Recherche

Recension Philosophie

L’homme de Nicolas de Cues

A propos de : F. Vengeon, Nicolas de Cues : Le monde humain, Métaphysique de l’infini et anthropologie, Jérôme Millon


par Jean-Marie Nicolle , le 10 mai 2012


Télécharger l'article : PDF

Entre une métaphysique chrétienne et une pensée de l’homme producteur de son propre monde, la philosophie de Nicolas de Cues marque la transition vers la modernité : ce que montre l’étude que Frédéric Vengeon consacre à l’anthropologie du Cusain.

Recensé : Frédéric Vengeon, Nicolas de Cues : Le monde humain, Métaphysique de l’infini et anthropologie, Grenoble, éditions Jérôme Millon, coll. Krisis, 2011, 261 p., 25 €.

Comment un humaniste du XXIe siècle peut-il comprendre ceux que nous appelons « les humanistes de la Renaissance », sans projeter sur eux nos catégories mentales ? Nous sommes à la croisée de deux anthropocentrismes : celui de ces européens des XIVe et XVe siècles qui ont décidé de décentrer le monde de Dieu vers l’homme ; celui des lecteurs actuels qui les voient comme des précurseurs de leurs propres préoccupations. C’est à cette difficulté de lecture que Frédéric Vengeon s’est confronté pour rendre compte de la philosophie de Nicolas de Cues (1401—1464), qui a fait l’objet, depuis quelques années, de nombreuses traductions en France, avec des divergences significatives.

Une lecture choisie de Nicolas de Cues

Pour lire une œuvre foisonnante, bien plus souvent commentée par les théologiens que par les philosophes, Frédéric Vengeon a choisi une perspective précise et rarement adoptée, celle qui porte sur l’anthropologie de Nicolas de Cues.

L’auteur cherche à se démarquer de l’interprétation néokantienne que Ernst Cassirer a donnée dans Individu et Cosmos en 1927. Selon Cassirer, Nicolas de Cues inaugurerait la modernité en cherchant des lois universelles de la nature et en développant une pensée autonome vis-à-vis de la métaphysique. Il ferait de l’esprit humain une activité législatrice autonome. Frédéric Vengeon rectifie cette interprétation en montrant que, chez le Cusain, l’instrument de connaissance de la nature est la proportion et non la loi, et que son affirmation de l’esprit est inséparable d’une métaphysique de l’infini. Autrement dit, Cassirer va trop vite en extrayant le Cusain du Moyen Âge ; certes, il rompt en partie avec les catégories de la scolastique, mais il n’est pas encore un moderne.

Tout éclairage étant d’abord le rejet dans l’ombre des autres perspectives, F. Vengeon met au second plan l’approche historique, aussi bien la recherche des sources du Cusain que celle de sa postérité. Il évite d’égrener la litanie des théologiens et mystiques dont il connaissait parfaitement les textes (Augustin, Érigène, Denys l’Aréopagite, Anselme, Thierry de Chartres, Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Bonaventure, Maître Eckhart, etc.), pour n’y faire que quelques renvois discrets. Il laisse de côté les sermons, les textes juridiques, pour n’étudier que le corpus philosophique.

Il préfère mettre en valeur quatre composantes du contexte biographique qui lui semblent déterminantes dans les orientations du Cusain : l’influence néoplatonicienne, l’appartenance à la hiérarchie catholique, la chute de Constantinople et l’essor intellectuel de Florence. La convergence de ces quatre lignes aurait poussé Nicolas de Cues à voir en l’homme un sujet qui construit son monde grâce à la puissance de son esprit, les mathématiques jouant à son époque le rôle qu’avait auparavant joué la logique aristotélicienne en tant que principal opérateur des différentes sciences. Tout en suivant approximativement le plan de la Docte Ignorance (1440) qui est l’exposé le plus systématique de sa pensée (1 — Dieu ; 2 — Le monde ; 3 — L’homme), Frédéric Vengeon reconstitue par touches successives l’anthropologie cusaine. Il procède suivant la méthode de la dispute : chaque section commence par un problème opposant deux thèses contradictoires ; puis suivent les éléments de réponse des deux côtés, avec citations à l’appui et commentaire explicatif de ces citations. Enfin, il expose la solution apportée par Nicolas de Cues comme un dépassement original, avec parfois un rebondissement du débat. Cette méthode très efficace donne au livre une tension qui en rend la lecture passionnante. Les très nombreuses citations — parfois un peu longues — donnent un accès aux plus belles pages du Cusain ; leur recueil constituerait une excellente sélection pour un ouvrage d’initiation.

L’anthropologie du Cusain

Frédéric Vengeon expose l’anthropologie de Nicolas de Cues sur la base d’une conception de l’homme en tant que puissance productive. L’homme est avant tout un acteur dans son monde, et un acteur de lui-même. Le problème à résoudre est le suivant : l’homme est un second Dieu doté d’une puissance libre ; cependant Dieu est une puissance infinie ; alors, comment concilier ces deux puissances qui ne sauraient être en rivalité ? D’une part, l’homme est un être autonome, capable de produire son propre monde ; il est même le dieu de son propre monde. D’autre part, Dieu enveloppe tout et se développe dans toutes ses créatures. « Les passages de Dieu à l’univers, puis de l’univers aux créatures doivent se comprendre comme des processus dynamiques d’enveloppements et de développements d’un même Être fondamental. » (p. 72) Comment tenir ensemble les deux centrements effectués par l’homme, sur Dieu et sur lui-même ?

La solution passe par une théorie de l’esprit (ou de la pensée, mens). L’homme est un être composé d’un esprit et d’un corps ; c’est un être mixte et du milieu. Le petit traité du Cusain intitulé De mente (1450) peut être considéré comme l’exposé de sa théorie de la connaissance. Il montre les principales capacités et opérations de l’esprit humain : mesure des choses, production de notions mathématiques, établissement de proportions, assimilation aux objets connus ; la mens fait de l’homme une image de Dieu, ou, plus précisément, une image de la puissance créatrice de Dieu.

Par de nombreux exemples empruntés aux activités humaines (creusement d’une cuiller en bois, frappe de monnaie, peinture d’un tableau, invention d’un jeu, etc.), Nicolas de Cues souligne le rôle essentiel de la technique, au sens de production manuelle éclairée par la pensée, dans l’existence humaine. L’homme est même, en tant qu’être libre, le producteur de sa propre vie. Mais n’allons pas y voir une anthropologie existentialiste : celui qui réalise parfaitement l’essence humaine en concentrant en lui l’humanité et la divinité, c’est le Christ. L’anthropologie du Cusain est justifiée par sa christologie.

Il en résulte plusieurs conséquences tout à fait instructives. Nicolas de Cues observe que l’homme ne peut juger qu’humainement, à savoir de l’intérieur de sa nature, sans avoir accès au regard de Dieu caché derrière le mur du paradis. Le relativisme perspectiviste est la loi nécessaire de la connaissance humaine qui, parce qu’elle est finie, ne peut jamais atteindre la précision et n’avance que de conjecture en conjecture. F. Vengeon donne (p. 173) l’exemple de la classification historico-géographique de l’humanité que le Cusain expose dans son De Conjecturis (1440) : les hommes du Nord sont encore dans l’enfance ; les orientaux sont plus mûrs, plus intellectuels ; les occidentaux sont encore légers et inconstants. Cependant, le centre du monde humain demeure Rome. Cette perspective relativiste sur les civilisations montre l’admiration nouvelle pour l’orient savant, détenteur des manuscrits grecs. Nicolas de Cues est lui-même le produit de deux cultures, celles de l’Allemagne et de l’Italie, mais dans une seule religion, le christianisme d’avant la Réforme. Ce relativisme rejaillit sur la théologie : qu’est-ce que Dieu, vu par l’homme ? Heureusement, la Bible et la vision intellectuelle mystique éviteront qu’il ne s’égare.

Des débats actuels

La recherche actuelle, relancée par les nouvelles traductions, ouvre des débats sur le sens de cette œuvre. Sans entrer dans la technicité des discussions, F. Vengeon ne les esquive pas et donne clairement son point de vue. Et d’abord (p. 13), la question de l’hénologie (ou théorie de l’un) : selon les textes, on peut penser que le Cusain place l’Être de Dieu avant sa structure trinitaire, ou bien qu’il place son unicité avant son être. L’interprétation de Koch, parue en 1956 [1], faisait de l’évolution intellectuelle du Cusain un déplacement progressif d’une ontologie vers une hénologie. Pour F. Vengeon, qui rejoint la thèse de J.-M. Counet [2], l’opposition est résorbée dans une métaphysique de l’infini qui s’appuie sur la définition anselmienne de Dieu comme être maximum. Cette définition permet « la conversion de l’Être et de l’Un » (p. 29), car Dieu est tout ce qui peut être. Il est un « possest » (néologisme créé par le Cusain pour désigner Dieu comme puissance de répandre son être).

On peut débattre aussi du statut de ses travaux mathématiques, tous consacrés à la résolution de la quadrature du cercle. Dans cette entreprise, Nicolas de Cues veut montrer la puissance de la coïncidence des opposés dans le domaine de l’infini. En effet, contrairement aux principes de la logique aristotélicienne, dans l’infini, les opposés se rejoignent : le minimum est maximum, un polygone d’un nombre infini de côtés devient un cercle, la ligne courbe sera une ligne droite, et, donc, il lui semble possible de faire coïncider le périmètre d’un carré avec la circonférence d’un cercle. Mais c’est un échec évident. Il finit par invoquer une notion mystique, la vision intellectuelle, pour présenter une résolution qui est inacceptable pour les mathématiciens. F. Vengeon conclut : « Au fond, Nicolas de Cues ne peut qu’être convaincu du manque de précision de ses démonstrations. Il y voit un signe de la vérité de ses principes dans la résolution de problèmes rationnels. » (p. 193) Comme si l’échec n’était qu’une confirmation de sa théorie de la connaissance. Il n’empêche que les cris de victoire, à la fin de chaque traité mathématique, nous montrent un auteur convaincu de sa réussite. Le statut de ses douze textes mathématiques reste encore à préciser.

Le rapport du Cusain avec ses amis peintres et architectes Brunelleschi et Alberti, qui, à Florence, inventent la perspective centrale, est bien analysé (p. 149 et suivantes) ; ses textes sur le regard et sur l’image démontrent que ce fut pour lui un objet d’intense réflexion. On découvre à l’époque que la représentation de la réalité est une construction intellectuelle, que pour voir, il faut se voir voir. F. Vengeon affirme : « Au XVe siècle, l’infini reste en dehors du tableau » (p. 152) et ce serait un point de désaccord du Cusain avec les artistes. Mais il ne rappelle pas que le Cusain a eu l’occasion, également, de méditer sur le retable de Jan van Eyck, L’agneau mystique qui, sans être construit selon une perspective centrale, comporte une perspective partielle, et est conçu comme une invitation, par l’image, à la vision mystique. L’auteur souligne que les peintres ne pouvaient montrer l’infini et cachaient le point de fuite (par exemple, par la tête du Christ ou par un bateau sur une ligne d’horizon) : était-ce une incapacité de leur pensée ou la porte provisoirement fermée vers Dieu que le spectateur devrait ouvrir lui-même ?

Enfin, les textes du Cardinal Nicolas de Cues sur l’Église et sur les religions, notamment ceux qui ont été écrits après la chute de Constantinople, inspirent aujourd’hui une interprétation qui en fait un précurseur de Vatican II. « Il s’agit d’un œcuménisme universel qui pose de façon centrale l’unification des rites dans une religion unique. » (p. 215). Cette lecture nous semble bien généreuse. La façon dont Nicolas de Cues « tamise » le Coran, pour n’y voir qu’un christianisme qui s’ignore, démontre que, pour lui, le christianisme était la seule vérité possible.

Cet ouvrage, en exposant de la manière la plus exhaustive qui soit une pensée philosophique complexe, tout en conservant la clarté, ne peut qu’encourager à lire les traductions qui, enfin, rendent l’œuvre du Cusain accessible aux lecteurs français. Il révèle parallèlement les redoutables obstacles épistémologiques de cette lecture : comment évaluer avec justice la pensée d’un moment ?

par Jean-Marie Nicolle, le 10 mai 2012

Aller plus loin

 Portail sur le Cusain

 Site français

Pour citer cet article :

Jean-Marie Nicolle, « L’homme de Nicolas de Cues », La Vie des idées , 10 mai 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-homme-de-Nicolas-de-Cues

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Koch, J., Die Ars coniecturalis des Nikolaus von Kues, Köln-Opladen, Westdeutschen Verlag, 1956.

[2Counet, J.-M., Mathématiques et dialectique chez Nicolas de Cues, Paris, Vrin, Études de philosophie médiévale, LXXX, 2000.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet