans le registre économique (celui abordé par les Principes d’économie politique, publiés tout juste un an avant sa tribune de 1849), le principe de la limitation a minima de l’exercice du pouvoir (problématique centrale de De la liberté [1859]) s’avère quant à lui bien plus difficile à instaurer dans la sphère sociale et politique, parce que le paternalisme gouvernemental reste constamment aux aguets et que la « tyrannie de la majorité » menace de plus en plus groupes minoritaires et individualité fortes. Certaines exceptions à la non-intervention s’imposent, comme dans le cas de l’autorité parentale ou de la mise en tutelle à visée civilisatrice des populations « barbares ».
Reste, comme l’indique son opposition au projet de ramener à la raison, par la force si nécessaire, les Mormons polygames, la présomption de Mill que l’intervention est généralement à proscrire quand elle pourrait porter atteinte à la liberté des individus ou des communautés concernées. Bien évidemment, la difficulté consiste ici à jauger la nature et la probabilité de ce risque, pour ensuite déterminer dans quelles situations la décision d’intervenir sera opportune. Une telle analyse prudentielle, souligne justement A. Knüfer, requiert, d’une part, « une réflexion portant sur la nature et la fonction des principes » (p. 222) mobilisés, le libéralisme économique s’ordonnant avant tout à une logique de l’efficience et de la satisfaction tandis que le libéralisme politique vise à l’indépendance et au respect de l’individu [7] ; mais aussi « leur inscription dans un contexte historique particulier » (p. 222-3), qui va mobiliser tout autant des considérations d’ordre stratégique qu’une certaine philosophie du développement collectif de l’humanité. Cette double nécessité, montre A. Knüfer, était déjà parfaitement illustrée par la tension qui traverse l’œuvre de Benjamin Constant, adepte résolu du principe général de la non-intervention, mais qui, spectateur du combat des Grecs contre les Ottomans, y voit une lutte tout à la fois politique et religieuse qui engage l’avenir de l’Europe et qui exige donc des nations chrétiennes qu’elles s’y engagent.
Une casuistique
Ce dilemme - intervenir ou ne pas intervenir - Mill s’y confronte directement dans son essai casuistique de 1859, « Quelques mots sur la non-intervention ». Adoptant la non-ingérence comme position par défaut, il admet néanmoins un certain nombre d’exceptions. Comme les théoriciens du droit des gens, il reconnaît la légitimité des guerres défensives en réponse aux agressions extérieures. Il ménage aussi la possibilité d’une interférence afin de mettre un terme à une guerre civile qui conduirait à des « sévices répugnant à l’humanité » (p. 447), préfigurant ainsi la « responsabilité de protéger » [8] qui guide la logique contemporaine des interventions dites « humanitaires ». Mais sont aussi tolérées les entreprises coloniales des nations civilisées [9], à condition que leur conduite à l’égard des populations « barbares » s’accorde avec « les règles universelles de la moralité d’homme à homme », à l’instar de celle de l’Angleterre en Inde, Mill étant dans ce cas, affirme A. Knüfer, au mieux victime d’une « totale cécité […] par rapport à la violence de l’impérialisme anglais », au pire coupable d’« une volonté délibérée d’en donner une image fallacieuse » (p. 371).
Reste que la « barbarie » est une menace qui guette aussi les nations qui se croient civilisées, et qui justifierait intervention, comme Mill le préconise à l’encontre des États esclavagistes de la confédération américaine [10]. De la même manière, une « contre-intervention » visant à libérer « un peuple luttant contre un joug étranger ou contre une tyrannie autochtone soutenue par des armes étrangères » est « toujours juste, toujours morale, à défaut d’être toujours prudente » (p. 450-1).
La non-intervention, paradoxal outil d’émancipation
Pourtant, quand vient le temps de considérer le cas d’un « conflit [qui] oppose seulement le peuple à des dirigeants autochtones, et à la force autochtone que ces dirigeants peuvent enrôler pour leur défense », Mill estime que la « légitimité de l’intervention » n’est pas, « en règle générale » (p. 448), établie. Pourquoi ? Non pas par pacifisme de principe, puisque la « non-intervention » a bien pour condition d’effectivité la possibilité d’une « contre-intervention » tenant à distance les puissances étrangères.
Il ne s’agit donc pas de faire la guerre à la guerre. Si la non-ingérence est, dans ce cas précis, le principe pertinent, c’est parce que la lutte pour l’émancipation, et toutes les gradations dans le conflit qu’elle peut connaître, des moins violentes aux plus sanglantes, serait le processus au travers duquel se gagne « l’aptitude à la liberté » (p. 400), c’est-à-dire l’ensemble des dispositions intellectuelles, morales et affectives qui assureront la pérennité de la liberté dans un régime juste, soit, pour Mill, une démocratie représentative. C’est cette dimension agonistique de l’émancipation, et la nécessité pour un peuple y aspirant d’en faire l’expérience - si souvent tragique - par lui-même, qui expliquerait que, pour Mill, le « principe de non-intervention » doive être compris non pas comme une renonciation égoïste à aider les populations opprimées, mais bien à un encouragement à ce qu’elles se libèrent elles-mêmes.
Bien sûr, pour ceux qui ont en mémoire les guerres civiles du XXe siècle, comme la Guerre d’Espagne, la Guerre civile grecque ou la Guerre du Liban, le prix à payer semblera atrocement lourd. Mais les tentatives récentes d’interventions libératrices, en Libye ou en Syrie [11], et leurs résultats plus que mitigés, semblent bien montrer que la position de Mill, dont A. Knüfer explicite parfaitement la radicalité, a pour elle de nous rappeler que si l’on doit se méfier des « missionnaires armés », c’est non seulement parce que leurs motifs ne sont pas toujours purs, mais aussi, parce que, quand bien même le seraient-ils, l’autodétermination ne se délègue pas.
Recensé : Aurélie Knüfer, Intervention et libération d’Edmund Burke à John Stuart Mill, Paris, Classiques Garnier, coll. « les Anciens et les Modernes - Études de philosophie », 2017, 478 p., 58 €.