Cet article est une traduction d’extraits de « Catalanisme » publié dans La Pàtria dels Catalans, Història, política, cultura, Barcelona, La Magrana, 2009, p. 228-242.
De tous les concepts utilisés pour définir les relations entre la société catalane et l’ensemble espagnol – société et/ou État –, celui de « catalanisme » est, probablement, le plus difficile à définir. Il en est ainsi dans la mesure où ce terme ne se réfère pas à une conception ou à une idée politique particulière, mais plutôt à une approche sentimentale et psychologique, individuelle ou collective, des Catalans à l’égard de leur pays et de tout ce qu’il représente. Il se réfère même parfois à ceux qui, nés hors de Catalogne, pensent partager ou partagent des motivations similaires. Toute prétention à définir précisément ce terme est par conséquent condamnée à l’échec, que ce soit pour des raisons herméneutiques ou conceptuelles.
Cela dit, on peut clarifier considérablement le sens de ce concept par le biais d’une approche mêlant à la fois la perspective historique et la théorie du nationalisme au sens large. Il est par exemple possible de cerner le moment précis au cours duquel a pris forme l’idée nouvelle d’une patrie propre dans la cosmovision catalane, et dès lors, celle de la nécessité de la défendre et de l’élever par l’empathie et le dévouement. Ce ne fut pas avant la deuxième moitié du XIXe siècle que, dans le contexte d’un nationalisme espagnol partagé par tous, des voix s’élevèrent pour revendiquer une attention particulière à la petite patrie. L’équilibre entre le sentiment d’appartenance à l’Espagne et l’enracinement dans une réalité plus proche se manifesta dans plusieurs expressions, dont la plus connue, « l’Espagne est la nation et la Catalogne, la patrie », établissait une hiérarchie de sens évidente entre les deux appartenances, la connotation politique essentielle s’orientant du côté de la nation politique qu’était l’Espagne. Aucun catalan n’avait de doutes sur ce fait décisif jusqu’à la génération du tournant du siècle. Ce fut précisément dans le cadre de ce sentiment d’obligation croissante envers le projet national espagnol que le besoin d’un sentiment compensatoire, lié à la patrie originaire et historique, prit peu à peu forme. Ces sentiments d’appartenance furent favorisés par divers facteurs, parmi lesquels les suivants méritent considération : les facteurs économiques – la dénommée « question protectionniste », bien plus ample que ce que le concept exprime –, les facteurs politiques – la faible importance de la participation politique catalane dans la vie de l’État – et enfin, la sensation patente d’une marginalisation des références historiques ou littéraires non castillanes au sein de la culture libérale espagnole.
Les débuts du catalanisme patriotique
Au cours de la décennie de 1840, l’un des fondateurs indiscutables du nationalisme espagnol moderne, Jaume Balmes, soutint avec une grande cohérence la thèse de la nécessité d’une politique catalane différenciée. Balmes se référait à une politique susceptible de défendre les intérêts industriels catalans, très différents de l’ensemble des intérêts économiques espagnols en raison de l’orientation de plus en plus agricole des exportations du pays. Au cours de cette même décennie et des années 1850, une stratégie commune fut mise en place par divers groupes lettrés et politiques catalans de claire tendance libérale, orientée vers la valorisation du passé, de la langue et de la culture catalanes. Faiblement politisé dans ses stades initiaux, ce mouvement, qui culmina avec l’organisation de la plate-forme poétique des Jeux Floraux en 1859 et dont le théoricien le plus ambitieux fut Manuel Milà i Fontanals, définit l’ensemble de la culture et de la langue régionales sous le terme de « catalanisme », sans lui attribuer de sens précis. Malgré cette limite et malgré l’étroitesse du programme culturel défendu, l’idée de rassembler les différentes branches de la culture pour exalter le passé historique et la réalité catalane se consolida au cours des décennies centrales du XIXe siècle et continua à s’affirmer au cours des décennies suivantes. Le mouvement d’exaltation et de revalorisation du patrimoine littéraire, culturel, archéologique ou paysager s’articula autour d’une série de disciplines et de pratiques, individuelles et collectives, et les unifia en les dotant d’un sens idéologique commun. Le qualificatif de « catalaniste » fut dès lors toujours plus attaché à la définition du profil culturel d’entités dédiées à l’excursionnisme, l’archéologie et le chant choral.
Politisation du concept
Ce fut pendant le Sexennat Démocratique (1868-1874) et la Première République (1873) que l’irruption d’une série de nouveaux groupes dans la politique catalane, bien qu’encore minoritaires, modifia le sens d’un concept jusqu’alors doté d’une signification culturelle et affective, mais dont la projection politique restait faible. L’usage politique du concept de « catalanisme » se produisit en général pour la première fois pendant le Sexennat Démocratique, et fut plus particulièrement le fait de certains secteurs du républicanisme fédéral. Parmi ces derniers, la figure la plus notable était celle de Valentí Almirall, qui commença le premier à s’éloigner de la politique officielle du républicanisme fédéral de Francesc Pi i Margall [l’un des présidents de la Ire République]. Ce dernier, catalan illustre établi à Madrid, s’était efforcé d’orienter le modèle d’Etat libéral hérité du libéralisme modéré des années cinquante du XIXe siècle vers le fédéralisme. Dans le contexte des débats internes au fédéralisme barcelonais, une petite entité dénommée Centre Catalaniste, la première à utiliser le terme « catalaniste » à des fins politiques déclarées, se constitua en 1873. Après l’effondrement de la Première République, Almirall et ses alliés prirent leurs distances avec l’orthodoxie du parti fédéral. Son groupe cherchait à fonder un mouvement de classes moyennes autour d’un projet que l’on pourrait qualifier de « catalaniste », dans le sens d’un repli politique et sentimental vers la région qui situait la participation à la politique générale espagnole en second terme. L’objectif final de ce courant ne visait rien d’autre, paradoxalement, que la recomposition de l’unité péninsulaire sur des bases plurielles. Dans la sociologie particulière d’Almirall, ce projet s’exprimait selon des termes différents de ceux du rationalisme égalitaire du fédéralisme, qu’il considérait dépassé : « Seule une harmonie entre l’esprit castillan généralisateur et le caractère analytique des régions de l’ancienne confédération aragonaise peut déboucher sur la synthèse d’une nouvelle organisation de l’État, qui nous porte vers une vie politique et sociale différente et nous élève aux yeux des nations cultivées ». En 1882 et 1885 respectivement, la fondation du Centre Catalan et l’initiative du Mémorial des griefs (Memorial de Greuges), signalèrent le moment culminant de ce pari politique. Les divergences entre Almirall, « fédéraliste » à la nord-américaine, et les groupes catholiques et modérément régionalistes qui constituèrent cette alliance ponctuelle, mirent fin à cet usage, encore très ouvert, du concept de « catalanisme ».
À partir de là et jusqu’au début du XXe siècle, l’idée de « catalanisme » se rapprocha en général du sens strict de revendication de la culture et de la personnalité politique maltraitée du pays, sans corollaire politique spécifique. Les groupes catalanistes se présentèrent en ce sens comme éloignés de la politique pratique et des manipulations du système de partis de la Restauration canoviste (même dans ses versions républicaines en marge du système dynastique) [1], qu’ils qualifièrent d’oligarchique et de corrompu de manière répétée. La publication de Lo catalanisme (1886) de Valentí Almirall, constitue la dernière tentative pour doter cet état d’esprit assez diffus d’une consistance politique, et pour répondre par la même occasion au développement parallèle d’un régionalisme de matrice catholique. L’expression la plus propre du courant du catalanisme catholique se trouve dans un travail publié dans l’intention explicite de freiner l’influence d’Almirall : La Tradition catalane (1892) de Josep Torras i Bages, évêque de Vic. Dans cette œuvre, le régionalisme, en association intime avec le catholicisme, se présente comme le bastion le plus sûr contre la révolution et la dissolution de la société. Comme l’évêque Torras le signalait dans l’un des chapitres de son œuvre : « La forme régionale est, répétons-le, une extension de la famille, et se base sur elle : chaque région est une fédération de familles unies entre elles par des liens naturels très étroits, et qui viennent peut-être toutes d’une même origine. Comment voulez-vous qu’une telle forme ne fût pas odieuse à la Révolution, dont l’idéal est l’abolition de la famille naturelle et chrétienne, et la constitution du phalanstère sous une forme plus ou moins nue ? » [2]
Régionalisme et nationalisme
Alors que se développait ce débat idéologique, deux concepts politiques, façonnés pour provoquer un virage à 180 degrés de la politique catalane, firent leur entrée en scène. Le premier était celui de « régionalisme », qui prétendait donner de la cohérence à la représentation et à la défense des intérêts politiques catalans dans le contexte de la politique espagnole, le plus souvent selon des analyses orientées par le positivisme scientifique alors à la mode. Le second fut celui de « nationalisme ». Ce dernier fut introduit par le groupe de l’association Jeune Catalogne, Enric Prat de la Riba en tête. Ce groupe se déclara explicitement nationaliste, sans préciser cependant quelle solution politique il considérait optimale ou viable pour les intérêts de la Catalogne. La radicalisation idéologique de ce groupe et le succès de la proposition d’intervention politique qu’il formula pendant la guerre de Cuba et des Philippines, au cours des années 1895-98, reléguèrent l’idée de catalanisme au rang qui lui avait été propre dans le passé : celui d’une défense générique des intérêts catalans, en particulier en matière culturelle, et celui de la valorisation d’un amour imprécis de la patrie. Le nationalisme naissant aspirait quant à lui à représenter de manière exclusive les revendications catalanes, marginalisant les autres expressions politiques enracinées depuis des décennies dans la société catalane. La nation (et par là, le nationalisme), était présentée comme l’unique justification de l’action politique, niant d’emblée toute légitimité aux diverses expressions de la politique libérale des décennies antérieures. Pour cette raison, et dans l’objectif explicite de marquer une rupture idéologique, Prat de la Riba et Pere Muntanyola affirmaient dans leur Précis de la doctrine catalaniste (Compendi de la doctrina catalanista), publié en 1894, que « L’État est une entité politique, artificielle et volontaire ; la Patrie est une communauté historique, naturelle, nécessaire » [3]. Une part importante de la politique nationaliste postérieure, en particulier pendant la première décennie du XXe siècle, s’orienta vers une sérieuse rupture sentimentale avec l’Espagne (État et société) pendant que l’on cherchait à réformer le système politique, dans la conviction que, si l’on n’y arrivait pas, la sécession se trouverait pleinement justifiée. Les implications de cette dernière hypothèse ne furent cependant jamais véritablement discutées en profondeur.
La Ligue Régionaliste [parti nationaliste fondé en 1901] et les groupes nationalistes les plus radicaux (ou moins conservateurs socialement) s’orientèrent donc vers une longue lutte à l’intérieur du système politique espagnol de la deuxième Restauration [1898-1923]. Devant l’ampleur de la tâche, la pratique culturelle simplement récréative ou festive, identifiée aux valeurs patriotiques activées par la rupture nationaliste du début du siècle, jouit d’une grande marge d’autonomie et de champ d’activité. Le catalanisme de sens diffus permit la survivance d’un ample répertoire d’entités et d’associations, bien enracinées dans les localités (ou dans les quartiers de Barcelone et des villes moyennes), au-delà des disciplines de parti. Il faut en effet rappeler que, malgré les objectifs unanimistes initiaux, le nationalisme politique né lors de la crise de 1898-1901 s’était divisé par la suite. En dehors de la désertion de personnalités notables du noyau fondateur – entre lesquelles on comptait par exemple l’architecte et homme politique Lluis Domènech i Montaner – , la visite du roi à Barcelone en 1904 provoqua le départ du parti, tout juste constitué, du secteur le moins nettement conservateur, qui commença alors sa trajectoire longue et erratique aux marges de la grande baleine. Au cours de la deuxième décennie du siècle, des figures comme le docteur Domingo Martí i Julià tentèrent de rapprocher le catalanisme de gauche des perspectives socialistes, sans jamais parvenir à vraiment s’enraciner socialement. Le résultat de ces phénomènes de fragmentation, aussi minoritaires qu’ils aient été, fut l’impossibilité d’une identification absolue entre le patriotisme catalan en général et le parti politique (la Lliga) fondé au début du siècle.
Au cours des années immédiatement antérieures au coup d’État de Primo de Rivera (1923), les tensions à l’intérieur du nationalisme se manifestèrent avec une force inusuelle. En marge des complications de la politique espagnole et du conflit social local, des événements aussi divers que les Pâques sanglantes irlandaises de 1916 et la Révolution russe l’année suivante donnèrent des ailes à la présence groupusculaire du nationalisme séparatiste. Après la dictature et l’échec de la transition politique imaginée par Francesc Cambó au nom du vieux parti nationaliste, les courants nationalistes de gauche et républicains constituèrent Esquerra Republicana (« Gauche Républicaine ») autour du vieux chef séparatiste Francesc Macià. Cette force politique de rassemblement devint le parti hégémonique en Catalogne pendant la Seconde République.
Le catalanisme sous Franco
Après 1939, les expressions politiques du nationalisme, du républicanisme et du mouvement ouvrier catalan furent vaincues et rendues illégales. Le catalanisme, en tant qu’expression générique de certains sentiments et d’un dévouement prépolitique au pays, occupa sous le régime dictatorial de Franco un espace exceptionnellement ample et diffus dans la société catalane. Le caractère extrêmement oppressif du régime franquiste à l’égard de tout ce qui pouvait s’identifier avec le nationalisme et le républicanisme catalaniste antérieur à la césure de 1939 – selon des modalités qui relèvent d’une authentique vengeance – conféra au catalanisme une auréole extraordinaire et une qualité d’identification collective directe et de grande résonance. Autour de l’idée de catalanisme s’élevèrent les premiers efforts et tentatives de défense de la personnalité et de la langue catalanes après la Guerre Civile. La difficulté d’initiatives à l’aspect revendicatif élémentaire, comme l’édition des œuvres de l’ecclésiastique et poète Jacint Verdaguer ou l’édition limitée d’œuvres au fort contenu religieux du poète Josep Maria de Sagarra, constitua un indubitable témoignage des limites imposées par le franquisme à la culture et à la langue catalanes. Elles représentaient, en même temps, des signes de continuité avec le passé, à l’intérieur du style et du ton du plus pur catalanisme culturel, c’est-à-dire à une certaine distance de la politique de partis. Paradoxalement cependant, la politisation de ces activités culturelles du catalanisme catholique – dont une partie se situa, avec plus ou moins d’enthousiasme, aux côtés des vainqueurs de la lutte civile – était comme produite à l’avance par l’aversion obstinée du régime franquiste envers toute manifestation qui rappela le passé immédiat. Un exemple notable des équivoques de cette période est représenté par l’épisode de l’ « intronisation » de la Vierge de Montserrat, en mai 1947, première manifestation publique de « catalanisme » – et non pas de résistance, comme on l’a dit parfois, puisqu’au fond une résistance armée existait encore à cette époque, menée par d’anciens soldats républicains – de l’après-guerre.
Le concept de « catalanisme » fut à partir de là préféré à tout autre pour définir l’ensemble hétéroclite d’activités culturelles et crypto-politiques de défense de la culture et de la langue catalanes. Des personnes et des groupes de filiation très diverse s’y retrouvaient : catholiques et non catholiques, républicains et monarchistes, conservateurs et progressistes. Et plus important encore : dans les cénacles et les associations discrètement catalanistes confluèrent des personnes et des groupes qui, pendant la Guerre Civile, avaient appartenu aux deux camps. En ce sens, le catalanisme de résistance servit comme un lieu de rencontre au-delà de la politique partisane et des frontières idéologiques du passé, sans pouvoir dissoudre totalement les vieux antagonismes idéologiques. L’écrivain et journaliste Josep Pla, situé sans complexes du côté des vainqueurs de la Guerre Civile, définit avec son efficacité proverbiale cette circonstance particulière lorsqu’il se réfère aux efforts de préservation de la langue catalane : « J’appartiens à une certaine tribu. Cette tribu occupe une certaine zone géographique, voit le monde à sa manière, absolument personnelle, parle une certaine langue, pauvre et peu travaillée, misérable (…). Une littérature – sous toutes ses formes – est l’esprit de la langue. Fondre la langue et le peuple, c’est lui donner un esprit. C’est l’obligation première d’un écrivain. Cette tâche est primordiale, et s’il faut lui sacrifier trois générations, il convient de le faire imperturbablement ».
Au cours des années quarante et cinquante, les référents essentiels de cet état d’esprit et de sentiments reposèrent sur la capacité d’influence de certains groupes et individus. En ce sens, et à manière d’inventaire, il est important de citer quelques cas : l’extraordinaire travail de formation du poète Carles Riba dans le domaine privé, tout comme ses liens avec des poètes et écrivains du reste de l’Espagne, par le biais de celui qui avait détenu une importante charge de phalangiste, Dionisio Ridruejo (déporté à Llavaneres par le franquisme et traducteur, avec son épouse Glòria Ros du Quardern Gris [Carnet Gris] de Josep Pla, ainsi que de notables poètes catalans) ; l’importance des Études Universitaires Catalanes, clandestines, continuatrices de l’œuvre d’un Institut des Études Catalanes supprimé et dénigré, avec à leur tête le vieil homme politique et architecte Josep Puig i Cadafalch ; les noyaux résistants obstinés dans le patronage d’activités culturelles d’orientation catalaniste autour des avocats Maurici Serrahima et Josep Benet ; le travail extrêmement important de la maison d’édition Selecta, de Josep Maria Cruzet et de Josep Pla, catalans de Burgos l’un et l’autre, ou celui de Josep M.Capdevila avec la maison d’édition Barcino. Il faut aussi mentionner l’important travail mené à terme par les amples milieux intellectuels de la diaspora républicaine, entre lesquels on peut citer la revue emblématique des Cahiers d’Exil (Quaderns d’Exili), éditée au Mexique par un groupe de jeunes artistes et écrivains. Au cours des années 1960, l’obscur labeur que nous venons de mentionner s’épanouit en un répertoire varié d’activités artistiques et littéraires, dont l’enracinement local rappelle en un certain sens la floraison associative du début du siècle. Grâce au relatif affaiblissement répressif du régime, une bonne part de l’activité culturelle et littéraire s’articula autour du dénominateur commun du catalanisme, lequel admettait à nouveau des positions idéologiques très diverses. On ne peut négliger la mention du mouvement musical d’inspiration française de la « Nouvelle Chanson », ou le cas du support massif au Barcelona Football Club (forcé par le franquisme de changer l’ordre anglophone de son nom), la fondation d’Encyclopédie Catalane et des Éditions 62, le Club des Romanciers de Joan Sales, ou l’existence d’un nombre considérable de publications culturelles permettant la résurgence de l’édition en langue autochtone. Il convient de même de mentionner l’apparition de nombreuses institutions éducatives, qui adoptèrent (sans reconnaissance officielle) le catalan comme langue de l’école. Dans les années 1970, l’usage de la langue autochtone fut introduit de manière officieuse dans les universités catalanes et, de façon partielle, dans l’éducation publique et privée secondaire.
Le tournant nationaliste
Entre les décennies 1960 et 1980, point final de cette exploration, deux moments notables sont à signaler dans les relations entre culture et politique dans l’histoire du catalanisme. À la fin des années 1960, une partie importante des cercles de gauche de résistance politique au franquisme s’éloigna de manière significative de la résistance catalaniste, et de l’ensemble de la culture catalane comme telle. Ce déracinement implicite ou explicite dénotait plusieurs choses, comme par exemple l’arrivée à la majorité d’une génération totalement éduquée dans l’école castillanisée et frénétiquement espagnoliste du premier franquisme. Il dénotait, en second lieu, la disparition des références culturelles de l’étape républicaine ou antérieure, encore vives pour les générations précédentes. Ce phénomène se produisit parallèlement à la grande vague d’immigration des années soixante, lorsque des millions de personnes nées hors de Catalogne arrivèrent dans l’aire industrielle barcelonaise. En ce sens, les années soixante et soixante-dix constituèrent un moment essentiel de changement sociologique, et d’intégration massive du monde catalan dans les circuits de la culture espagnole castillanophone de l’époque. Face à ces avalanches politiques et sociologiques, le catalanisme culturel n’avait ni les antidotes idéologiques ni la capacité institutionnelle adéquate pour offrir un contrepoint opérationnel. Dans l’ensemble, les années immédiatement postérieures au franquisme représentèrent un moment essentiel de test de l’état de santé de la culture propre et du registre linguistique dans l’ensemble du monde catalanophone (comme cela arriva avec une intensité sans précédent à Valence et à Mayorque). Il est important de souligner, sur ce dernier point, de quelle manière la résurgence du valentianisme catalaniste dériva au cours des années soixante vers un pan-catalanisme de nouveau type. Dans ce processus, la figure clef fut celle de Joan Fuster. Si l’écrivain valencien ne fut pas l’inventeur du concept des « Pays Catalans » – au fort potentiel mobilisateur tout en étant très simplificateur –, il en fut l’indiscutable vulgarisateur. Derrière ce concept était défendue l’idée de transformer et de réclamer le domaine linguistique du catalan comme espace d’unité culturelle et politique, en faisant le plus souvent abstraction des profondes différences de tout ordre entre les parties censées le composer. Le bilan de ces années de changement reste à faire.
Le second moment correspond à la redéfinition drastique que le catalanisme hégémonique produisit sur les relations entre politique et culture à partir de la décennie 1980. Une rupture explicite avec le catalanisme culturel et diffus pratiqué jusqu’alors, dans lequel se retrouvaient de nombreuses personnes de sensibilités différentes, fut en effet signalée par la fondation et l’organisation du parti « Convergence Démocratique de Catalogne » autour de la figure indiscutée de Jordi Pujol. Homme politique de profil nettement démocratique, emprisonné par le régime franquiste, Pujol accentua fortement le message ouvertement nationaliste en termes de pouvoir politique. La sorte d’idéologie nationaliste de Pujol se définissait dans une continuité idéologique forte avec les formulations du début du siècle, alors qu’elle s’éloignait des formulations du front populaire et socialement de gauche des années trente. À la question de savoir ce que signifiait être nationaliste, le politicien catalan répondait : « Considérer que la Catalogne est une nation et que l’Espagne est plurinationale » [4], soulignant le côté politique de l’équation. Le concept de « catalanisme » fut subordonné (phagocyté pourrait-on même dire) par celui plus agressif de « nationalisme », une étiquette que le parti alors au gouvernement de la Generalitat considéra en diverses occasions qu’elle devrait donner son nom à l’organisation. De cette manière, la politique de parti, définie en des termes acceptables par le nationalisme ascendant, relégua à nouveau le catalanisme culturel à la société civile dans le cadre d’une hiérarchie accentuée. Le nationalisme de parti fondé par Jordi Pujol ne fut certes jamais en conditions d’imposer tout à fait sa perspective idéologique à la société catalane, dans la mesure où coexistaient des visions idéologiques et identitaires très diverses. Le fait que Convergence Démocratique de Catalogne (en coalition avec le parti démocrate chrétien Union Démocratique) [5] ait été le parti au pouvoir pendant tant d’années, une fois approuvé le Statut d’Autonomie de 1979, conféra en revanche une valeur ajoutée extraordinaire à ses positions doctrinales, tout en expliquant également les conséquences profondes sur les limites de la culture promue depuis le pouvoir de l’Autonomie. Par conséquent, le grand changement politique de cette étape ne fut pas synonyme du triomphe des objectifs à long terme du catalanisme culturel en tant que tel, ceux qui s’étaient affirmés de façon plurielle depuis les catacombes de l’opposition à un régime dictatorial d’une durée extraordinaire. En même temps, le nationalisme qui gouverna la Catalogne pendant vingt-trois ans ne parvint jamais à expulser du camp catalaniste le gros des forces politiques catalanes, en particulier de celles affiliées à la gauche socialiste et post-communiste. Le bilan de la lutte pour l’hégémonie culturelle reste encore à faire, tout comme celui de l’impact de tout cela sur la population catalane dans sa pluralité et son hétérogénéité. Reste aussi à faire le bilan des effets sur la société catalane des transformations sociales et démographiques spectaculaires de la dernière décennie.
Traduit du catalan par Jeanne Moisand