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Trente ans après la fin du franquisme, la question nationaliste ne soulève plus les mêmes passions et les mêmes inquiétudes parce que ses liens avec la souveraineté se sont relâchés. A l’heure de l’Europe, selon Josep Ramoneda, l’idée d’une nation de nations n’a rien de contradictoire.

1. – Fin 2008, l’organisation de consultations non officielles sur l’indépendance en Catalogne a attiré l’attention de la presse internationale. Depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, l’intégration de la Catalogne en Espagne a été un problème récurrent, et le débat n’est pas clos. Le changement de génération a donné un nouvel horizon à la question catalane. La génération de la transition (du franquisme à la démocratie) n’avait jamais mis en doute l’appartenance de la Catalogne à l’Espagne. Elle était tenue par les consensus, les compromis, et même par la peur de la régression, qui servirent à assurer le passage du régime dictatorial au régime démocratique, avec la figure du roi comme bon traître : porteur de la légitimité du régime antérieur (Franco le plaça sur le trône), ce dernier rendit possible le démantèlement des institutions franquistes et la construction d’institutions nouvelles. Les nouvelles générations de Catalans ont été formées en catalan, dans la culture catalane et les mythes de référence locaux, si bien que leur perspective est nécessairement différente de celle de leurs aînés. Pour beaucoup d’entre eux, le caractère national de la Catalogne apparaît comme quelque chose de naturel, qui figure dans les manuels. Certaines questions auparavant taboues, comme l’indépendance, sont désormais très dédramatisées. Les temps changent et les sociétés aussi.

2. – Le deuxième article de la Constitution espagnole de 1978 indique : « La Constitution se fonde sur l’indissoluble unité de la Nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols, et reconnaît et garantit le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui l’intègrent et la solidarité entre elles ». La distinction entre nationalités et régions fut le cheval de bataille des discussions des législateurs. L’Espagne sortait d’une dictature qui tenait pour l’une de ses consignes la phrase « plutôt rouge que morcelée ». Les vieux pouvoirs – et tout spécialement l’armée – cherchaient à prendre la tutelle du projet constituant. Le mot nationalité, qui en des lieux comme l’ex-Union Soviétique avait été utilisé pour désigner les minorités ethniques et culturelles, fut l’euphémisme choisi pour différencier la Catalogne, le Pays Basque et la Galice (territoires aux prétentions de nations historiques) du reste des communautés autonomes (régions), dont certaines venaient d’être dessinées.

À partir de là, un important processus de décentralisation de l’État fut lancé, qui attribuait une grande partie des ressources budgétaires aux gouvernements autonomes, même si le gouvernement espagnol maintenait un contrôle politique important. On pourrait dire que l’Espagne est un pays très décentralisé dans ses dépenses, mais beaucoup moins dans la prise de décisions politiques. Certains services étatiques de base sont cependant transférés aux autonomies. La Catalogne a par exemple une compétence exclusive en matière de santé, d’éducation, de culture et de gestion de la Justice, même si l’échelle juridictionnelle aboutit au Tribunal Suprême espagnol. Elle dispose d’une police propre et d’une capacité d’imposition, bien que cette dernière ne porte pas sur la totalité des impôts.

Trente ans plus tard, le débat sur l’article 2 de la Constitution est de retour. En 2004, le gouvernement catalan de gauche, issu de la première alternance après plus de vingt ans d’hégémonie du nationalisme conservateur, amorça un processus de réforme du Statut catalan qui, après plusieurs mois de tourmente politique, fut approuvé par le Parlement catalan, sensiblement retouché par le Parlement espagnol et finalement ratifié en référendum par le peuple catalan, comme l’établit la loi. Le Statut de la Catalogne est une loi organique qui régule le rôle de la Catalogne au sein de l’État espagnol. La Catalogne y est définie comme une nation dans le préambule, et le drapeau, la fête et l’hymne sont qualifiés de symboles nationaux dans la première partie des articles. Il est aussi dit que « La langue propre de la Catalogne est le catalan », et que « Le catalan est la langue officielle de la Catalogne. Le castillan, qui est la langue officielle de l’État espagnol, l’est aussi. » Le Statut a disposé de l’appui de 85% des députés du Parlement catalan. Il a été approuvé par référendum en Catalogne avec une faible participation, légèrement inférieure à 50%, et 74% des votes pour le oui, malgré la campagne en faveur du non menée par Esquerra Republicana, qui le considère insuffisant, et par le PP. Le PP a posé des recours contre plusieurs articles du Statut devant le Tribunal Constitutionnel, et le débat de 1978 est à nouveau d’actualité.

3.- La Catalogne est un pays méditerranéen – une nation, selon 85% des députés catalans-, situé au Nord Est de l’Espagne, étendu sur 32 000 km2 et peuplé par 7 millions et demi d’habitants. Quatre millions de citoyens se concentrent dans l’aire métropolitaine de Barcelone. La population de la Catalogne a régulièrement augmenté au cours du XXe siècle, au fil de différentes vagues d’une immigration espagnole. La dernière arrivée massive de travailleurs venus de l’Espagne pauvre coïncida avec la phase de développement des années 1960. Jusqu’au milieu des années 1990, l’immigration étrangère restait inexistante tant en Catalogne qu’en Espagne. En moins de quinze ans s’est produit un énorme saut démographique : un million et demi des habitants actuels de la Catalogne proviennent de l’immigration étrangère.

Située à 600 kilomètres de Madrid, en périphérie du système, la Catalogne fut pendant la dictature l’un des principaux moteurs de développement économique avec la capitale espagnole et le Pays Basque. Sa modernisation contrastait avec la situation de l’Espagne profonde. Trente ans plus tard, la Catalogne a perdu le monopole de la modernité en Espagne. Madrid, avec son aire métropolitaine de six millions d’habitants, est devenue une capitale mondiale, qui rayonne vers l’Amérique latine, dotée d’une économie à haut risque fondée sur le capital financier et sur la construction. La Catalogne a maintenu son traditionnel tissu industriel dense, mais présente ses limites historiques, notamment en raison de l’absence de pouvoir financier fort qui lui permette de disposer de compagnies de grande taille capables de soutenir la concurrence en première division internationale. Alors que le nationalisme modéré de Jordi Pujol (qui a présidé la Catalogne entre les premières élections démocratiques de 1980 et 2003) menait un processus de nation building surtout compris en termes linguistiques, les socialistes, depuis le pouvoir municipal et avec le maire Pasqual Maragall à leur tête, profitèrent des Jeux Olympiques de 92 pour faire de Barcelone une référence urbanistique et culturelle sur la carte mondiale. Des tensions internes apparurent dès lors entre nationalistes et urbanistes, ou si l’on préfère, entre territoire et capitale.

4. – La Catalogne a progressivement produit un système politique propre, différencié du système espagnol. Alors qu’en Espagne s’est consolidé un bipartisme imparfait, qui ne donne la possibilité de gouverner qu’à deux partis, le PP à droite et le PSOE à gauche, cinq partis composent la vie politique en Catalogne : le PP à droite, CiU dans le large espace du nationalisme conservateur, le PSC (frère du PSOE) au centre gauche, Iniciativa, héritière de la tradition communiste et convertie à l’écologie, et Esquerra Republicana, véritablement indépendantiste. En dehors du PP, qui a toujours joué un rôle secondaire en Catalogne, tous ces partis ont occupé des positions de gouvernement. La coalition CiU gouverna pendant 23 ans, d’abord en alliance avec Esquerra Republicana, ensuite avec des majorités absolues, et enfin avec l’appui externe du PP. En 2003 a eu lieu l’alternance. L’axe de la politique catalane s’est déplacé de l’opposition nationalistes/non nationalistes (ou nationalistes espagnols diraient certains) à l’opposition droite/gauche. Un gouvernement de coalition a été formé, rassemblant les socialistes, les ex-communistes et les indépendantistes. Le manque de pratique de la coalition a généré des situations qui ont beaucoup usé le gouvernement. En cette année d’élections législatives catalanes, lors desquelles le nouveau président de la Generalitat sera désigné, les nationalistes de CiU ont l’avantage dans les enquêtes.

5.- Pendant les six années de gouvernement de gauche – présidés par les socialistes Pasqual Maragall et José Montilla- plusieurs faits importants se sont produits et ont secoué la société catalane. À partir de 2003, Esquerra Republicana, alors menée par Josep Lluís Carod Rovira, s’est présentée à l’électorat avec un discours que l’on pourrait qualifier d’indépendantisme laïc : être en faveur de l’indépendance ne signifie pas être nationaliste. Ce qui signifie que l’indépendantisme ne requiert aucun acte de foi ou d’adhésion patriotique, et que l’on peut être indépendantiste par simple pragmatisme. L’indépendance ne doit pas être un mécanisme d’exclusion : aucun citoyen habitant et travaillant en Catalogne (ce qui est la définition usuelle du Catalan, établie par Jordi Pujol à la fin du franquisme) ne doit se voir imposer de péage ou de condition quelconque en raison de l’indépendance. Ce discours fut un trampoline qui donna à Esquerra Republicana de magnifiques résultats, et permit ensuite l’expansion de l’indépendantisme, sa sortie de la marginalité et sa conversion en option politique susceptible d’entrer en concurrence avec tout autre option. Avec en outre la valeur ajoutée de la transgression, attractive pour l’électorat jeune, l’indépendance n’étant pas envisagée par la Constitution. Le prix à payer par Esquerra, pour avoir ainsi réussi à naturaliser l’indépendance, a été la perte du monopole de l’indépendantisme dont ce parti avait joui traditionnellement. Il le paiera probablement sous forme de coûts électoraux. Aujourd’hui cependant, l’indépendantisme atteint quasiment tous les espaces idéologiques en Catalogne.

En 2006, la Catalogne a élu pour la première fois un président « charnego ». « Charnego » est le nom méprisant donné aux immigrés qui arrivaient en Catalogne en provenance d’autres régions d’Espagne. Le choix d’un président qui n’est pas né en Catalogne clôt le processus de construction nationale et met définitivement fin à tout risque de fracture culturelle du pays. Depuis la deuxième législature de José María Aznar, la tension entre la Catalogne et l’Espagne a considérablement augmenté. Aznar avait en tête un processus de restauration qui aurait maîtrisé l’Etat des autonomies. Lorsque Zapatero arriva, il promit de développer une idée d’Espagne plurielle, ce qui alimenta une série de réformes de statuts dans différentes communautés autonomes. La promesse initiale de Zapatero généra d’abord une détente avec la Catalogne, qui dériva ensuite vers la frustration, lorsque l’on s’aperçut que la proposition contenait davantage de limites que de possibilités nouvelles.

Les promesses de Zapatero se sont progressivement évaporées et le processus d’élaboration d’un nouveau Statut et son développement postérieur se sont soldés par une série de déceptions. Le PP a alors mené à bien une campagne très dure en recueillant des signatures contre le Statut dans toute l’Espagne, qui souleva de nombreux ressentiments. Les contradictions entre la Catalogne et l’Espagne sont aujourd’hui visibles et l’éternelle question de l’intégration de la Catalogne devient à nouveau brûlante. Une sentence négative du Tribunal Constitutionnel pourrait aggraver la situation. C’est pourquoi douze journaux catalans, menés par “La Vanguardia” et “El Periódico”, ont publié un éditorial commun en faveur de la dignité de la Catalogne, réclamant la prudence du Tribunal dans la rédaction de la sentence, et cherchant à mobiliser au centre du pays pour éviter que les secteurs les plus radicaux ne capitalisent une sentence défavorable. Différentes associations d’entreprises, syndicales et sociales ont adhéré au manifeste. Il s’agissait d’un avertissement à l’Espagne : attention, nous pourrions avoir un problème.

6.- La Catalogne entre dans une année électorale. Les citoyens font preuve depuis quelques temps d’un certain détachement de la politique, participant faiblement aux élections et manifestant une certaine lassitude. La campagne de référendums non officiels sur l’indépendance, lancée par différents collectifs d’activistes, a obtenu des résultats modestes, et aura sans doute des difficultés à continuer dans l’avenir. Il n’est pas facile de maintenir la tension en faveur de ces élections sans caractère officiel, qui ne produisent par conséquent aucun effet légal. Toutefois, le mouvement indépendantiste est venu réanimer une vie politique qui somnolait. Et tous les partis ont dû se positionner d’une manière ou d’une autre en fonction de lui.

De toutes manières, les Catalans choisiront fin 2010 entre les différentes options : l’espagnolisme (et le fondamentalisme constitutionnel) du PP ; le souverainisme de CiU, ouvertement indépendantiste d’une main pour attirer une partie de l’électorat, et qui renvoie de l’autre toute expectative à des temps meilleurs pour ne pas effrayer le vote modéré ; la permanence en Espagne et le plein développement du Statut du PSC et de Iniciativa ; et l’indépendantisme avéré d’Esquerra Republicana. Quelle que soit la sentence du Tribunal Constitutionnel, les tensions continueront, dans la mesure où ce qui confère de la légitimité en Catalogne la retire en Espagne et vice-versa.

7.- La complexité du démos catalan, où le nombre de citoyens qui affirment se sentir seulement catalans ou plus catalans qu’espagnols est tout juste légèrement supérieur à ceux qui disent se sentir autant catalans qu’espagnols, soutient l’interprétation selon laquelle il s’agirait là d’un conflit artificiellement gonflé par les élites locales. Mais un ballon ne se maintient pas si longtemps sans un flux de gaz qui l’alimente. L’arrivée d’un million et demi d’immigrés étrangers en un peu plus de dix ans est venue compliquer davantage la situation. Il s’agit en outre d’une immigration aux origines très diverses (maghrébine, roumaine, latino-américaine, subsaharienne, pakistanaise, indienne, philippine, et un long etc.), ce qui empêche toute généralisation.

Sans aucun doute, la langue – le catalan – est l’élément de référence de l’identité catalane. La politique de l’immersion linguistique, approuvée en son temps par le Parlement catalan et validée par le Tribunal Constitutionnel, qui fait du catalan la langue véhiculaire d’enseignement, a empêché la fracture du pays en deux communautés linguistiques. Mais la Catalogne lutte pour être reconnue comme une nation politique – c’est-à-dire, comme un interlocuteur bilatéral de l’Espagne doté d’une capacité à développer ses aspirations d’autogouvernement jusqu’où l’entendent ses citoyens, et non pas uniquement en termes linguistiques ou culturels.

Trente ans après, faut-il continuer à maintenir l’euphémisme des nationalités pour éviter de parler de nations, comme le prétendent certains magistrats du Tribunal Constitutionnel ? Ou bien, la démocratie étant installée, est-il possible de parler sans peur de nation, et de nation de nations ? Selon une conception très classique de la souveraineté, l’idée de nation de nations n’est pas possible, car il est impossible de détenir deux souverainetés en même temps. Mais les temps passent, et les souverainetés sont de moins en moins ce qu’elles étaient. Les grands pays européens n’ont-ils pas cédé de grandes doses de souveraineté à Bruxelles sans qu’aucune catastrophe ne survienne ? Peut-être la reconnaissance mutuelle de l’Espagne et de la Catalogne comme des nations serait-elle la meilleure manière de s’entendre. Au bout du compte, s’il y a en Catalogne un quelconque indépendantisme possible, cela donnera quelque chose d’aussi peu épique que de passer d’une relation confédérale avec l’Espagne, à une relation confédérale avec l’Europe.

Traduit de l’espagnol par Jeanne Moisand.

par Josep Ramoneda, le 18 février 2010

Pour citer cet article :

Josep Ramoneda, « L’éternelle question catalane », La Vie des idées , 18 février 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-eternelle-question-catalane

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