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Recension Histoire

L’histoire à la découpe

À propos de : Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Le Seuil


par Pierre Savy , le 2 avril 2014


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Dans son dernier essai publié, Jacques Le Goff, qui vient de disparaître, s’interrogeait sur la périodisation en histoire. Il défendait l’hypothèse d’un « long Moyen Âge » et refusait de considérer la Renaissance comme une période spécifique. Une réflexion sur nos cadres chronologiques.

Recensé : Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, Le Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2014, 211 p., 18 €.

Il est sans doute inutile de présenter Jacques Le Goff : médiéviste, né en 1924, auteur d’ouvrages nombreux, très lus et traduits dans le monde entier, il fut l’un des historiens français le plus connus du XXe siècle. En dépit des apparences, le titre de son dernier ouvrage n’est pas une question rhétorique : s’interrogeant sur la nécessité d’un « découpage en tranches » ou, pour utiliser le mot le plus souvent employé, d’une « périodisation » qui veut que de grandes dates fassent soudain changer de période historique, l’auteur juge d’entrée de jeu que « le découpage du temps est nécessaire à l’histoire » (p. 12).

Périodisations

Ce petit livre n’est pas une œuvre théorique qui présenterait une réflexion approfondie sur ce que seraient l’usage de ces « tranches » et leurs vertus pour le travail des historiens. Son auteur examine plutôt deux des points où l’on procède couramment à la « découpe » du temps historique.

Rappelons que l’on considère, dans l’université française notamment, que l’on change d’époque en 476 (chute de l’Empire romain d’Occident, début du Moyen Âge), en 1492 (découverte de l’Amérique, début des temps modernes) et en 1789 (Révolution française, début de l’histoire contemporaine). On passe donc de l’« Antiquité » au « Moyen Âge », de celui-ci à l’époque « moderne » et de cette dernière à l’époque « contemporaine ». De l’époque médiévale, déjà bien longue (plus de mille ans), Le Goff propose de faire une période plus longue encore, en renonçant du même coup à présenter les XVIe-XVIIIe siècles comme une période à part. Les deux idées défendues dans son essai, qui a pour objet « les rapports entre Moyen Âge et Renaissance » (p. 60), sont donc l’« existence d’un long Moyen Âge » et l’« irrecevabilité de la Renaissance comme période spécifique » (p. 42). Cette thèse du « long Moyen Âge » a déjà été exposée à diverses reprises [1].

Après avoir évoqué les « anciennes périodisations », depuis la Bible (Daniel) et la pensée de saint Augustin jusqu’à l’époque moderne, l’auteur insiste sur l’apparition tardive de l’idée de « Moyen Âge ». Elle doit beaucoup à Pétrarque et se développe à partir du XVe siècle et surtout à l’époque moderne, dans une acception négative. La mise en place d’un cadre chronologique intelligible paraît nécessaire dans l’enseignement : or la constitution de l’histoire en discipline et son enseignement sont graduels et tardifs dans l’histoire occidentale, et ce n’est qu’avec cet enseignement que la périodisation est entrée dans la pratique historienne courante.

On en vient ensuite à la « naissance de la Renaissance », à travers les œuvres de Pétrarque, qui, le premier, oppose l’obscurité présente à la lumière antique, et de Michelet, dans son cours au Collège de France dans les années 1840. L’idée de Renaissance progresse avec Jacob Burckhardt et, bien après lui, à travers un certain nombre d’auteurs majeurs du XXe siècle (Paul Oskar Kristeller, Eugenio Garin, Erwin Panofsky, etc.), mis en avant dans une succession de résumés d’œuvres où le volume perd un peu en tension.

À son apparition, l’idée de Renaissance va de pair avec la dévalorisation du Moyen Âge, qui ne serait qu’un âge intermédiaire (c’est le sens de l’adjectif « moyen ») entre l’Antiquité et sa redécouverte par les humanistes. Pourtant, le Moyen Âge connaît l’Antiquité, et il est même plein d’elle, de ses valeurs, de ses modèles, de sa littérature : ainsi les « arts libéraux », base du savoir médiéval, sont-ils d’origine antique, comme l’est la langue-reine du Moyen Âge, le latin (« le Moyen Âge est une période beaucoup plus ‘latine’ que la Renaissance », p. 108).

De plus, contre un préjugé courant, le Moyen Âge porte très haut l’idée de raison — dans la pensée scolastique, bien sûr, mais aussi dans la théologie. Le Moyen Âge fut capable d’innovation et d’inventivité. Pour toutes ces raisons, l’auteur soutient de façon convaincante qu’il ne peut guère être séparé de la Renaissance. D’autant que celle-ci et l’époque moderne tout entière sont a contrario emplies de Moyen Âge.

La meilleure illustration en est la grande « chasse aux sorcières », phénomène renaissant ou « moderne » bien plus que médiéval (Le Marteau des sorcières est de 1486, l’affaire de Loudun de 1632). La chronologie de ce point est complexe. On peut dire que le combat contre la magie commence au début du XIVe siècle, mais la véritable « invention du sorcier » date, elle, plutôt de la première moitié du XVe siècle, et la définition de la sorcellerie et de la lutte contre elle ne s’achève qu’avec la fin du XVe siècle, ce qui ouvre la voie à la grande chasse aux sorcières, qui s’étale entre 1560 et 1630 environ.

L’étalement chronologique des processus

En somme, « il y a coexistence et même parfois affrontement entre un long Moyen Âge, débordant sur le XVIe siècle, et une Renaissance précoce s’affirmant parfois dès le début du XVe siècle » (p. 135). Plus que de rupture, il est donc pertinent de parler d’une « plus ou moins longue », « plus ou moins profonde mutation » (p. 136). Entre le XVIe siècle et le milieu du XVIIIe, il n’y aurait en fait pas de changements de nature à faire basculer dans une autre période : on reste dans « une économie rurale de longue durée » (p. 140), ces deux derniers mots de « longue durée » évoquant bien sûr Fernand Braudel, dont Civilisation matérielle et capitalisme (1967) est amplement cité.

Des processus majeurs (comme la construction de l’État moderne ou la « civilisation des mœurs » étudiée par Norbert Elias [2]) s’étalent de part et d’autre de la césure (entre Moyen Âge et Renaissance pour la première, du XIe au XVIIIe siècle pour la seconde). L’un des ressorts du raisonnement de l’auteur est la prise en compte des points de continuité entre les deux périodes, notamment des aspects « modernes » observés avant 1492 : là où d’autres verraient des éléments de pré-modernité qu’il faudrait comme arracher au Moyen Âge et qualifier de « signes avant-coureurs », il voit des aspects plaidant pour une continuité avec l’époque moderne et donc des preuves du « long Moyen Âge ». Bref, il faut attendre la révolution industrielle et la Révolution française pour qu’on puisse parler de changement de période.

Mais, au fait, ce que ces deux révolutions font cesser (l’économie ancienne, la prévalence du système monarchique) n’était-il pas présent dès avant le Moyen Âge ? Si on ne lui donne pas un début plus ferme, le « long Moyen Âge » ne risque-t-il pas de commencer dans la plus haute Antiquité ? La date choc demeure 476, mais l’auteur rappelle que prévaut aujourd’hui l’idée d’une mutation étalée du IIIe au VIIe siècle (p. 41). Mutation de quoi ? Il doit s’agir de l’imposition du christianisme et de l’effacement de l’empire « gréco-romain », mais ici l’auteur évoque moins cet aspect qu’il ne l’avait fait dans d’autres travaux.

Renaissances

On sera déçu si l’on cherche dans ce livre ce qu’il n’est pas, en dépit du titre accrocheur : ce n’est pas une œuvre théorique sur la périodisation en histoire en général, on l’a dit, mais la défense d’une thèse sur les rapports entre Moyen Âge et Renaissance. On sera déçu aussi si l’on espère y trouver des propos vraiment nouveaux : comme l’auteur le concède dès la première page, il s’agit d’un retour sur un thème qu’il a déjà traité.

La thèse du long Moyen Âge est bien sûr discutable. La pesée de phénomènes aussi lourds et complexes que ceux qui permettent d’affirmer que l’on change d’époque est chose impossible. On peut donc défendre, contre ce livre, qu’au XVIe siècle la féodalité recule sensiblement face aux États, que le christianisme est fissuré par la Réforme, que l’Occident commence à délaisser la Méditerranée pour se tourner vers l’Atlantique, etc., et que, pour toutes ces raisons, le « Moyen Âge » cesse. Chacun jugera des continuités et des discontinuités de part et d’autre des deux césures proposées. Disons simplement que, sur ce point, la thèse de l’auteur nous semble très convaincante.

On peut par ailleurs juger que l’usage des notions relatives au découpage du temps (période et époque, bien sûr, mais encore ère, âge voire civilisation, d’autant que Jacques Le Goff est l’auteur de La Civilisation de l’Occident médiéval, en 1964) aurait dû être mieux assuré. Est ainsi désigné comme la « Renaissance » ce qui, dans la nomenclature courante, correspond à l’époque moderne ou, du moins, à l’essentiel de cette époque. Cela entraîne un certain flottement : la Renaissance est-elle un phénomène culturel ou une période ? Si, quoi qu’en disent les « partisans de la Renaissance comme période » (p. 171), on l’envisage comme « avant tout un fait de culture », selon l’heureuse expression d’Eugenio Garin, alors on peut la voir se déplacer, comme d’autres phénomènes culturels de même nature (Lumières, romantisme, etc.). Telle une onde qui passe, elle affecterait à des périodes différentes des espaces aux rythmes historiques divers.

L’affirmation selon laquelle « la Renaissance, donnée pour époque spécifique par l’histoire contemporaine traditionnelle, n’est en fait qu’une ultime sous-période d’un long Moyen Âge » (p. 187) ne convainc donc qu’à moitié. Il me semble qu’insister sur le fait que la Renaissance n’est pas une période ni une sous-période, mais un phénomène culturel à la chronologie complexe, et non exclusif de phénomènes culturels opposés au même moment, rend mieux intelligible le fait qu’elle soit inventée bien avant la fin du Moyen Âge (début XIVe siècle pour les fourriers, Giotto au premier chef).

Le parfum du Moyen Âge

Certains tiqueront en voyant proposée l’annexion au Moyen Âge de siècles qui n’ont pas ce que, faute de mieux, l’on pourrait appeler le parfum, la couleur et le goût du Moyen Âge (le costume médiéval ? les châteaux forts ? les chevaliers ?). Or on doit reconnaître que ces aspects ne sont pas rien, dans la perception d’une époque, quand même ils n’appartiendraient pas au plan le plus infrastructurel. Pour persuader son lecteur du bien-fondé du « long Moyen Âge », l’auteur se place sur un plan plus profond : il a raison, mais n’est-ce pas pour ainsi dire prendre la notion de Moyen Âge trop au sérieux ? Dès lors que, même pour le médiéviste, le Moyen Âge est affecté par de tels aspects, ce « long Moyen Âge » peut-il s’imposer vraiment, ou n’a-t-il qu’une fonction heuristique ? Et ne faudrait-il pas une appellation différente, d’autant que l’adjectif « long » fait perdre tout sens à l’adjectif « Moyen » ?

Enfin, à qui douterait de la nécessité d’une périodisation non conventionnelle comme celle qui est proposée ici, fondée sur le « contenu » historique des périodes et non sur des bornes léguées par la tradition, par définition contestables, le livre ne répond pas suffisamment. Une périodisation globale, pour tous les domaines de l’histoire, voire pour toutes les régions du monde, est-elle vraiment indispensable en dépit des erreurs qu’elle fait nécessairement commettre ? Et, si oui, pour quoi faire ? Qu’est-ce qui fait une période, et qu’est-ce que l’historien fait de cette notion ?

L’anachronisme « n’est pas la confusion des dates, mais la confusion des époques », écrivait Jacques Rancière. S’il s’agit d’affirmer l’existence de nombreux points communs entre les hommes vivant en ce temps-là, et de poser des époques homogènes et dotées d’une forte altérité, alors le risque est grand de rendre difficile la saisie de la nouveauté et de l’irruption d’un « autre temps » — bref, rien de moins que le changement historique [3]. Quant au thème de la mondialisation, il est évoqué, mais au bout du compte mobilisé de façon trop allusive pour satisfaire notre curiosité. L’auteur ne reviendra hélas pas sur ces aspects, qu’il a moins défrichés que le « long Moyen Âge ». Il défend ici ce dernier avec talent, et laisse ainsi une nouvelle contribution, la dernière sans doute de cette œuvre qui occupe une place centrale dans notre connaissance du Moyen Âge.

par Pierre Savy, le 2 avril 2014

Pour citer cet article :

Pierre Savy, « L’histoire à la découpe », La Vie des idées , 2 avril 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-histoire-a-la-decoupe

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Notes

[1D’abord, semble-t-il, dans la préface de Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris, Gallimard, 1977, p. 9-11. On la trouve ensuite dans divers articles, dont l’un est repris (avec pour titre « Pour un long Moyen Âge ») dans L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 7-13. Enfin et surtout, un recueil d’articles initialement publiés dans le magazine L’Histoire en 1980-2004 est publié comme livre, avec pour titre Un Long Moyen Âge (Paris, Tallandier, 2004).

[2Norbert Elias, Über den Prozeß der Zivilisation. Soziogenetische und Psychogenetische Untersuchungen, Bâle, Haus zum Falken, 1939, traduction française La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 et La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1976.

[3Voir Jacques Rancière, « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien », L’Inactuel. Psychanalyse et culture, 6, 1996 (« Mensonges, vérités »), p. 53-68. Je me permets de renvoyer à mon texte « De l’usage de l’anachronisme en histoire médiévale », 13 novembre 2013.

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