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Essai Histoire Portraits

L’histoire collective de Jean Maitron


par Claude Pennetier , le 13 octobre 2017


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Le Dictionnaire du mouvement ouvrier français est communément appelé le « Maitron ». On ignore souvent le parcours de celui qui lui a donné son nom, pourtant les engagements intellectuels et militants de Jean Maitron expliquent en grande partie le succès du plus vaste ensemble biographique de langue française, qui a permis et accompagné le renouveau de l’histoire sociale du politique.

Étonnant destin que celui de Jean Maitron (1910-1987) : sorti du rang, introducteur de l’histoire ouvrière à l’Université ‒ qu’il a intégrée tardivement et qui l’a quelque peu marginalisé ‒, il gagne sa pleine reconnaissance une fois à la retraite, et son œuvre s’impose dans les 3 décennies qui suivent son décès. Paradoxalement, c’est donc au moment où le mouvement ouvrier perd sa centralité que l’œuvre de Jean Maitron acquiert une visibilité nouvelle.

Plus encore que ses ouvrages sur le mouvement anarchiste ou sa fonction de créateur et de directeur de la revue Le Mouvement social, c’est son rôle de directeur du Dictionnaire du mouvement ouvrier français qui l’impose en France et à l’étranger. Ce dictionnaire, toujours en construction depuis le milieu des années 1950, prend le nom de son créateur en 1981, à la demande de l’éditeur ; dans la pratique, les utilisateurs parlaient depuis longtemps du « Maitron ».

L’aboutissement récent de la cinquième période du dictionnaire (1940-1968), correspondant en fait à la clôture de l’ensemble papier de 1789-1968 (56 volumes, plus 8 volumes thématiques, 11 volumes internationaux et 3 cédéroms), est l’occasion de s’interroger sur la spécificité de l’histoire intellectuelle pratiquée par Jean Maitron, histoire inséparable de celle du Maitron. Histoire singulière qui occupe une place à part dans l’historiographie française et internationale. Dans Ordres et désordres biographiques [1], Jean-Luc Chappey rappelle tout le travail de qualification et de disqualification, de réputation et de stigmatisation (notamment dans la période révolutionnaire) qui a caractérisé l’âge des dictionnaires entre la fin du XVIIe siècle et le début du XIXe. Il montre que, dans les dictionnaires biographiques, la biographie n’est plus seulement un récit de vie ; elle devient un pouvoir affirmé dans l’espace public et politique, une biocratie. Mais le Maitron est-il un dictionnaire comparable à ceux qu’étudie J.-L. Chappey ou à nos actuels Who’s who ? On pourrait dire, dans l’esprit du peintre René Magritte, ceci n’est pas un dictionnaire, et ajouter : c’est une vision du monde ! Ou, comme le faisait Michelle Perrot dans Les Lieux de mémoire, « Le Dictionnaire n’est pas seulement un produit scientifique. Il correspond à une vision du monde » [2]. Le Maitron dans Les Lieux de mémoire  : n’est-ce pas un signe de patrimonialisation ? Le Maitron, qui a toujours su trouver ses voies de renouvellement, prend ce risque.

Comment expliquer la genèse et la pérennité d’un projet aussi ambitieux ? Les facteurs du succès sont multiples. On les trouve dans les aspirations culturelles du mouvement ouvrier et social (l’affirmation de l’éducation populaire en témoigne), et dans la rencontre avec une conjoncture universitaire et éditoriale. En effet, l’Université s’ouvre dans les années 1960 à l’histoire sociale, comme l’illustre la création du Centre d’histoire du syndicalisme, ancêtre du Centre d’histoire sociale du XXe siècle. S’affirme alors sur le plan éditorial une volonté d’ancrer le livre dans l’univers ouvrier, sans sectarisme, sans reconstruction idéologique, à laquelle contribuent les Éditions ouvrières, issues du catholicisme ouvrier, et plus précisément de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). Ajoutons bien sûr la personnalité de Jean Maitron et sa détermination à mobiliser une petite équipe d’historiens passionnés, puis un large panel de collaborateurs : 1500 personnes contribuent ou ont contribué au dictionnaire au long de ces 60 années.

Un maître de l’histoire ouvrière

Retenons en premier lieu la part de l’homme, du maître de l’histoire ouvrière. Jean Maitron n’aurait pas aimé la dénomination de « maître » et aurait précisé qu’il n’y avait pas d’accent circonflexe sur son nom. Peut-être aurait-il ajouté qu’il avait été d’abord un « maître d’école ». Originaire de la Nièvre, né en 1910 à Sardy-lès-Épiry dans le Morvan, mais surtout attaché à Pouilly-sur-Loire où il avait passé sa jeunesse et où il conservait une maison sur les bords de la Loire, il est en effet d’abord enseignant du primaire dans la banlieue ouest. Le cas n’est pas rare, bien des licenciés auraient pu intégrer l’enseignement secondaire en partant en province ; mais venant eux-mêmes de province, conquis par la vie culturelle et politique de la capitale, ils préféraient rester en région parisienne. J. Maitron n’est certes pas le seul instituteur à franchir les portes de l’Université ‒ ce fut le cas par exemple de Marcel Lachiver (1934-2008), l’auteur du Dictionnaire du monde rural, ou de Pierre Milza ‒, mais il a sans doute été un de ceux qui est resté le plus longtemps dans le primaire, un des deux seuls ‒ disait-il, d’après des informations émanant du ministère de l’Éducation nationale ‒ à être titulaire d’une thèse d’État et encore en poste dans les années 1950. Fils d’instituteurs, époux d’institutrice, plus que d’autres il porta avec fierté la blouse de l’enseignant du primaire, mettant toute son énergie à faire réussir ses élèves aux examens du certificat d’études, puis du brevet, et au concours de l’École normale, tout en rédigeant des manuels de dictées et de rédaction, toujours réédités, dont les textes judicieusement choisis font toujours merveille [3]. Certains de ses anciens élèves du cours complémentaire d’Asnières-sur-Seine se souviennent de cette intensité. Son attachement à la pédagogie le conduisit d’ailleurs à souligner dans sa thèse la dimension pédagogique de l’action libertaire et à ouvrir les colonnes du Dictionnaire aux biographies de pédagogues.

Certes, bien des enseignants du primaire mériteraient la même estime, et Jean Maitron ne postulait à aucune exceptionnalité. Il resta lié à ses anciens collègues, comme Lucien Leray qui l’épaula pour plusieurs projets historiens, et il recruta nombre d’instituteurs régionaux dans les réseaux du Maitron. Il y avait une tradition historienne chez les instituteurs, à l’image de Maurice Dommanget, spécialiste du babouvisme et du blanquisme, auteur d’une quarantaine d’ouvrages reconnus, écrits dans son poste rural de l’Oise. On pourrait citer maints exemples dans les signatures, mais aussi dans les colonnes du Maitron : Jean Maitron accueillait avec un amusement mêlé d’ironie les diatribes d’un universitaire (Philippe Robrieux) qui ne supportait pas la présence de professeurs de collège PEGC dans l’enseignement secondaire. L’épouse de Jean Maitron, Marcelle et lui-même, tous deux licenciés d’histoire-géographie, avaient été dans ce cas.

C’est par un détachement au CNRS en 1958 et son entrée à la Faculté de Paris en 1963 que Jean Maitron, déjà âgé de 53 ans, prit pied à l’Université grâce à l’appui de Pierre Renouvin (1893-1974), spécialiste des relations internationales, auquel il rendit constamment hommage. Ernest Labrousse lui demanda d’assurer, de fait, la direction du Centre d’histoire du syndicalisme qu’ils avaient créé ensemble, au 12 rue de la Sorbonne, face à la « Vieille dame ». Il est amusant de constater que, dans son dossier sur les mouvements « anarchistes », la Préfecture de police consacre un rapport à la naissance de ce centre, et surtout qu’elle a suivi les travaux de Jean Maitron, ses conférences, sa thèse d’État soutenue en 1950, Le Mouvement anarchiste en France (1880-1914), la publication de celle-ci chez SUDEL en 1951, s’informant sur le nombre de souscripteurs et sur les conférences de l’historien (rapport du 9 janvier 1951). Vu le nombre de rééditions du Mouvement anarchiste, devenu un classique aujourd’hui disponible chez Gallimard, la Préfecture a dû rendre les armes !

Résonances intellectuelles d’une trajectoire politique

Avant la thèse pionnière de Maitron, les publications sur l’anarchisme étaient réservées aux approches théoriques, militantes, et aux textes de journalistes privilégiant les attentats et l’illégalisme. À l’Université, le thème est nouveau et encore brûlant, même si l’étude menée par Maitron s’arrête en 1914 ; il la prolongera jusqu’à « nos jours », dans deux volumes édités par François Maspero en 1975. Son approche, qui relève de l’histoire politique et sociale, frappe par sa rigueur et sa richesse documentaire. L’étude embrasse aussi bien la presse que les archives, dont celles des militants ; le contact direct avec des témoins, que Maitron sait apprécier et respecter, donne du souffle à cette vaste fresque. Tous les aspects du mouvement ‒ intellectuels, pratiques, syndicaux, individuels et collectifs ‒ sont soumis à la critique historique. Présentée sans concession et sans disqualifier cet univers militant très diversifié, l’œuvre ouvre la voie aux études universitaires d’histoire sociale du politique contemporain.

S’il a de l’estime pour les militants libertaires, Jean Maitron n’est pas sensible aux sirènes de l’anarchisme. Homme de gauche volontiers critique du stalinisme comme de la social-démocratie, il a fait sienne la maxime « Doute et agis ». Lorsqu’il accède à l’Université, il est déjà un historien et un militant aguerri. Né dans un milieu communiste teinté il est vrai d’esprit libertaire, l’étudiant des classes préparatoires du lycée Louis-Le-Grand milite à l’Union fédérale des étudiants (UFE), organisation communisante, avec son ami Étienne Manac’h (1910-1992) ‒ futur ambassadeur de France en Chine ‒, qui dira dans une lettre privée, en 1950 :

À cette époque, il aurait pu être un Saint-Just, et il n’est pas impossible qu’il le devienne encore.

À la différence de Manac’h, il rejoint pendant deux ans le mouvement trotskyste qui, juge-t-il, a mieux répondu aux exigences du moment face au nazisme ; mais lorsque Trotsky demande à intégrer le Parti socialiste, il revient au Parti communiste, qu’il quitte définitivement et douloureusement lors du Pacte germano-soviétique. Il en avait perçu précocement les dérives. Il a séjourné 6 mois en Allemagne nazie, voyagé en Union soviétique, sympathisé avec un antifasciste italien, Emilio Guarnaschelli, mort au goulag et dont il publiera la correspondance en 1979 [4]. S’il aime la fraternité militante des sections communistes à l’époque du Front populaire, s’il apprécie les intellectuels Henri Wallon, Francis Jourdain et Georges Pitard, qu’il rencontre au Comité de lutte contre les bagnes d’enfants et l’exploitation de l’enfance abandonnée, dont il est secrétaire en 1935, il n’ignore rien de la répression contre le POUM en Espagne ni de la nature des Procès de Moscou.

C’est face au traumatisme du Pacte germano-soviétique d’août 1939 qu’il décide de se consacrer à l’histoire et en premier lieu aux courants oubliés, aux traditions cachées ; d’où le choix d’une recherche sur l’anarchisme à laquelle il s’attelle dès 1945, dépouillant la presse, rencontrant les témoins dont certains deviennent des amis comme Paul Delesalle et Pierre Monatte, recueillant des archives qu’il verse à l’Institut français d’histoire sociale qu’il a fondé sous le patronage de Georges Bourgin et d’Édouard Dolléans et dont il est le secrétaire général.

Un esprit d’équipe

L’œuvre de Jean Maitron se situe dans le sillage de celle d’Édouard Dolléans (1878-1954), un juriste passionné par l’histoire sociale, un homme de cabinet ministériel (ceux de Léo Lagrange, de Philippe Serre), un proudhonien proche du noyau de La Révolution prolétarienne. C’est lui le premier qui coopère avec les Éditions ouvrières, où il anime les collections « Masse et militants » et « Mouvement ouvrier et socialiste ». Dolléans annonce le souci de méthode et de rigueur que Maitron prolonge et renouvelle. Jean Maitron était le directeur de la petite revue de l’IHS L’Actualité de l’Histoire et Dolléans de la [Revue d’histoire économique et sociale. Ils envisagent un regroupement, mais, devant l’accueil réservé de la RHES, Jean Maitron choisit finalement de transformer en 1960 L’Actualité de l’histoire en une nouvelle revue intitulée Le Mouvement social, ouvrant un grand cycle éditorial qui se prolonge jusqu’à nos jours. Une des particularités de la revue aura été de voir s’épanouir dans son comité de rédaction de grands talents féminins, ceux de Michelle Perrot, de Colette Chambelland, de Marianne Debouzy, de Rolande Trempé, d’Annie Kriegel, et bien sûr de Madeleine Rebérioux qui prit la succession de Jean Maitron. Elles joueront un rôle-clé dans le renouveau de l’histoire politique et sociale. Plus qu’une volonté explicite de Jean Maitron, il faut y voir sa capacité à laisser place à des chercheurs et chercheuses non encore reconnus par l’Université, mais aussi son art de faire travailler ensemble des personnalités au caractère et aux itinéraires différents.

C’est la qualité dont il fit preuve en constituant la première équipe du Dictionnaire, qui réunissait des historiens aux options politiques et sociales différentes (socialistes, communistes, oppositionnels, libertaires, chrétiens, libéraux) et aux formations diverses. Il était au contraire très intense et très direct dans ses relations personnelles avec les auteurs et les témoins qui aimaient cet échange franc. Étiez-vous croyants, il voulait savoir pourquoi et comment, avec beaucoup de tolérance. Étiez-vous socialiste SFIO, il vous interrogeait sur les questions d’actualité. Étiez-vous jeune communiste, il vous écoutait avec attention, mais vous disait « Surtout ne soyez jamais permanent ! ». Lui-même se qualifiait d’« hérétique » dans une contribution à La Révolution prolétarienne en 1960. L’accent nivernais, l’habit simple, la sympathie directe, le refus de la prétention, le respect de l’autre le rendaient populaire auprès des étudiants, des enseignants comme des militants. D’autant que s’il n’est pas un homme de parti, il n’en est pas moins un homme de conviction.

Syndicaliste et même secrétaire de sous-section SNI, il se réfère plutôt à la tendance École émancipée, héritière du syndicalisme révolutionnaire, tout en ayant une grande sympathie pour les dirigeants du courant majoritaire comme Henri Aigueperse, grande figure « réformiste » du syndicalisme du primaire, et dans l’après-68, c’est avec la FEN, notamment avec Guy Delage, qu’il coopère pour faire connaître le Dictionnaire. La FEN créera après son décès le Prix Jean Maitron, qui existe toujours, pour récompenser un mémoire de recherche d’histoire sociale. Le corpus des enseignants, animé par Jacques Girault, est d’ailleurs un des plus importants du Maitron après celui des cheminots et des fusillés de la Seconde Guerre mondiale.

Profondément attaché à l’école laïque (de 1950 à 1955, Maitron aide concrètement l’école publique d’Apremont en Vendée), marié à la très attachante Marcelle Maitron ‒ de famille protestante ‒, il manifeste du respect pour l’apport du christianisme social au mouvement ouvrier et coopère sans état d’âme avec les Éditions ouvrières, à l’origine maison d’édition de la Jeunesse ouvrière chrétienne (devenues Éditions de l’Atelier). Il est possible que la connaissance du Musée du Désert dans les Cévennes, installé dans la maison d’origine des ancêtres de sa femme, avec ses murs couverts de tous les noms et destins des camisards condamnés aux galères, l’ait conforté dans sa volonté de donner une place à tous les Communards, même par des notices courtes, comparables à celles des victimes protestantes. La mémoire protestante, si attentive aux hommes, inspire la mémoire ouvrière.

Au début des années 1950, il exprime encore dans certains entretiens l’espoir d’une mutation du communisme, espoir perdu dans les années 1960. Internationaliste et profondément anticolonialiste, marqué par la guerre d’Algérie, il adhère en 1959 à l’UGS (Union de la gauche socialiste) puis au PSU dont il reste membre jusqu’en janvier 1968, acceptant même d’être candidat suppléant de l’ouvrier catholique Raymond Villiers aux élections législatives de 1962 à Courbevoie. Profondément antistalinien, il n’en manifeste pas moins la volonté de faire une histoire respectueuse, sans hagiographie et sans dénigrement, une histoire à laquelle les militants communistes ont droit. Ce qui ne l’empêche pas d’être curieux des faces cachées du communisme qui dans les années 1960, 1970 et jusqu’au milieu des années 1980. Il faut voir la passion qu’il met à suivre l’enquête que je mène au début des années 1980 sur Gabriel Péri, et sa réaction scandalisée lorsqu’elle qu’elle fait l’objet de critiques disqualifiantes dans les Cahiers d’histoire de l’IRM. Dernier signe de cette passion issue du traumatisme du Pacte, en 1979, il fait un dernier voyage en URSS accompagné par sa fille Françoise, inspectrice générale de russe. Averti de la richesse des archives de Moscou, notamment celles de la section française du Komintern, par des chercheurs communistes comme Jean Charles, un des premiers à accéder aux fonds de l’Institut du marxisme-léninisme de Moscou, il demande à l’attaché culturel de l’ambassade soviétique à Paris l’autorisation de consulter, même rapidement, les fonds. Reçu par ce dernier, il obtient une réponse négative bien peu diplomatique. Sa colère rentrée devient explicite : « parce que vous croyez que ça va durer éternellement et que vous n’aurez pas de comptes à rendre ». Et pour marquer le coup, il se rend dans le hall de l’Institut et demande à visiter les salles d’inventaires, ce qui s’avère impossible. Il était en avance de 10 ans.

On se prend à rêver de la présence de Jean Maitron et de son ami Georges Haupt, historien majeur du socialisme international, codirecteur de la collection Internationale, au moment de l’ouverture des archives du RGASPI (anciennement Institut du marxisme-léninisme), dont le Dictionnaire a grandement bénéficié depuis 25 ans. Bien des dérives auraient pu être évitées comme l’utilisation trop rapide, journalistique plus qu’historique, des documents, et un grand travail scientifique collectif aurait pu bénéficier de cette manne archivistique. Le Dictionnaire était au départ conçu comme une œuvre internationale. Les réalisations se firent finalement par pays, les archives de Moscou permettant pour la première fois d’envisager de travailler sur une « Internationale » et de travailler le rôle du transnational. Les rencontres internationales faites dans ce cadre et le développement marquant des dictionnaires en Amérique latine ont relancé les réseaux de coopération.

Une démarche partagée

On peut s’interroger sur cette recherche hors du commun qui a débouché sur le plus grand dictionnaire biographique en langue française. On connaît le contexte de son élaboration au milieu des années 1950 : c’est la réaction contre le culte du chef, les quelques biographies autorisées, les mises à l’écart brutales en France et dans les pays de l’Est, ainsi celle d’André Marty dont Maitron, à la demande du Mutin de la mer Noire, sauve les archives. Mais déjà les murs se lézardent avec le XXe congrès, sans que l’histoire d’une ouverture culturelle soit linéaire. Cependant, il ne faut pas se concentrer sur les seuls itinéraires communistes. Le Maitron couvre 2 siècles et Edwy Plenel, dans son Voyage en terres d’espoir (2016) mobilise une partie de la richesse militante du XIXe siècle et souligne les vertus heuristiques de sa redécouverte. La mise en ligne par Michel Cordillot de près de 4600 biographies d’acteurs du mouvement ouvrier francophone en Amérique du Nord va dans ce sens. Pour l’histoire sociale américaine comme pour l’histoire française des migrations, la redécouverte de ces itinéraires stimule les analyses du temps présent. Le Dictionnaire de la Commune préparé par Michel Cordillot et son équipe rappelle la passion avec laquelle Jean Maitron avait nommé des Communards souvent considérés en groupe, à réévaluer le sens de la Commune au moment de son 150e anniversaire, en revenant à l’histoire sociale.

Ce sont aussi les origines du féminisme et sa première rencontre avec le mouvement ouvrier que les notices du XIXe siècle autorisent. Le Dictionnaire des féministes, France XVIIIe siècle-XXIe siècle, qui vient de paraître sous la direction de Christine Bard, a été conçu dans l’esprit du Maitron ; il représente un contrefort bienvenu épaulant les 10 000 biographies de femmes du Maitron, œuvrant très souvent pour la cause des femmes.

L’avenir du Maitron

Le XXe siècle présente encore bien des angles morts à mettre en lumière. Celui des marqueurs syndicaux, de la tension entre syndicalisme révolutionnaire et syndicalisme allié au communisme, sans négliger le syndicalisme chrétien qui prend des forces et des formes inattendues auxquelles le dictionnaire est attentif. Peut-être même faut-il bousculer les chronologies établies et imaginer que le vingtième siècle ne commence pas en 1900, mais en 1895, avec la naissance de la CGT, et court jusqu’au mouvement social de 1995. L’observation des itinéraires fait d’ailleurs apparaître une résistance au stalinisme dans le monde ouvrier et aussi une grande complexité et diversité des itinéraires ouvriers communistes qu’il serait vain de réduire à un seul profil.

Mais le Maitron est le moins ouvriériste des ouvrages sur le mouvement ouvrier. Il se montre dès ses origines sensible aux influences intellectuelles, philosophiques, culturelles, politiques qui accompagnent la naissance du mouvement ouvrier comme grand mouvement social des sociétés industrielles. Cette large sélection explique aussi la pérennité de l’œuvre.

Autre spécificité, la collecte des traces ténues des acteurs du mouvement social. Elle était partie prenante du projet maitronien. On pouvait sourire des petits cailloux que semait Jean Maitron pour suivre les chemins de la volonté émancipatrice. Ce sont maintenant des filons suivis sur internet par les familles, les historiens locaux, les étudiants, les archivistes et qui, de 5 lignes, deviennent des notices plus riches, qui inspirent des études prosopographiques.

C’est tout l’esprit de la période Première Internationale et de la Commune de Paris (deuxième période du Maitron). Pourquoi choisir entre les Communards ? Il faut les prendre tous sans attendre leur brevet de conscience politique et sociale. Nous avons fait de même avec Jean-Pierre Besse en traitant le corpus des fusillés de la Seconde Guerre mondiale, considérant la résistance comme un mouvement social, et prenant toutes les traces des victimes avec une redéfinition des catégories. Le travail sur les lettres de fusillés vient dialoguer avec toute l’aspiration à l’usage des egodocuments dans la pratique du Maitron.

Avec le développement de la sociobiographie et la prosopographie, grâce à internet aussi, le Maitron occupe une place bien identifiée dans la recherche historique. Contemporain de l’école des Annales, il voit les réserves face à la biographie se diluer devant la dimension heuristique de la biographie collective. On mesure mieux avec le recul sa rencontre avec les intuitions de Walter Benjamin et de la micro-storia italienne [5]. Le Maitron inspire également des productions sensibles et littéraires, des BD, des romans et surtout des essais. Enzo Traverso demande, dans Mélancolie de gauche : y a-t-il une mémoire stratégique nourrie d’espérance au moment où le monde s’enferme dans le présent ? Le Maitron engage à redécouvrir les voies historiques de l’émancipation.

par Claude Pennetier, le 13 octobre 2017

Aller plus loin

  Le Printemps du Maitron, grand amphithéâtre de la Sorbonne, 22 mars 2017.

Pour citer cet article :

Claude Pennetier, « L’histoire collective de Jean Maitron », La Vie des idées , 13 octobre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-histoire-collective-de-Jean-Maitron

Nota bene :

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Notes

[1Jean-Luc Chappey, Ordres et désordres biographiques. Dictionnaires, listes de noms, réputation, des lumières à Wikipédia, Paris, Champ Vallon, 2013.

[2Michelle Perrot, «  Les vies ouvrières  », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. 3, Paris, Gallimard, 1997, p. 3965.

[3Jean Maitron, 60 dictées suivies de questions traitées et notées, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2007-2008 (existe de la 6e à la 4e).

[4Emilio Guarnaschelli, Une petite pierre, préface de Jean Maitron, Paris, Maspero, 1979.

[5Sur le dialogue avec l’historiographie italienne : Fondatione G. Brodolini, Felicia Giagnotti (dir.), Storie individuali e movimenti collectivi. Il dizionari biografici del movimento operaio, Milan, Franco Angeli, 1998.

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