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Recension Politique Histoire

L’étendard de la lutte

À propos de : Philippe Artières, La banderole, histoire d’un objet politique, Autrement


par Lucile Chartain , le 1er mai 2014


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En analysant les usages sociaux de la banderole, artefact éphémère portant l’étendard des luttes sociales, Philippe Artières étudie les mécanismes et la signification des phénomènes socio-historiques.

Recensé : Philippe Artières, La banderole, histoire d’un objet politique, Paris, éditions Autrement, 2013. 160 p., 15 €.

Philippe Artières, spécialiste de l’histoire de l’écriture contemporaine, étudie ici l’évolution des rôles et des formes de la banderole au sein des luttes politiques du XXe et du XXIe siècle. Il inaugure ainsi la nouvelle collection des éditions Autrement, « Leçons de choses », dont l’ambition est de proposer un aperçu de l’histoire de nos sociétés par le biais d’une histoire « infra-ordinaire » des objets.

Démarche et méthode : un objet ordinaire au service de l’Histoire incarnée

La démarche de l’auteur prolonge la réflexion de Georges Perec autour de la notion d’ « infra-ordinaire » : il s’agit, via l’analyse des usages sociaux d’un objet familier, d’étudier les mécanismes et la signification de certains phénomènes socio-historiques. Cette approche de l’Histoire par le biais des artefacts favorise une comparaison souple des différents contextes sociaux : l’auteur évoque aussi bien les luttes des suffragettes du début du XXe siècle que celles d’Act-up et des Femen, en passant par les actions de Solidarnosc pendant la guerre froide.

Cette histoire « incarnée » s’accompagne d’un style d’écriture fragmentaire, essayiste. Il ne s’agit pas de proposer une approche exhaustive et chronologique de l’histoire de la banderole, mais de développer une « micro-histoire » comparative et ouverte, présentée sous la forme d’un récit fluide composé de cinq chapitres thématiques et entrecoupé d’interludes. L’ouvrage est avant tout un voyage à travers les usages de la banderole. Chaque chapitre présente un de ces usages : le corps comme banderole, la banderole au sein des manifestations politiques, la banderole et l’ordre graphique dominant, les usages de la banderole au sein des cortèges funèbres, et enfin la banderole au sein des arènes sportives. Le style essayiste de l’ouvrage favorise par ailleurs une circulation constante des idées et des arguments.

La définition même de la banderole est ici mouvante, elle acquiert plusieurs formes : drapeaux, t-shirts, publicités, corps humain, foule bariolée, campement. La banderole n’est plus simplement une « bande d’étoffe portant une inscription » (définition du Larousse, 2014), elle devient un objet polysémique et protéiforme. C’est précisément l’« extraordinaire plasticité » de la banderole qui constitue pour l’auteur l’intérêt de son étude. Lors des rassemblements nazis par exemple, la foule humaine devient elle-même un « grand corps support » (p. 48).

Cette fragmentation de l’étude est cependant sous-tendue par une interrogation commune autour du rôle performatif de l’écrit dans un contexte d’appropriation de l’espace public. La banderole est avant tout slogan, elle constitue un texte qui détient une « force performative » (p. 126) dès lors qu’elle devient visible au sein de l’espace public. On le voit, la banderole comme objet de lutte s’apparente alors au slogan publicitaire, qui lui aussi vise une performativité au sein de l’espace public [1]. La banderole comme artefact devient un prisme d’analyse des paradoxes et contradictions des luttes sociales.

L’ouvrage d’Artières permet ainsi de dégager deux dialectiques inhérentes à ces conflits sociaux : la dialectique entre l’ordre et la lutte, l’autorité et l’asservissement d’une part ; et la dialectique entre l’éphémère et le durable, l’immédiateté du conflit et son inscription dans le temps d’autre part. Ce sont ces deux dialectiques que nous proposons ici d’examiner.

La banderole : objet de pouvoir, d’ordre et de désordre

La banderole est un instrument à la fois identitaire et autoritaire, un objet de ralliement et de subversion, d’ordre et de désordre. Il s’agit pour Artières — qui s’inscrit dans la lignée de l’analyse foucaldienne du pouvoir — de montrer que cette dialectique est inhérente aux luttes politiques en elles-mêmes.

Ainsi, qu’elle conforte le pouvoir en place ou le conteste, la banderole cristallise une identité qui lui préexiste. Elle est objet de ralliement à une cause, à une revendication, à des valeurs communes. En tant qu’objet identitaire, elle instaure un lien entre l’individu et le collectif, que ce soit au sein de manifestations, lors de rencontres sportives ou encore en temps de guerre. Si elle est objet de contestation, elle est aussi objet d’ordre et de structure, elle « permet à la manifestation de se tenir droite » (p. 35). La banderole, tout comme le drapeau, sert une identité interne et externe : elle définit de l’extérieur le groupe réuni autour de l’objet comme une identité à part entière, et elle renforce l’identité interne de ce groupe par son caractère de balise. L’étude de la banderole permet ainsi de questionner l’insertion de l’individu au sein d’une foule, dans la lignée des travaux de psychologie sociale de Gustave Le Bon : pour Artières la banderole est le « squelette » de la manifestation, ce qui relie l’unité individuelle à l’unité défilante.

Lors du mouvement des droits civiques dans les années 1960, la banderole est par exemple utilisée pour revendiquer une identité mise à mal par l’ordre social de la ségrégation. Elle est alors outil de revalorisation et de redéfinition de soi-même. À cet égard son apport performatif est essentiel : elle est actrice à part entière de la conscience collective et individuelle. En affichant haut et fort une identité conquérante, les individus « se subjectivisent » (p. 46). La reconnaissance identitaire est alors aussi bien individuelle qu’intersubjective.

En Pologne également, l’utilisation des banderoles par Solidarnosc dans les années 1980 vise à produire un véritable « contre-ordre graphique » pour lutter contre l’ordre graphique communiste omniprésent (p. 77). L’influence du syndicat passe alors par la propagation clandestine de cartes de vœux et de timbres, autant de « banderoles » qui s’immiscent au sein de l’espace privé pour contrer le verrouillage extrême de l’espace public. La banderole circule ainsi entre espace public et privé, individu et collectif, et vient brouiller la définition même de la « lutte politique. » Comme l’expose Artières, la « conquête (...) de l’espace par l’écrit n’est pas que symbolique », et constitue parfois un véritable acte de guerre. Le cas polonais est ainsi, pour Artières, « exemplaire » : il évoque notamment une « guerre des murs », une « reconquête de la ville » (p. 86). Ce vocabulaire guerrier, utilisé par les militants eux-mêmes, témoignent de la porosité de la frontière entre ordre et désordre au sein des luttes de pouvoir.

La banderole identitaire peut cependant prendre une autre forme : non plus celle d’une subversion par rapport au pouvoir en place, mais de soumission à ce pouvoir (dictatures maoïste et nazie notamment). Pour les marins américains notamment, le tatouage du drapeau étoilé transforme leur corps en véritable « banderole patriotique » (p. 37) qui atteste de leur engagement auprès de l’État. Une nouvelle fois, la banderole est ici à la fois figure d’autorité et signe d’appartenance. Les « symboles républicains », eux aussi (écharpes tricolores des élus, cérémonials politiques), détiennent de puissants effets performatifs. Il s’agit d’asseoir son pouvoir, tout comme les manifestants luttant contre une politique gouvernementale visent à asseoir leur autorité en tant que groupe de pression.

Le rapport paradoxal de la banderole à l’ordre et au désordre est également explicité dans autre contexte, celui de l’arène sportive. Le stade est en effet un lieu identitaire : la banderole y est à la fois communion avec les joueurs et expression de désaccords avec l’adversaire. Différents corpus de banderoles coexistent ainsi au sein du stade, qui devient un lieu d’affrontement paradigmatique des couleurs et des écrits. La question de la médiatisation et de la visibilité des messages acquiert, par le biais de cet exemple sportif, tout son sens.

La banderole et les médias : la fixation de l’éphémère

Ainsi, l’espace public doit être désormais compris comme un espace élargi, non plus restreint au domaine concret de la rue et des espaces extérieurs, mais se déployant également dans la sphère abstraite des médias.

La médiatisation croissante des luttes sociales questionne la frontière entre le concret et le virtuel. La dématérialisation peut en effet entraîner un élargissement extrême de l’espace des protestations : la banderole est parfois fictive, recréée numériquement, mais elle conserve son potentiel performatif. L’auteur donne l’exemple des pratiques du defacing (p. 134) et du « faux graffiti » pulvérisé sur la coque de l’avion de George Bush en 2006. La banderole, à l’origine objet de tissu, devient ici totalement virtuelle.

Mais le développement du numérique, et l’inflation d’images qui en découle, ne doit pas occulter l’origine plus ancienne de cette mise en image paradoxale de l’écrit. L’auteur indique ainsi que ce sont avant tout les suffragettes anglaises, au début du XXe siècle, qui ont développé une « politique de visibilité inédite » (p. 41), en recourant notamment à des techniques publicitaires innovantes. Encore une fois la frontière entre publicité et occupation de l’espace public est, au sein des luttes sociales, poreuses. Les suffragettes diffusent ainsi de nombreuses cartes postales où les militantes sont mises en scène selon un jeu de couleurs complexe qui constitue un « langage corporel de la protestation ».

Cette mise en scène particulière témoigne de l’influence réciproque entre médias et actions militantes : chaque nouveau support médiatique infléchit le rapport des militants à la banderole. C’est ainsi l’importance grandissante de la télévision qui incite les militants d’Act-Up, dans les années 1980, à utiliser la puissance du média télévisuel pour accroître la portée de leurs actions. Comme l’expose Artières, il faut « être vu, photographié, filmé » (p. 103). Il évoque ainsi le cas des enterrements « politiques ». Ces rassemblements mémoriels sont l’occasion d’ancrer la mort au cœur du combat politique, un moyen de « continuer le combat » (p. 107) Ils favorisent une meilleure visibilité des revendications, comme en témoigne l’immense banderole patchwork dédié à Clews Vellay (ancien président d’Act-up Paris), déployée par ses amis lors de ses funérailles et agencée, selon Artières, pour être « belle et efficace ». Cette double fonction résume bien l’enjeu contemporain des usages de la banderole au sein de l’espace public : bien que conservant son rôle initial de message éphémère et spontané, elle doit également être visible et repérable. Le facteur médiatique est alors intégré à la fabrication des banderoles, qui doivent être plus percutantes, plus « professionnelles ». Ce n’est pas tant la banderole que la mise en image de la banderole qui acquiert une importance au sein des luttes sociales contemporaines [2].

La banderole acquiert une « seconde vie médiatique » : elle n’est plus simplement active le temps de son occupation de l’espace public, elle devient également performative par son occupation de l’espace public médiatique, virtuel, imagé. Le caractère performatif de l’écrit est ainsi paradoxalement renforcé par l’image. Artières évoque une « mutation du militantisme », une nouvelle forme d’articulation entre luttes sociales, espace public et formes graphiques, et ce notamment par la constitution d’un « savoir-faire militant » (p. 67).

Conclusion : la banderole réifiée, objet mémoriel et scientifique

Avec cet ouvrage, la banderole et l’objet « ordinaire » acquièrent pour l’historien, mais aussi pour la sémiologue et le sociologue, un statut scientifique de « fixateurs de sens ». La banderole, mise en image, « enregistre » en effet l’évènement éphémère, en conserve une trace et en fixe le sens pour l’analyste en sciences sociales. Elle constitue notamment un prisme d’analyse intéressant pour les sociologues qui questionnent, dans la tradition wébérienne, le sens que les acteurs accordent à leurs actions sociales et à leurs mises en scène.

L’utilisation de la photographie par les historiens est ainsi un « impératif historique » (p. 67). L’auteur évoque notamment le travail d’Elie Kagan, le « photographe des banderoles » (p. 61), dont les photographies de mai 68 constituent un corpus « inestimable » pour une analyse scientifique de ces révoltes.

Le chercheur en sciences sociales se doit de s’intéresser à la conservation et l’utilisation de ces « traces » : sans cette mémoire des objets, la mémoire des révoltes en elles-mêmes s’effrite. L’ouvrage d’Artières est ainsi, avant tout, une réflexion autour de la mémoire des luttes. Il ouvre également de nombreuses pistes pour l’analyse de la notion même d’« action politique » à travers l’Histoire.

par Lucile Chartain, le 1er mai 2014

Pour citer cet article :

Lucile Chartain, « L’étendard de la lutte », La Vie des idées , 1er mai 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-etendard-de-la-lutte

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Notes

[1Notons à cet égard que le terme allemand désignant « l’espace public », « Öffentlichkeit », est également traduit en français par « publicité ». La langue allemande témoigne ainsi de l’ambiguïté même du phénomène social de l’espace public, et de son affinité originelle avec les techniques publicitaires. Cette ambiguïté a notamment été étudiée par Jürgen Habermas dans son analyse de l’espace public et des mécanismes de propagande qui le sous-tendent. (Jürgen Habermas, L’espace public, Payot, Paris, 1988). Habermas prolonge ainsi les études sur l’industrie culturelle d’Adorno et Horkheimer des années 1940-1960 (cf. notamment le chapitre 4 de la Dialectique de la Raison, Gallimard, Paris, 1983).

[2On retrouve ici les mécanismes déjà développés par Adorno et Horkheimer autour de l’industrie culturelle dans les années 1940-1960, et notamment leur analyse du concept de médiation et de « seconde nature » (dérivé de Hegel) : ce n’est plus tant la relation de l’individu à l’objet en lui-même qui importe dans nos sociétés, mais sa relation avec l’image de l’objet. Guy Debord, dans La société du spectacle (Gallimard, Paris, 1967), s’intéresse également à ce rapport de plus en plus médié des individus à un monde mis en scène.

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