Au début des années 1980, Luc Boltanski suggère à Louis Pinto de choisir un objet « un peu sale, un peu bizarre » : c’est ainsi que Louis Pinto entreprend son travail sur les associations de consommateurs. Dans L’invention du consommateur, Louis Pinto reprend ses différents travaux sur la consommation [1] exposant le fil qui les relie et y ajoute un chapitre sur la critique de la société de consommation. Le livre s’appuie donc sur des recherches empiriques variées : enquête par entretiens auprès de militants d’associations consuméristes, analyse de la revue Que choisir, étude du droit de la consommation, observation de la mission ministérielle sur la consommation, analyse d’un corpus de textes critiques sur la société de consommation, étude de manuels du vendeur.
Quel point commun entre ces approches et ces matériaux sociologiques si différents ? Ce sont autant de manières d’instituer le consommateur comme agent économique central dans les économies de marché et donc de contribuer à une représentation libérale de la société, idéologique mais dépolitisée. Trois éléments ont contribué à « l’invention du consommateur » : le développement de théories critiques de la société de consommation, le mouvement consumériste et l’émergence du droit de la consommation.
La société de consommation, institutionnalisation de l’individu consommateur
Dans un contexte de forte croissance économique, émergent dans les années 1960 et 1970 des théories sociales critiques qui interrogent l’idéal de bien-être par la consommation, dénoncent les absurdités du système économique ou encore les illusions d’un choix individuel qui ne serait que le reflet d’une manipulation venant des producteurs. C’est la thèse défendue par Galbraith dans L’Ère de l’opulence (1961) qui montre que le capitalisme reste dominé par la production et que la consommation n’est qu’une demande correspondant aux biens produits, suscitée par la publicité. S’exerce une forme de Persuasion clandestine, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Vance Packard (1957) qui dénonce les gaspillages imposés, le conformisme social associé à la consommation et la publicité envahissante. Des philosophes livrent aussi une analyse sur les illusions du bonheur consumériste. Après Bergson qui, dès 1932, dépréciait le « souci de confort et de luxe devenu préoccupation principale de l’humanité » (cité p. 45), Arendt distingue le bon usage des choses (« ce dont on se sert ») de la consommation qui rend « incapable d’en tirer de vraies jouissances » (cité p. 49) et annonce à regret « le spectre d’une vraie société de consommateurs » (p. 48).
En France, à partir de la fin des années 1950, la critique de la consommation prend forme autour de trois pôles : les penseurs de l’aliénation, les analystes centrés sur le devenir de la classe ouvrière, les « herméneutes de la quotidienneté » (p. 68). Parmi les premiers, on compte des philosophes (Lefort, Lyotard, Goldman, Naville, Gorz, etc.), lecteurs attentifs des Manuscrits de 1844 de Marx, qui transposent la notion d’aliénation à la sphère de la consommation. L’aliénation n’est plus dépossession du fruit de son travail mais dépossession de son propre désir. Cette illusion aliénante touche en premier lieu l’ouvrier de l’abondance – curieusement, note ironiquement Louis Pinto, « les intellectuels ne semblaient pas concernés » (p. 63). L’abandon aux plaisirs de la consommation ferait le malheur de cette nouvelle classe ouvrière à l’instar de Martine, jeune héroïne de Roses à crédit (1959) d’Elsa Triolet : son goût des salles à manger-cosy et ses « j’aurai un matelas à ressorts ! » [2] la perdront. Enfin, les penseurs du quotidien, parmi lesquels Lefebvre, Barthes, Baudrillard ou Debord, reprennent à leur compte l’aliénation par la consommation en y ajoutant « une sorte de phénoménologie spontanée des choses » (p. 75) qui fait de la consommation un échange de signes. Ainsi la valeur d’usage des biens devient, selon Baudrillard, secondaire quand la valeur symbolique est centrale. L’automobile, la « déesse » des Mythologies [3] de Barthes, en est l’incarnation.
Ce mouvement critique se retrouve dans les slogans de Mai 1968 : « Consommez plus, vous vivrez moins » (p. 80). Il gagne ensuite des cercles intellectuels plus larges, les chrétiens de gauche comme des économistes critiques, qui alimentent la critique de la « société de consommation », société d’abondance dans laquelle les besoins sont sans cesse accrus et renouvelés par les producteurs. Le consommateur devient alors le personnage social représentatif, aux aspirations insatiables, aveugles (quand la quête individualiste du plaisir empêche toute préoccupation pour l’intérêt général) et illusoires (ce sont des images qu’il désire). Pour autant, ses préférences et ses pratiques ne sont jamais étudiées empiriquement et ce point de vue critique reste surplombant, reflétant, selon l’auteur, une forme de mépris de classe qui fait de l’intellectuel le seul qui semble échapper à « l’envoûtement » de la consommation. Ces théories critiques évoquent un consommateur nouveau, supposé typique de la société de consommation, peu situé socialement, en négligeant par exemple les différences liées à la position sociale. Le consommateur devient une fiction théorique qui nourrit une autre abstraction, celle d’une société qui s’appuie sur les comportements individuels. Tel est, selon Louis Pinto, le paradoxe de cette critique de la société de consommation, qui s’imaginait plus révolutionnaire dans son projet.
Les ambivalences du mouvement des consommateurs
Après 1968, la contestation de la consommation trouve dans les associations consuméristes un terrain d’action. La défense du consommateur est d’emblée ambiguë dans ses objectifs, entre une contestation de l’ordre social et une volonté de défendre les intérêts du consommateur. La ligne éditoriale de Que choisir en est le reflet. Au début des années 1970, le journal, militant et engagé, se veut un contre-pouvoir qui révèle scandales et collusions entre grands groupes et État. La critique est globale et relie la consommation à des questions collectives comme l’environnement, la santé, la sécurité, la répartition ou la conception même de la richesse, jusqu’à affirmer : « notre société n’est pas celle des consommateurs » (1974, p. 101). La ligne évolue, à la fin des années 1970, dans un contexte politique d’affirmation du libéralisme économique, devenant plus technique et moins militante, s’orientant vers le conseil avisé au consommateur.
Les associations consuméristes, d’inspiration syndicale, familiale, ouvrière ou coopérative contribuent également à la construction de la figure sociale du consommateur. Louis Pinto en analyse deux, l’Union Fédérale des Consommateurs (UFC) et la Confédération Syndicale du Cadre de Vie (CSCV) à travers une enquête empirique par entretiens réalisée en deux vagues (1984-1987 et 1995-1996). Les militants de l’UFC, majoritairement orientés à gauche, restent néanmoins très distants vis-à-vis de l’engagement politique. Le consumérisme se veut mode d’action ciblé et pragmatique. Cette tendance est encore plus marquée chez les militants de la CSCV, des femmes en majorité, réticentes envers « le côté politique » de l’engagement et préférant s’orienter vers des actions locales, de quartier ou concernant la vie quotidienne. Ainsi, si certains militants ont une appartenance partisane passée ou un langage très politique, ce n’est pas le cas de la majorité qui consacre la défense du consommateur comme tentative de structurer, et de rééquilibrer en leur faveur un versant du marché, celui de la demande.
Les mouvements consuméristes contribuent donc à instituer dans l’espace public la catégorie de consommateur. De l’individu contestataire de l’ordre établi, le consommateur devient un individu vigilant qu’il faudrait éclairer dans ses choix, sur la qualité des produits et sur ses droits individuels. D’une vision politisée, le consommateur aliéné, on passe à une vision dépolitisée, le consommateur vigilant dont il faut améliorer la clairvoyance et accroître les possibilités de choix. Cette figure du consommateur vigilant n’est jamais très loin d’un discours plus critique mais elle est ambivalente car elle permet aussi de neutraliser la portée radicale des critiques en les inscrivant dans le répertoire des conduites individuelles. D’un côté, les scandales dénoncés ont un impact médiatique, parfois législatif et jouent comme contre-pouvoir, de l’autre, la défense du consommateur renvoie à une logique individualiste.
La construction juridique et politique du consommateur
Parallèlement à l’essor de la presse et des associations consuméristes, la consommation s’institutionnalise : création d’un Bureau de la consommation au sein du Ministère de l’économie nationale en 1945, du Comité National de la Consommation en 1960, de l’Institut National de la Consommation (INC) en 1966, d’un Secrétariat d’État à la consommation en 1976 et enfin du Ministère de la consommation en 1981 (avant retour à un Secrétariat d’État en 1983). L’auteur a conduit une enquête par observation au sein de la « Mission » pour la consommation entre 1983 et 1986. La consommation devient un label public sans que le champ politique correspondant soit clairement identifié : les politiques visent surtout à favoriser l’expression des représentants de consommateurs et font émerger une législation de la consommation.
À partir du début des années 1980, le droit du consommateur se développe, pour venir encadrer le marché en visant information et protection du consommateur. Il conforte ainsi une vision du monde social fondée sur les décisions du consommateur. Il n’entrave nullement le fonctionnement du marché mais garantit plutôt les conditions d’une concurrence « libre et non faussée » : protection vis-à-vis de situations de vente forcée (contre l’hypothèse de libre entrée sur le marché), information sur les qualités du bien (transparence du marché), encadrement du crédit (contre l’abus de pouvoir du vendeur sur le consommateur). Cet encadrement législatif est évidemment limité. Trop encadrer, ce serait limiter la liberté du consommateur. Pas question par exemple d’autoriser le crédit selon le type de biens, biens de luxe ou biens fondamentaux (logement, santé, transports) comme le proposait le député Louis Darinot, qui tentait de lier politique sociale du crédit et défense des consommateurs de milieu populaire (1977, p. 228).
Louis Pinto achève son ouvrage en s’intéressant au pendant du consommateur, le vendeur, à travers les manuels de vente, reflet d’une « civilité marchande ». Le vendeur est invité à la retenue envers le client et au refoulement de son intérêt commercial. Bien que, dans la représentation libérale, l’avantage à l’échange soit mutuel, les manuels incitent le vendeur à euphémiser l’expression de son intérêt laissant soupçonner que les avantages ne seraient pas tout à fait équivalents de part et d’autre, et que le consommateur pourrait voir sa décision d’achat un peu forcée. Cette professionnalisation de la vente contribue à policer un marché concret où se rencontrent consommateurs et offreurs.
La consommation : choix collectif ou choix du consommateur ?
Le point commun entre ces trois éclairages est de placer au cœur de la réflexion le choix du consommateur et de contribuer à légitimer et à instituer une forme de société. Ainsi, le consommateur aliéné est-il celui qui, dépossédé de son désir, ne peut exprimer ses choix authentiques : le libérer de la manipulation dont il fait l’objet c’est lui permettre d’exprimer ses propres choix. De même, le mouvement consumériste vise à défendre la possibilité d’un choix éclairé tout comme le droit du consommateur qui veut protéger ce dernier d’un pouvoir excessif. Ces représentations nourrissent donc l’émergence, dans l’espace public et politique, d’un idéal de société libérale dans lequel l’économie repose sur les décisions individuelles, à commencer par les décisions de consommation.
On ne peut cependant réduire les théories critiques à leurs faiblesses, que le livre recense avec justesse : figure abstraite du consommateur, absence d’études empiriques, domination de classe et relégation au second plan des inégalités persistantes. Pour leur rendre justice, il faudrait aussi souligner qu’elles mettent en évidence la dimension politique de la consommation. Consommation qui peut prendre une dimension collective quand Que Choisir invite à privilégier l’usage sur la possession et à promouvoir les « buanderies communes » (p. 101) ou directement publique et politique quand l’absence de choix du consommateur est aussi décision politique (l’avènement de l’automobile a aussi signifié fermeture de lignes ferroviaires). Questionner les besoins ne peut être réduit à la simple position surplombante d’intellectuels : il s’agit bien de penser la consommation comme une question politique, objet de débats, qu’il s’agisse de la détermination des besoins prioritaires ou de la manière de les satisfaire.
Enfin, le livre gagnerait sans doute à voir exposés plus précisément les liens entre le triomphe de la « doxa économique néo-libérale » (p. 108), le primat des politiques économiques libérales et l’invention du consommateur. Quel est l’ensemble des éléments politiques, historiques, théoriques et idéologiques qui ont conduit au triomphe du libéralisme comme forme de représentation du monde et principe d’orientation des politiques économiques ? Il pourrait alors être utile de faire un détour par les théories économiques qui font triompher le modèle néo-classique, fondé sur les comportements microéconomiques des consommateurs et producteurs, au détriment des représentations classiques, néo-marxistes ou postkeynésiennes, marginalisées.
C’est ainsi que le consommateur s’est imposé comme figure de l’individu économique, en même temps que progressait le libéralisme économique. En ce sens, parler de société de consommateurs, c’est faire de la consommation une question individuelle. Aujourd’hui, la question écologique pourrait venir repolitiser la consommation alors que les urgences écologiques font douter de la pertinence d’une consommation laissée aux seuls choix individuels.
Louis Pinto, L’invention du consommateur, Puf, Le lien social, 2018. 300 p., 25 €.