L’universalisme du modèle républicain français est au cœur des polémiques publiques autour de la question raciale. La recherche universitaire n’échappe pas à ces tensions et est également le champ d’intenses controverses.
Dossier / Polémiques et controverses autour de la question raciale
L’universalisme du modèle républicain français est au cœur des polémiques publiques autour de la question raciale. La recherche universitaire n’échappe pas à ces tensions et est également le champ d’intenses controverses.
La Vie des idées : Comment l’idéologie républicaine française influence-t-elle notre façon de penser la « question raciale » ? Se voit-elle mise à l’épreuve par cette dernière ?
Ary Gordien : Qu’on utilise le terme de « race » avec ou sans guillemets ou qu’on lui préfère celui d’ethnicité, parfois jugé plus acceptable, il existe une réticence en France à aborder ces thématiques au nom de l’universalisme des valeurs républicaines. Comme l’ont souligné les sociologues Alec Hargreaves et Didier Fassin, le débat a été longtemps posé en des termes biaisés, sous l’angle du défaut d’intégration/assimilation des immigrés [1]. La reconnaissance, dans les années 1990, des discriminations raciales vécues par des Français perçus comme étrangers ou d’origine étrangère a considérablement modifié la manière de considérer cette question. La politisation d’une « question noire », que reflètent les commémorations liées à l’esclavage et la création du Conseil Représentatif des Associations noires de France (CRAN) et les émeutes urbaines de 2005, ont ensuite mis en lumière l’existence d’une « question raciale » en France. On constate, au moins depuis les années 1980, et peut-être davantage encore depuis la vague d’attentats terroristes, une focalisation du débat sur l’islam et les musulmans, considérés comme l’incarnation d’une altérité menaçante. Parfois situés à la frontière du politique et de l’académique, de nouveaux mouvements antiracistes tels que le Parti des Indigènes de la République, Reprenons l’initiative et la Brigade Anti-Négrophobie ont été créés au cours de ces quinze dernières années afin de fonder un militantisme porté par des militants issus des minorités ethnoraciales et qui aspirent à représenter les populations principalement concernées par le racisme.
Les écrits, pour certains remobilisés aujourd’hui, d’Aimé Césaire, de Paulette Nardal, de Frantz Fanon, de Michel Leiris et de Colette Guillaumin révèlent que certaines des questions soulevées par ces mouvements ne sont pas tout à fait nouvelles. Toutefois, ils ont acquis en peu de temps une grande visibilité, car ils font échos aux quêtes de sens et aux aspirations d’une génération démographiquement plus importante de français.e.s issu.e.s des migrations postcoloniales. Les réactions politiques apportées par une partie de la classe politique à l’apparition de ces mouvements parfois très radicaux vont néanmoins dans le sens d’une réaffirmation encore plus forte de l’universalisme républicain en marquant de manière plus nette une volonté de ne pas aborder frontalement la « question raciale », en supprimant, par exemple, le mot race du préambule de la Constitution.
L’idéologie républicaine n’est pas plus menacée par cette conscience de plus en plus grande de l’existence d’une question raciale que par les formes d’inégalités bien réelles. Qu’elle devienne ou non l’objet de mobilisation politique, la diversité de couleur, d’origine et de religion est un fait indéniable, tout comme les formes de tensions et d’inégalités qui lui sont liées. Signataire d’une tribune dénonçant la place de plus en plus grande faite à la race dans le champ universitaire français, Dominique Schnapper expliquait pourtant dans sa définition de la nation que le sentiment national se nourrit d’allégeances infranationales (sentiments ethniques et communautaires) pour fonder une cohésion entre les citoyens [2]. Il est sans doute légitime de s’inquiéter des éventuelles dérives auxquelles pourraient conduire des crispations identitaires racialisées. Toutefois, il semble contradictoire de reconnaître, d’un côté, la plasticité de la conscience nationale et de condamner sans appel, de l’autre, des demandes pressantes de reconnaissance et d’égalité émanant d’une frange de cette communauté nationale qui se sent exclue. Tout se passe comme si, en critiquant la radicalité de certains mouvements contestataires, la tangibilité de la question raciale était, du même coup, niée. Il ne s’agit pas de prendre pour argent comptant et sans distance critique les discours militants. Le tournant racial en cours présente certainement des limites théoriques, morales et politiques. Cependant, que cela heurte ou contredise le mythe républicain universaliste ou non, les inégalités et tensions raciales existent bel et bien. Si certaines analyses et méthodes de lutte politiques sont jugées trop violentes, radicales et particularistes, il reste à suggérer des analyses et plans d’action alternatifs qui permettent en même temps d’interpréter les quêtes identitaires des minorités ethno-raciales et d’y répondre, tout en trouvant des solutions matérielles aux inégalités sociales et ethno-raciales.
Rachida Brahim : L’idéologie républicaine française nous a surtout poussés à faire de la question raciale un impensé. Le fait de se référer à la suprématie juridique de la norme constitutionnelle affirmant l’égalité de tous les citoyens « sans distinction d’origine, de race ou de religion » agit comme un voile qui empêche d’interroger la manière dont les catégories raciales ont continué à structurer l’ordre social en dépit du processus de décolonisation. Dans les faits, l’idéologie républicaine est mise à l’épreuve par les injustices provoquées par la question raciale. Durant les cinquante dernières années, différents mouvements ont protesté contre l’inégal accès aux droits, aux biens et aux services en dénonçant la manière dont le racisme imprégnait les différentes sphères du monde social. Je pense aux associations défendant le droit des étrangers comme la LDH, la Cimade ou le MRAP, mais aussi aux mobilisations conduites par les migrants et descendants de migrants eux-mêmes : le Mouvement des Travailleurs Arabes (MTA) dans les années 1970, ce qu’on a appelé le mouvement « beur » dans les années 1980, le Mouvement Immigration Banlieue (MIB) dans les années 1990 et l’ensemble des comités Vérité et Justice qui continuent à se créer dont le récent Comité Adama. On relève dans cet ensemble des actions concertées – du type grèves, manifestations, occupation de locaux, marches – ou des actions spontanées comme les émeutes qui ponctuent l’actualité depuis les années 1980. Fondamentalement, ce qui a été décrié par ces différents mouvements depuis plusieurs générations, c’est la production au sein des gouvernements successifs de lois particulières qui soumettent à un traitement discriminatoire des individus différenciés sur la base de critères ethniques. Y compris dans le cas des crimes racistes qui relèvent pourtant d’une violence interpersonnelle, il n’est pas d’exemple de manifestations qui aient uniquement été dirigées contre un meurtrier ou un individu raciste au sein de la société. Les gouvernements en place, en tant que détenteurs du pouvoir exécutif et garants du bon fonctionnement de la vie en société, ont régulièrement été considérés comme les responsables des violences vécues à l’échelle individuelle et ressenties à l’échelle collective.
Quant à la demande qui a été formulée au sein de ces mouvements, elle était et elle reste éperdument légitime et républicaine, puisqu’il s’agit seulement de voir appliquer le principe d’égalité propre au régime démocratique, et non, comme on l’entend parfois, de se voir accorder un traitement de faveur en vertu de sa position minoritaire. Nous pouvons indéfiniment détourner le regard mais cette demande confronte l’idéologie républicaine et cette mise à l’épreuve est une chance. Au sein de la République, les contradictions entre les valeurs prônées et leurs mises en application sont aussi anciennes que la République elle-même et l’autocritique dont ses membres ont su faire preuve est une dimension primordiale de sa généalogie et de ses progrès. Dans le cas qui nous intéresse, il me semble que l’enjeu est de taille. Ne pas penser pas la race, ne pas pouvoir la nommer, ne pas vouloir étudier ses leviers, ses contours et ses effets, c’est invisibiliser le mécanisme de subordination sous-jacent. C’est condamner les personnes prises dans cette catégorie à exister dans un espace qui confine à la folie, dans lequel d’autres peuvent leur expliquer qu’elles se trompent sur la violence qu’elles pensent subir tout en les maintenant dans l’ignorance de leur propre condition. Or, cet espace n’est pas sans répercussions collectives. La ségrégation causée par la persistance et la concentration des inégalités sape notre capacité à faire société et, plus largement, notre capacité à exister, de façon honorable et sensée, en tant qu’être à la fois individuel et collectif.
Gwénaële Calvès : Dans la littérature sur la « question raciale », la dénonciation de ce qu’on appelle péjorativement l’idéologie républicaine forme un passage obligé. Cette idéologie imposerait le silence sur la race (c’est le thème du tabou) et interdirait même d’admettre son existence (thème du déni). Elle s’inscrirait dans un système de croyances et de valeurs (distinction public/privé, définition politique de la citoyenneté, méritocratie, laïcité, assimilationnisme, universalisme) qui ferait écran à une juste perception de la réalité.
Le lien avec les progrès de la recherche ne m’est jamais apparu de manière parfaitement claire. Il s’agit parfois, pour certains chercheurs, de dénoncer le caractère « idéologique » de la recherche menée par d’autres chercheurs, soit parce qu’ils travaillent sur d’autres objets, soit parce qu’ils n’intègrent pas assez – ou pas du tout – la question de la « race » dans la construction de leur objet d’étude. La dénonciation vise parfois aussi l’État, qui refuserait les autorisations nécessaires pour mener des études qui supposent le traitement de données personnelles dites « sensibles », protégées notamment par le droit de l’Union européenne.
Au-delà de l’idéologie et de ses effets supposés – d’auto-censure ou de censure – sur le monde de la recherche, il me semble que ce sont aussi les idéaux, les principes et les règles de la République qui peuvent se trouver mis en cause. La critique traduit alors une volonté de promouvoir un autre modèle de société. Les chercheurs s’expriment ici en tant que citoyens, ce qui ne pose aucun problème de principe, mais ne confère pas d’autorité particulière à leurs propositions.
Nonna Mayer : Le modèle républicain français issu de la Révolution est égalitaire et universaliste. La citoyenneté transcende les appartenances de groupe et les particularismes. C’est ce que résume la formule célèbre du comte Stanislas de Clermont Tonnerre lors du débat sur l’émancipation des juifs à l’Assemblée nationale constituante, en 1789 : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus ». Ce modèle n’interdit pas de penser « la question raciale », mais il explique la mise en place d’un cadre législatif contraignant, et une certaine réticence à catégoriser la population selon des critères ethniques ou raciaux pré définis, contrairement à ce que font les Américains, les Canadiens ou les Anglais. Ainsi le recensement américain demande de choisir son « ethnicité » (Hispanique /Latino ou non) et sa « race », à partir de catégories hétérogènes mêlant origine géographique et couleur de peau (Blanc, Noir/Africain américain, Indien américain/Alaska, Asiatique, Îles du Pacifique/Hawaï, Autre). Le recensement britannique depuis 2001 demande également la religion. En France l’INSEE reconstruit les origines de manière indirecte, en panachant des questions sur le lieu de naissance et la nationalité, ainsi que la nationalité à la naissance pour les personnes qui ne sont pas nées françaises. Si l’introduction dans le recensement de questions sur le lieu de naissance des parents et leur nationalité antérieure (pour les non-Français de naissance) est en débat, interroger sur la religion, compte tenu des conséquences tragiques du recensement des Juifs, ordonné par le gouvernement de Vichy, est exclu.
Pour ce qui est des enquêtes, la loi Informatique et libertés modifiée en 2004 interdit de traiter des données personnelles faisant apparaître les origines ethniques et raciales (tout comme les orientations politiques, religieuses, syndicales, sexuelles, et relatives à la santé). Des dérogations légales sont toutefois accordées par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) sous certaines conditions (finalité de l’étude, consentement individuel, anonymat des données). Le Conseil constitutionnel interdit tout « référentiel ethno-racial » (sur le modèle des recensements américains ou britanniques), mais permet d’interroger les intéressés sur leur « ressenti d’appartenance ». Le sujet reste sensible comme le montre la virulence des débats autour des statistiques dites « ethniques ». Lors de la première enquête TeO (Trajectoires et Origines) menée par l’INED et l’INSEE en 2008 pour explorer les parcours des migrants et de leurs descendants, une question devait porter sur la manière dont la personne se voyait, notamment en termes de couleur de peau. Controversée, la question fut finalement retirée. Depuis une quinzaine d’années toutefois, dans la foulée des études dé-coloniales et des mobilisations de groupes s’estimant racialisés, des recherches se développent sur la condition noire et son symétrique, la « blanchité ». Les Baromètres du Défenseur des droits sur la perception des discriminations dans l’emploi sont passés outre, introduisant en 2016 deux questions sur la manière dont la personne se perçoit, et la manière dont elle pense être perçue (noire, blanche, maghrébine, asiatique, arabe, métisse, autre). Les résultats sont éclairants : la proportion de personnes disant être victimes de propos racistes au travail passant de 6% chez celles qui se disent perçues comme blanches, à 38% chez celles qui se disent perçues comme noires. Il est désormais possible en France de faire des enquêtes intégrant la « question raciale » et faisant apparaître les discriminations spécifiques liées à une couleur de peau « non blanche ».
Magali Bessone : Il faut d’abord préciser d’un mot en quoi consiste « l’idéologie républicaine française », ou du moins la manière dont je la comprends ici pour répondre à la question. Il me semble en effet qu’une des sources des polémiques opposant à l’heure actuelle la république ou le républicanisme à des ennemis souvent désignés par le terme de communautarisme, quand ce ne sont pas ceux de multiculturalisme ou post-colonialisme, en une construction caricaturale qui renvoie dos-à-dos des penseurs de l’universel à des penseurs « différentialistes » de la « question raciale », repose largement sur une compréhension superficielle du républicanisme, que ce soit pour l’encenser ou pour l’accuser.
Or il y a au moins deux manières de comprendre « l’idéologie républicaine française » : d’une part, en la renvoyant à un corpus identifiable d’auteurs ou de textes théoriques, à partir desquels on peut dégager un paradigme républicain construit en débat et en contexte, traduit dans un ensemble également identifiable de catégories constitutionnelles et juridiques, de lois, de politiques publiques, dont la connaissance et l’interprétation partagée fournissent la « culture publique » républicaine française. On peut alors s’interroger sur l’histoire, avec ses discontinuités, sur les sens et les usages de certains termes, qui fonctionnent aujourd’hui comme des mots-clefs ou des mots d’ordre du républicanisme : « universalisme abstrait », « égalité des chances », « liberté civique », « laïcité »… On peut observer comment ces idées sont traversées par des tensions historiques et sémantiques, quels systèmes de valeur elles portent, quels objectifs de transformation du monde social elles visent et comment elles puisent dans le passé la légitimation de la spécificité du modèle républicain français. Dans cette perspective, on lira avec intérêt Jean-Fabien Spitz, Le Moment républicain en France (Gallimard 2005° : l’idéologie républicaine française est loin d’être homogène et il y a place, au nom du républicanisme, pour une réflexion critique sur la manière dont les principes s’appliquent, se testent et se reformulent dans des pratiques plus ou moins émancipatrices et inclusives.
D’autre part, on peut étudier la visée performative actuelle de certains termes revendiqués par les partisans déclarés de la république ou par ceux qui estiment que le modèle républicain français, au mieux, est désormais obsolète, au pire, a d’emblée été constitué par une visée hégémonique dissimulant sous les atours de l’égalité universaliste la domination continue de certains groupes. Dans cette perspective, l’idéologie républicaine, ce que Cécile Laborde nomme le « républicanisme classique » [3], s’entend comme logique argumentative, susceptible d’être reconstituée aujourd’hui dans les débats qui accompagnent tel ou tel moment polémique où se nouent les enjeux de redéfinition et de délimitation de la république.
On a pu diagnostiquer l’un de ces moments au tournant des années 2000, dans une dynamique initiée par le bicentenaire de la Révolution coïncidant avec la première affaire du foulard en 1989, la commémoration de l’abolition de l’esclavage en 1998, le choc suscité par le premier tour des élections présidentielles de 2002, la première loi sur le foulard de 2004, enfin les « émeutes » de 2005. Comme l’a montré Mireille Eberhard [4], la référence à la « République » se met à fonctionner alors à la fois comme modèle national (la république, c’est la France) et comme incarnation dans sa réalité et dans ses principes de l’opposition même au racisme : il suffit de se dire républicain pour signifier son opposition au racisme, et par extension, à toute analyse des rapports sociaux en termes raciaux, soupçonnée de chercher à promouvoir ou réactualiser la « guerre des races ». La critique des points aveugles du républicanisme, ou du décalage entre la référence aux principes et les pratiques institutionnelles et sociales menées en France, insensibles aux effets de domination induits par l’aveuglement aux différences raciales, s’est vu alors taxer de menace contre la république, même lorsque ces études sont menées avec l’ambition de redonner à la république une signification plus hospitalière de la différence.
La Vie des idées : Les polémiques autour de la question raciale s’accompagnent souvent d’une dénonciation du caractère militant de certains chercheurs. Est-il possible d’appréhender ces questions de manière dépassionnée ?
Rachida Brahim : J’en doute. Révéler la ligne de la race, c’est aborder une question taboue et par conséquent entrer de plain-pied dans un débat passionné. La levée de boucliers est en soi fascinante, car ce qui se passe dans la sphère intellectuelle est une mise en abyme de ce qui se passe plus généralement au sein de la société. On pourrait remonter à la fondation de l’empire colonial pour énumérer le nombre de personnes qui, à chaque génération, ont dû répéter cette simple et même phrase disant qu’elles refusaient d’être violentées en raison de leur filiation, de leur seul nom ou de leur seule allure. Ces paroles ont à chaque reprise été réduites à l’état de bruit en raison du statut subalterne de ceux qui s’exprimaient. Considérer les travaux qui abordent la question raciale comme des travaux « militants » c’est avant tout vouloir disqualifier les résultats obtenus en les extrayant du champ scientifique pour les replacer au niveau de cette parole subalterne régulièrement rendue inaudible.
Le procédé est fallacieux à plusieurs titres. Premièrement, les thèses soutenues par les chercheurs qui s’intéressent à la question raciale ont rigoureusement été objectivées par des faits précis. Deuxièmement, aucune démonstration scientifique n’est mobilisée pour nuancer, compléter, voire contredire ces thèses. Enfin, les chercheurs en question insistent sur l’intersectionnalité des critères de classement. Loin d’ignorer la classe, ils la considèrent en étudiant ce que provoque par ailleurs le fait d’être ethniquement minorisé. Cette tentative de disqualification ressemble à s’y méprendre aux procès d’intention dirigés contre les femmes qui ont inauguré les études de genre quelques décennies auparavant. Les opposants à ces questions semblent surtout récuser des choix théoriques qui s’accordent difficilement avec une vision ethno et androcentrée du monde certes, mais qui n’enlèvent strictement rien à la rigueur scientifique. Nous sommes simplement en présence d’une lutte ordinaire pour la représentation du monde social. Le débat en soi porte précisément sur les critères qui fondent l’ordre social. Il montre que la politique de colorblindness qui caractérise certains pans des politiques publiques françaises est également présente dans la sphère intellectuelle. Dans ce cadre, elle s’exprime sous les traits d’une violence épistémique qui interdit de penser la question raciale pour s’en tenir aux analyses en termes de classes sociales encore perçue comme étant les seules garantes de l’objectivité scientifique. Parler de race, ça serait compromettre le champ scientifique et créer la catégorie que l’on cherche précisément à déconstruire.
Personnellement, je ne pense pas que la race soit un nouveau paradigme qui devrait désormais prévaloir dans la sphère scientifique, militante ou publique. Il me semble au contraire que c’est une très vieille affaire, régulièrement passée sous silence. C’est en continuant à la passer sous silence que nous nous compromettons et que nous nous exposons au risque de sa glorification et de sa tyrannie. Je crois qu’aborder méticuleusement cette question, c’est parer aux dérives extrémistes d’où qu’elles viennent, c’est se donner les moyens d’être à la hauteur des enjeux contemporains en répondant à l’ambition fondamentale des sciences sociales qui œuvrent à la fois pour comprendre et aider à comprendre. En l’occurrence, la race à l’échelle locale ou globale est un poison. Elle creuse les inégalités socio-économiques et provoque une souffrance psychique à laquelle il est indécent de rester aveugle tant pour la santé mentale des personnes concernées que pour l’équilibre de nos sociétés. À mon sens, il y a une urgence sociale qui perdure. Elle exige de remettre en cause la hiérarchie des savoirs et de déployer, en conscience et dans un effort extrêmement soutenu, les outils empiriques et épistémologiques qui permettent de penser le plus justement possible la question des inégalités.
Magali Bessone : La dénonciation du caractère militant des chercheurs n’est pas propre à la recherche sur les questions raciales : elle touche également ceux qui s’intéressent à la classe (voir les attaques récentes contre le livre de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Le Président des ultra-riches), au genre, à l’écologie, à la mémoire.
La polémique se nourrit en réalité de l’illusion selon laquelle la « recherche » pourrait être la production d’un sujet neutre, désincarné, décontextualisé, dont l’objet produit serait totalement détaché de ses conditions de production et de l’activité même du chercheur. Or on sait bien sûr qu’un chercheur n’est jamais neutre sur le plan social, moral et politique ; il faut plutôt se méfier de la neutralité affichée qui peut n’être qu’un registre rhétorique de dissimulation d’intérêts particuliers. Les épistémologies du positionnement nous ont mis en garde contre l’hégémonie d’un point de vue particulier érigé en point de vue universel, et ont suggéré que l’on doit toujours tenter de se rendre conscient, au moment de sa prise de parole, du fait que nous parlons toujours dans une langue et depuis un lieu (social et spatial) situé.
Tout l’enjeu consiste à tenter de produire de la connaissance (et pas simplement des discours qui relèvent de l’opinion ou de la croyance), grâce à une méthodologie rigoureuse qui est celle de la discipline scientifique en jeu (terrain, archives, protocoles expérimentaux, analyse discursive), tout en ayant la pleine conscience que cette connaissance est socialement et politiquement située et que la prise de conscience de certains problèmes a souvent pour origine ceux qui font l’expérience de ces problèmes. La connaissance provient de l’expérience militante, mais elle n’en dérive pas tout entière.
La position du chercheur n’est pas simple : il lui faut à la fois éviter de disqualifier les ressources cognitives (concepts, arguments) produites par les militants (en l’occurrence des mouvements anti-racistes et décoloniaux), et éviter de s’emparer de la parole au nom d’une position d’autorité épistémique (comme si le chercheur pillait les ressources militantes en vue de sa propre promotion intellectuelle). Le philosophe José Medina parle de « friction épistémique » : il s’agit de parler avec les militants, pas à leur place ou en leur nom, en tenant compte du lieu d’où l’on parle – des positions sociales occupées et du fait que les pratiques de production de savoir sont dépendantes de l’histoire, du contexte, de la réalité des groupes de pouvoir et de domination : « se forcer à exercer la critique sur soi-même, comparer et contraster ses propres croyances, prendre au sérieux les demandes de justification, reconnaître les sauts cognitifs, etc. » [5]. Mais le chercheur doit toujours avoir la conscience de sa responsabilité à produire de la connaissance et du fait qu’on peut lui demander des comptes pour ses paroles : nous savons que la critique argumentée, l’interrogation sur les normes et les valeurs de notre discours, fait partie de l’ethos ordinaire de la recherche. La dénonciation du caractère militant du discours produit, lorsqu’elle fonctionne comme fin de non-recevoir, va à l’encontre des exigences du métier de chercheur.
Gwénaële Calvès : La plupart des chercheurs qui travaillent sur la « question raciale » inscrivent ouvertement leurs travaux dans une démarche militante de « soutien des luttes ». Il n’y a rien là de nouveau ni d’illégitime. Mais la figure du chercheur engagé suscite, en l’occurrence, des polémiques virulentes qui sont à la fois internes au monde de la recherche et formatées pour une audience plus large, au risque – hélas – d’un simplisme et d’une brutalité accrus.
Il me semble qu’un premier ensemble de critiques porte sur le fond même de thèses considérées comme différentialistes et racialistes, c’est-à-dire racistes, dans la variante soft du terme. On leur oppose une autre vision de l’humanité, et de la liberté, qui parie sur l’égale vocation de tout homme à s’émanciper des déterminismes sociaux, culturels, religieux, etc.
Dans d’autres cas, ce sont les effets politiques et sociaux de la « recherche raciale engagée » qui sont jugés délétères. L’accusation vise, plus particulièrement, les compagnons de route de groupuscules « décoloniaux » – les Indigènes de la République, par exemple – adeptes de l’assignation raciale systématique et promoteurs d’identités collectives explicitement soudées par la haine de la République.
Une dernière série de conflits met aux prises deux conceptions de la recherche. Beaucoup croient encore (j’en fais partie) que les pratiques des chercheurs doivent être normées par un idéal d’objectivité et d’impartialité, qu’il est possible – et souhaitable – d’essayer de dissocier un jugement de fait d’un jugement de valeur, et que le travail critique s’inscrit dans un registre radicalement distinct de celui de la dénonciation ou de la propagande. D’autres ne partagent pas cet idéal, qu’ils analysent comme « une posture de surplomb constitutive de la blanchité » et qu’ils proposent d’abolir, au profit d’une « épistémologie du point de vue [qui conduirait] à repenser ce qu’est l’objectivité ».
Je vois mal, dans ces conditions, comment nous pourrions sortir de l’impasse dans laquelle nous nous sommes engagés.
Nonna Mayer : La dénonciation du caractère idéologique des sciences sociales est récurrente, surtout sur des sujets sensibles comme le terrorisme, l’immigration, l’islam ou le genre. La critique peut venir des acteurs étudiés, mécontents de l’image que les sociologues donnent d’eux. Elle peut venir de la classe politique, comme Manuel Valls alors Premier ministre accusant les sciences sociales, après les attentats de 2015, de cautionner le terrorisme : « Car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser » (janvier 2016). Le champ universitaire lui-même est traversé de clivages et de luttes de pouvoir (voir la charge des sociologues Gérald Bronner et Étienne Géhin [6] contre la sociologie critique inspirée de Pierre Bourdieu). C’est particulièrement le cas quand de nouvelles problématiques tentent de s’imposer, bousculant les paradigmes dominants et les positions acquises. À cet égard le parallèle entre les études sur le genre et sur la race est éclairant. Dans les deux cas, les recherches universitaires prolongent des mouvements sociaux, qu’il s’agisse de revendications féministes ou de celles d’une nouvelle génération de collectifs antiracistes portant la parole des « racisés », s’estimant non représentés par les organisations généralistes. Dans les deux cas, les nouveaux paradigmes ont un côté subversif, appelant à changer de regard sur les rapports sociaux et sur la manière de les penser. Et ces travaux rencontrent des obstacles similaires : suspicion de visée plus militante que scientifique, méfiance à l’égard de concepts (genre, blanchité) venus des États-Unis, rigidité des frontières disciplinaires, poids du modèle universaliste républicain, réticences de sociologues influencés par le marxisme, voyant dans la race, après le genre, une machine de guerre qui remettrait en cause le rôle prédominant de la classe sociale.
La frontière entre science et politique n’est au demeurant pas toujours évidente. La tenue de camps d’été « décoloniaux » et d’ateliers de réflexion non mixtes (réservés aux non-Blancs) à l’Université, fait polémique. À ceux qui y voient un moyen pour des groupes dominés de parler plus librement, mis en pratique déjà par les féministes dans les années 1970, répondent ceux qui y voient une pratique « raciste », divisant au lieu de favoriser les luttes communes, voire « inconstitutionnelle » pour le ministre de l’Éducation nationale Michel Blanquer. Aborder sans passion le retour de la « question raciale », le concept de « blanchité » ou de « racisme d’État » prendra donc du temps
Ary Gordien : Affirmer que la France est une république universaliste qui n’établit aucune distinction entre ses citoyens relève d’un discours aussi idéologique que des dénonciations excessives et infondées du racisme. Il est difficile, voire impossible d’aborder la racialisation des rapports sociaux sans toucher au domaine du politique, car, en dernière analyse, c’est de rapports de domination qu’il est question. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’UNESCO commandite différentes analyses et études empiriques sur la race, c’est dans l’espoir d’éradiquer le racisme. François Cusset analyse la manière dont, dans les années 1960-1970, sur les campus états-uniens, le militantisme africain-américain tout comme les mouvements féministes et homosexuels ont renouvelé le champ universitaire [7]. De nouvelles disciplines visant explicitement à réhabiliter des identités minoritaires ont alors pris naissance. Insistant sur le lien consubstantiel entre pouvoir et savoir, ces mouvements mobilisaient pêle-mêle comme arme idéologique une diversité de notions forgées par des philosophes français (French theorists). Ainsi réinterprétées, ces notions servaient à « déconstruire » le racisme et l’hétérosexisme. Pour l’anthropologue Melford Spiro, un paradigme postmoderniste s’est ensuite imposé dans les départements de sciences sociales anglo-américains dans les années 1980 et 1990 [8]. Estimant que la subjectivité ne constitue pas un obstacle infranchissable, Spiro reproche à cette école de pensée de mettre à sac le raisonnement scientifique en redéfinissant l’objectivité comme la subjectivité de l’homme blanc hétérosexuel. Pour Spiro, cette « dérive » postmoderniste définit les sciences humaines comme un devoir moral et politique de faire entendre la voix des subalternes au détriment de la rigueur scientifique, ce qui conduit à un brouillage des frontières entre opinion et recherche.
Ces débats rappellent le climat actuel en France. Le militantisme de gauche et l’antiracisme ont donné une grande visibilité à des questions qui n’ont rien de très nouveau, mais qui entraient jusque-là peu en résonance avec les débats politiques. Au-delà des cercles politiques et académiques positionnés à droite de l’échiquier politique, cette évolution divise également à gauche. L’accent qui est mis notamment sur la race est perçu comme une menace pour les universalismes républicains et communistes. Dans la presse et dans le milieu universitaire français, la dénonciation des « islamo-gauchistes », « identitaires » et autres « décoloniaux » amalgame volontiers tout chercheur qui aborde la race, le genre et la sexualité, en lien plus ou moins évident avec la classe. En tant qu’étudiant et que doctorant, j’ai, à titre personnel, très fortement ressenti la suspicion que mes sujets de recherche faisaient naître chez certains enseignants chercheurs. Il m’a par exemple été conseillé d’ « habiller mon sujet » si, à l’avenir, je souhaitais poursuivre ma recherche sur les minorités sexuelles noires antillaises ou encore de ne pas utiliser l’adjectif « post(-)colonial » dans mon projet de thèse… sur la Guadeloupe. Au sujet de ce même travail doctoral, bien que la domination économique des dits Békés fût l’un des points centraux de la crise sociale qui avait paralysé les Antilles en 2009, certains de mes pairs me reprochaient d’utiliser la notion de race et ce même lorsque je leur en rappelais la définition socio-anthropologique. Ces critiques étaient souvent peu étayées scientifiquement et révélaient plutôt, à mon sens, le trouble que ces objets de recherche instillaient chez mes interlocuteurs.
Cela étant dit, dans d’autres cercles universitaires, j’étais confronté à une injonction à se positionner comme porte-parole ou allié des subalternes. Sans qu’une école ou qu’un maître à penser soient clairement identifiables, une grille analytique manichéenne et rigide, distinguant assez nettement dominants et dominés, semblait prévaloir. Lorsque, dans le cadre d’un séminaire de doctorants, je me questionnais sur la possibilité et la pertinence de qualifier de racistes les formes de vexations et de violences symboliques et physiques que certains Afro-Guadeloupéens, parfois issus des classes moyennes, avaient pu faire subir aux descendants des travailleurs indiens arrivés après l’abolition de l’esclavage, mon intervention était immédiatement perçue comme politiquement suspecte. À cette occasion, il m’a même été confié que, si je n’avais pas été noir, mon propos aurait beaucoup plus dérangé.
J’estime à titre personnel que refuser, dans un sens ou dans l’autre, de prendre en compte des phénomènes sociaux et culturels pour des raisons idéologiques est injustifiable. Il ne s’agit bien sûr pas pour autant de considérer qu’il existe une connaissance pure, détachée de tout enjeu politique et de la subjectivité du chercheur. Toutefois, l’opinion politique et l’adhésion à une école de pensée ne justifient ni la censure ni l’autocensure. Il existe à mon sens un principe de réalité qui nous oblige à tout analyser à l’aide des outils qui nous semblent les mieux adaptés. Je considère qu’une introspection et une analyse réflexive continues devraient être systématiquement employées afin de tâcher d’identifier au moins en partie ce que chercheuses et chercheurs peuvent être tenté.e.s de mettre inconsciemment de côté pour des raisons inavouées qui concernent à la fois leur histoire personnelle et leur engagement militant.
Cela étant, à mon avis, le militantisme et la recherche peuvent se nourrir mutuellement lorsqu’ils sont distingués et réarticulés à des moments opportuns. Jusque-là, en me distançant de mes objets d’étude tout en réfléchissant de manière approfondie avec des collègues sur ma position sociale et les motifs individuels plus ou moins conscients qui ont pu me pousser à m’intéresser à la question raciale, je suis parvenu à me pencher sur des thématiques très controversées. En Guadeloupe, il s’agit par exemple de l’héritage de l’idéologie d’extrême droite dans certains milieux blancs créoles, de l’animosité qu’expriment parfois des personnes issues de la majorité noire vis-à-vis des minorités blanches et indiennes. En France hexagonale, j’essaie en ce moment de réfléchir à l’usage de la non-mixité raciale dans certains mouvements antiracistes et plus largement aux conflits opposant les différents courants antiracistes. S’assurer, quelles que soient ses positions politiques, de rendre compte et d’analyser les actions, discours et motivations des groupes et des sujets permet de mieux saisir les logiques aussi bien sous-jacentes que macro-sociologiques des phénomènes étudiés. Au-delà de la sphère universitaire, cette explicitation des enjeux me semble par ailleurs être le préalable indispensable d’un passage à l’action politique, quelle que soit la voie choisie.
par & , le 18 juin 2019
Juliette Galonnier & Jules Naudet, « L’idéologie républicaine et les limites de la neutralité scientifique. Entretiens croisés, 3e partie », La Vie des idées , 18 juin 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-ideologie-republicaine-et-les-limites-de-la-neutralite-scientifique
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[1] Alec G. Hargreaves, 2007, Multi-Ethnic France : Immigration, Politics, Culture and Society, Londres : Routledge ; Didier Fassin, 2002, « L’intervention française de la discrimination », Revue française de science politique, vol. 52, n°4, p. 403 23.
[2] Dominique Schnapper, 2003, La communauté des citoyens : sur l’idée moderne de nation, Folio Essais.
[3] Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains !, Seuil, 2010.
[4] Mireille Eberhard, « L’idée républicaine de la discrimination raciste en France », thèse de doctorat en sciences sociales, Univ. Paris 7, 2006.
[5] José Medina, The Epistemology of Resistance, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 50.
[6] Le danger sociologique, Puf, 2017.
[7] François Cusset, 2005, French theory : Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, La Découverte.
[8] Melford E. Spiro, 1996, « Postmodernist Anthropology, Subjectivity, and Science : A Modernist Critique Comparative Studies », Comparative Studies in Society and History, vol. 38, n°4, p. 759-780.