C’est en philosophe que Claire Pagès propose une présentation d’ensemble de l’œuvre de Norbert Elias. L’œuvre, majeure pour les sciences sociales, est pourtant résolument et excessivement anti-philosophique.
À propos de : Claire Pagès, Elias, Les Belles Lettres
C’est en philosophe que Claire Pagès propose une présentation d’ensemble de l’œuvre de Norbert Elias. L’œuvre, majeure pour les sciences sociales, est pourtant résolument et excessivement anti-philosophique.
Pourquoi et comment, dans une collection largement dédiée à des œuvres philosophiques, présenter la pensée de Norbert Elias, sociologue d’origine juive allemande né à Breslau en 1897 et mort à Amsterdam en 1990 ? L’ouvrage de Claire Pagès s’ouvre sur cette question, qui n’est pas rhétorique et constitue même un de ses enjeux. La sociologie d’Elias a certes accédé, encore qu’avec difficulté, au rang de « classique », et la philosophie ne peut demeurer sourde aux travaux considérés comme majeurs menés en sciences humaines. Le Elias de Claire Pagès honore d’ailleurs cette conviction. Reste que, si nombre de sociologues furent, comme Elias, formés à la philosophie pour ensuite s’en détacher, il s’agit d’une rupture qui structure toute la trajectoire de l’auteur du Procès de civilisation [1]. Elias, en effet, fait preuve d’une belle constance dans son « anti-philosophisme » (p. 26) : n’accuse-t-il pas tout simplement les philosophes d’être « aveugles à la réalité » ? Si l’on veut accorder au « projet général éliasien » et au geste épistémologique de sa sociologie historique l’attention philosophique qu’ils méritent, on devrait dès lors, selon Claire Pagès, lui être quelque peu infidèle, et récuser la dichotomie, datée, de la sociologie et de la philosophie qu’il promeut.
Claire Pagès propose dès lors de « traduire » ou de « retraduire » Elias, philosophiquement. Elle suggère pour commencer de passer outre certains de ses jugements rapides — Descartes et Kant, en particulier, auraient réduit les individus à des « statues pensantes », à des êtres isolés, sans histoire [2] — et montre que ceux-ci servent surtout de repoussoirs pour défendre une conception relationnelle et processuelle du social, ancrée dans l’observation et l’histoire.
D’évidence, le travail de l’auteure est nourri d’une connaissance fine des grandes œuvres dont Elias s’irrite de manière récurrente — les philosophies modernes du sujet, les idéalistes allemands, la philosophie critique. Sans la revendiquer, Claire Pagès assume pleinement une forme de distance méthodologique qui rappelle le point d’Archimède cher à Max Weber, à savoir une position suffisamment éloignée pour offrir le meilleur point de vue sur l’objet. La prudence de l’auteure s’accompagne par ailleurs d’une (trop ?) grande bienveillance dans l’interprétation, au demeurant utile dans un programme qui présente une ambition pédagogique : donner une vision d’ensemble du parcours et des travaux d’Elias.
Cette présentation est marquée par le choix de trois fils directeurs qui se justifient aisément. En premier lieu, l’importance accordée à l’affectivité, souvent déniée en philosophie comme en sciences sociales, et l’adoption d’une perspective de longue durée. Pour Elias, les besoins d’ordre affectif sont parmi les plus déterminants de l’existence humaine, mais comme toutes les autres dimensions de celle-ci, ils sont socialement façonnés et se transforment progressivement sous l’effet de multiples causes (économiques, politiques, culturelles), à la fois liées et irréductibles les unes aux autres. La théorie du procès de civilisation d’Elias emprunte d’autre part beaucoup à Freud puisqu’elle s’intéresse aux « contrôles » que l’individu exerce plus ou moins inconsciemment sur ses comportements et ses pulsions ; il s’agit toutefois de mettre l’accent sur le caractère évolutif et socialement contraint desdits contrôles, dans la perspective d’un dialogue critique avec la psychanalyse. La troisième et dernière entrée est celle de la sociologie de la connaissance ; elle a trait au statut des disciplines et aux relations entre celles-ci.
Précédés par des repères chronologiques sur la vie de l’auteur et la liste des textes utilisés, 7 chapitres s’enchaînent qui font la part belle à l’œuvre qu’ils reconstruisent plutôt qu’à la littérature secondaire. Claire Pagès n’hésite pas à rapprocher des écrits de nature diverse et datant de périodes très éloignées — du début des années 1930 à la fin des années 1980. Elle pointe des rapprochements philosophiques intéressants — en rappelant la réflexion, contemporaine de celle d’Elias, de Walter Benjamin sur l’historicité et l’expression des affects (p. 49). Elle souligne le caractère « spinoziste » de la « suspension du jugement » prônée par Elias (p. 52), pour qui il s’agit toujours de comprendre plutôt que de juger, ou encore une forme de proximité avec Hobbes dans l’analyse de ce qui rend la guerre nécessaire ou possible (p. 131). Le livre propose enfin un glossaire et des notices biographiques des auteurs qui ont influencé Elias, mais aussi des personnages qui l’ont inspiré (tel Mozart) et des chercheurs qui ont travaillé avec lui.
Il ne s’agit bien sûr pas de faire l’impasse sur la théorie du processus de civilisation, qui concentre les apports de la sociologie d’Elias, désormais bien connus. La présentation met cependant en valeur des aspects moins souvent relevés par les historiens et les sociologues, ou adopte un ton un peu différent. À côté du rappel du caractère « non planifié » du processus de civilisation, de l’importance des différentiels de pouvoir, ou de la dimension socialement construite des affects comme de l’autocontrainte, Claire Pagès s’intéresse notamment à la question des « invariants », qui entre en tension avec le constructivisme presque absolu d’Elias. Elle relève que celui-ci n’a pas nié qu’il existe des affects « fondamentaux », mais plutôt insisté sur le fait que leur intensité et leur rôle varient et que c’est surtout la dimension « apprise » des contrôles comportementaux qui constitue un universel (p. 61). L’auteure dénoue aussi avec simplicité le problème de l’optimisme et de l’ethnocentrisme d’Elias, qui a nourri nombre de malentendus sur sa pensée (p. 54). Critique de « l’idée du Progrès », la sociologie historique s’intéresse avant tout aux causes des processus d’évolution sociale, tout en reconnaissant que ceux-ci peuvent être marqués par des progrès. À savoir : une relative pacification des sociétés, une conscience de soi élargie et décentrée, dont il importe tout particulièrement, sous peine de les perdre, de mettre au jour les conditions historiques et sociales de possibilité.
Comme le met en évidence Claire Pagès, cette tâche — rendre compte des transformations sociales, des progrès comme des régressions — participe donc, pour la sociologie, d’une mission compréhensive et explicative essentielle et indissociable de son objectif émancipateur : « chasser les mythes », « lever le voile » qui occulte les concepts, afin que les hommes puissent mieux agir, de manière plus raisonnable. Une mission d’autant plus vitale pour le devenir des sociétés humaines que celui-ci est constamment menacé par les « illusions » qui caractérisent tout autant le processus de civilisation. Il y va notamment du caractère « fantasmatique » de l’expérience de soi moderne, bien résumée par l’image de « l’homo clausus », qui oppose de manière totalement fictive l’individu à la société alors que l’un(e) n’existe de toute évidence pas sans l’autre (p. 70 sq.). D’où le titre d’un texte qui devait venir compléter le grand ouvrage de 1939, « la société des individus », une expression qui indique qu’il n’en existe en réalité pas d’autre, que les deux sont indissociablement liés. Elias souligne, dans ses derniers essais, dont « Les transformations de l’équilibre “nous-je” » (1987), les « effets de retardement » (p. 87 sq.), tout aussi synonymes d’égarements, dus entre autres aux nationalismes et qui empêchent, à l’ère mondialisée, de prendre assez de distance avec soi pour se voir comme faisant partie d’un ou de groupes humains parmi d’autres, dépendant définitivement de tous les autres à l’échelle planétaire. À ce sujet, Claire Pagès suggère avec raison que la sociologie d’Elias ne s’est pas seulement portée sur le caractère de plus en plus englobant des unités de survie dans une visée descriptive. Elle débouche en effet sur une réflexion, aux accents nettement philosophiques et politiques, sur l’importance des utopies, en particulier celle de la fin de l’État (p. 137).
Claire Pagès engage par ailleurs la discussion sur les positions respectives d’Elias et d’Axel Honneth. Elle souligne que, chez le premier, à la différence du second, « le rapport entre les individus n’est pas un rapport de reconnaissance » (p. 144), pas plus qu’un rapport de pure opposition à l’altérité. Pour Elias, ces manières d’appréhender les choses seraient trop réductrices pour rendre compte de la complexité des relations qui tissent le social et façonnent les individus. Claire Pagès restitue par ce biais, comme en négatif, deux dimensions essentielles de la sociologie des « configurations », qui entend dépasser l’alternative stérile entre, d’un côté, les approches qui réifient le social — approches pour lesquelles la société est première et détermine les comportements et les destinées — et, de l’autre, les approches individualistes — qui voient au contraire la société comme une réalité seconde, résultant de l’agrégation des individus et de leurs actions plus ou moins volontaires. L’une de ces dimensions est omniprésente dans les travaux sur Elias. Elle insiste sur le caractère non intentionnel et largement inconscient des relations de dépendance réciproque entre les individus. L’autre trait majeur de la sociologie d’Elias, peu souvent décrit en des termes aussi clairs, renvoie à l’importance de la « domination » (p. 146), du conflit, de la lutte. Il consacre le caractère central des relations de pouvoir et de leur transformation, non seulement entre les classes sociales, mais entre les sexes et les générations, et bien sûr entre les États, lesquels participent directement de la (dé-)civilisation des sociétés humaines à l’ère moderne et contemporaine.
Le traitement du nazisme l’atteste encore : les enjeux sociologiques, épistémologiques et politiques peuvent difficilement être dissociés. Les Allemands – récemment paru en français, et dont Claire Pagès exhume l’excellent compte rendu de la version anglaise qu’on doit à Erik Neveu [3] – en offrent une parfaite illustration. Elias y retravaille le thème du Sonderweg à travers l’étude de la singularité de la formation de l’État en Allemagne, complétant plutôt qu’amendant les thèses développées dans les années 1930 sur le rôle de l’État dans la « dynamique de l’Occident ». Mais il y dévoile aussi le cœur ou le noyau éthique du procès, cette capacité progressive de se mettre à la place d’un « autre » de plus en plus différent et éloigné de « nous ». Nullement naturelle ou innée, cette capacité est en réalité le produit fragile d’un apprentissage séculaire que les nazis, comme d’autres, ailleurs, ont tenté de réduire à néant, touchant ainsi à « une sphère profonde de la solidarité existant entre tout ce qui porte face humaine », pour reprendre les mots de Jürgen Habermas [4]. Les études sur les Allemands confirment enfin que l’auteur sait tenir le rôle de témoin à la fois engagé — par le hasard de sa biographie, qui en fait, ainsi que ses proches, une victime directe du nazisme — et remarquablement détaché — comme l’attestent les passages de l’œuvre consacrés à l’aveuglement des juifs allemands, rappelés par Claire Pagès.
La théorie de la connaissance d’Elias, sa conception de la sociologie et de son rapport aux autres disciplines constituent le dernier volet de cette présentation philosophique, toujours dans une optique assez iconoclaste et néanmoins très respectueuse de la lettre et de l’esprit des textes. Sans la creuser tout à fait, Claire Pagès n’élude pas la question de la normativité d’un point de vue qui ne se conçoit lui-même que comme distancié (p. 157). En même temps, elle restitue fidèlement le geste éliasien : ce qu’il advient des hommes et des femmes qui vivent ensemble ne peut faire l’objet d’un savoir hyperspécialisé et hermétique. C’est là une critique qu’on retrouve chez le philosophe Theodor Adorno, à l’égard duquel le sociologue Elias se montre ambivalent. Pour lui, une perspective réaliste est nécessairement englobante et généraliste ; les perspectives doivent se compléter, au delà même des sciences humaines. Mais si le dialogue s’impose entre la sociologie, la psychologie, la biologie et l’étude des relations internationales, une frontière se voit réaffirmée avec force entre, d’un côté, ces regards scientifiques sur l’humain, nourris par l’empirie, et, de l’autre, une philosophie qui serait par essence dénuée de tout souci de réalisme.
Plus largement, penser avec Elias impliquerait de récuser les grandes idéologies qui se sont traduites dans le champ des savoirs — tels le libéralisme et le socialisme, dès le XIXe siècle — mais aussi toute manière dichotomique et statique de penser (individu versus société, nature versus culture, structures versus histoire), au profil d’une approche processuelle bien plus conforme aux faits (p. 164 sq.). Ainsi Elias entend-il contribuer à sauver le caractère évolutionnaire, et par-là révolutionnaire, de la pensée de Marx, mais aussi de Comte. De même, Elias reconnaissait à la dialectique de Hegel d’avoir permis de sortir des écueils du dualisme, et de mettre en cause la pensée dichotomique, qui oppose le corps, et donc la connaissance du corps, et l’esprit. Elias ne nie pas pour autant l’autonomie (relative) de la sociologie, et moins encore la différence entre le modèle de l’évolution biologique, par le gène, et celui qui, par le symbole, caractérise le changement social. De Comte et Hegel, si souvent maltraités et que Claire Pagès connaît bien, Elias prolongerait encore l’idée qu’une théorie sociale conséquente doit faire le deuil de l’idée de commencement absolu ; il partagerait avec eux la conviction de la dimension collective — c’est-à-dire historique — de la connaissance, symbolisée par la course au flambeau (p. 204).
Claire Pagès ne s’attarde pas sur le problème de la réception de l’œuvre. Sur le plan des enjeux pour la philosophie française contemporaine, elle mentionne les études s’intéressant à la (non-) prise en compte de la souffrance sociale, par exemple chez Christophe Dejours. Celles-ci feraient écho à certaines thèses de La solitude des mourants, où Elias revient sur une zone d’ombre du procès de civilisation occidental, qui amène à exclure comme peu d’autres le vieillard et le malade du monde des vivants. Claire Pagès salue ainsi l’actualité d’une théorie sociale désenchantée, critique de la modernité sans être antimoderne. Au fond, la pensée d’Elias n’aurait qu’un seul gros défaut, presque une incohérence : l’exclusion définitive de la philosophie de son projet scientifique. Et pourtant, on l’a rappelé, les analyses qu’Elias consacre notamment à la genèse et au dépassement (souhaitable, voire nécessaire) de l’État-nation contribuent, presque malgré lui, à jeter un pont entre la sociologie historique et la philosophie et la théorie politiques, dès lors qu’il s’agit dans les deux cas de penser une Europe post-nationale et, au-delà, le difficile devenir de l’idée cosmopolitique [5].
Philosophes ou pas, tous ceux qui sont curieux de l’œuvre d’Elias ont à apprendre de ce livre. Ils apprécieront ses commentaires éclairants et accessibles sur des questions théoriques majeures, et qui remettent à leur juste place les erreurs ou la mauvaise foi d’Elias à l’égard de la philosophie. Les chercheurs en sciences sociales seront peut-être déroutés par la dimension exégétique et digressive du propos. Ils n’en trouveront pas moins cette présentation rafraîchissante. On peut tout au plus regretter que la lecture de Claire Pagès accorde presque trop de crédit à l’ambition sociologique d’Elias et peu d’espace aux ambiguïtés et aux hésitations dont l’œuvre n’est pas exempte.
par , le 31 mai 2018
– Norbert Elias, La dynamique sociale de la conscience. Sociologie de la connaissance et des sciences, trad., Présentation par Marc Joly, Préface de Bernard Lahire, Paris, La Découverte, 2016.
– Norbert Elias, Les Allemands, trad., Précédé de Barbarie et « dé-civilisation » de Roger Chartier, Paris, Seuil, 2017.
Florence Delmotte, « Elias, l’antiphilosophe », La Vie des idées , 31 mai 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Elias-l-antiphilosophe
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[1] Über den Prozess der Zivilisation, l’ouvrage majeur publié pour la première fois en allemand en 1939 à Bâle, sera plus tard partiellement traduit en français sous la forme de deux livres séparés : La civilisation des mœurs et La dynamique de l’Occident (Paris, Calmann Lévy, 1973 et 1975, rééd. Pocket).
[2] Norbert Elias, « Conscience de soi et image de l’homme », in La société des individus, trad., Paris, Fayard, 1991, rééd. Pocket, 1991, p. 136 sq.
[3] Erik Neveu, « Elias et les Allemands », Revue française de science politique, n° 5, 1997, p. 645-653.
[4] J. Habermas, « Conscience historique et identité post-traditionnelle » in Écrits politiques. Culture, droit, histoire, traduit de l’allemand par Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Éditions du Cerf, 1990, p. 297.
[5] Certains travaux de Jean-Marc Ferry sur l’Europe illustrent la fécondité d’une telle référence à la sociologie d’Elias : voir Jean-Marc Ferry, La république crépusculaire. Comprendre le projet européen in sensu cosmopolitico, Paris, Cerf, 2010, et De la civilisation. Civilité, Légalité, Publicité, Paris, Cerf, 2001.