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Recension Philosophie

L’essence nourricière du monde

À propos de : Corine Pelluchon, Les nourritures. Philosophie du corps politique, Seuil


par Jean-Philippe Pierron , le 29 avril 2015


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Nous devons avoir l’ambition, explique C. Pelluchon, de repenser les relations que nous entretenons avec la nature, à travers un pacte qui nous lie aux non-humains. Ce n’est que de cette manière que nous parviendrons à donner à l’écologie un fondement anthropologique.

Recensé : Corine Pelluchon. Les nourritures. Philosophie du corps politique, Seuil, Collection L’ordre philosophique, 2015, 389 p., 25 €.

Peut-on articuler dans un même mouvement de pensée l’enquête menée par les éthiques de l’environnement qui cherchent à conférer un statut aux entités non humaines, le souci qu’ont nos démocraties d’accompagner et de réguler le développement des biotechnologies sans dériver en expertocratie, et des enjeux d’existence ? L’ambition de cet ouvrage synthétique, remarquable et nécessaire, est de répondre à ces questions. Il réinstalle avec souffle les questions d’écologie (de l’agriculture à la cause animale, de la métropolisation à l’alimentation) dans une vaste réflexion pour un projet de nouveau pacte social. Corine Pelluchon se propose ici de tirer toutes les conséquences éthiques et politiques de cette expérience grâce à laquelle nous découvrons que nos existences ne sauraient être séparées de ce dont nous dépendons et développons une attention à l’égard de ceux avec lesquels nous vivons, humains et non humains.

Reprenant un type de formulation habituelle chez les théoriciens du contrat social (de Hobbes jusqu’à Rawls) mais à l’heure du « contrat naturel », elle pose ainsi les termes de l’enjeu : « imaginer une forme d’association qui protège la personne, les biens et l’intimité de chaque associé et encourage la convivialité et la justice conçue comme partage des nourritures. Chacun est relié, dans sa vie et son usage des nourritures, aux autres hommes (passés, présents et futurs) et aux autres vivants » (p. 254). L’ambition de cet ouvrage est donc grande. Il s’agit d’articuler des enquêtes jusqu’à présents demeurées encore sur des lignes de fronts distinctes : la recherche écophénoménologique sur ce que signifie « habiter la Terre », le questionnement éthique sur la valeur intrinsèque des non humains, les analyses de philosophie politique concernant la « démocratie écologique » et la remise sur le métier d’une anthropologie philosophique qui tente de conjuguer autonomie et vulnérabilité dans une anthropologie de l’homme précaire.

De ce fait, cet ouvrage permet à la fois de faire un bilan sur ce qu’est devenue l’écologie politique dans le débat contemporain et d’ouvrir des perspective de philosophie pratique concernant aussi bien les questions translocales (climats, pollutions) que des enjeux comme ceux de l’agroécologie ou de l’élevage industriel. Dans le même temps, cet ouvrage opère également une forme de recollection interne au travail de la philosophe. Synthèse entre ses premières publications sur le libéralisme politique qu’elle veut corriger (elle est initialement spécialiste de la philosophie politique de Leo Strauss) par une critique de l’autonomie exaltée dans L’autonomie brisée et une enquête en direction d’une éthique de la vulnérabilité distincte des éthiques dites du care, sa philosophie des nourritures démontre la fécondité qu’il y a pour la démocratie de se mettre à l‘école de l’écologie politique.

La réception de la philosophie de l’environnement dans le contexte français

Vingt-cinq années séparent la publication du livre de Corine Pelluchon Les Nourritures. Philosophie du corps politique, de celle, au début des années 1990 des livres de Michel Serres Le contrat Naturel (1990), de la traduction française du Principe responsabilité de Hans Jonas (1990) et de leur critique par le livre de Luc Ferry Le Nouvel ordre écologique (1992). Durant ces vingt-cinq années, les questions de développement durable, de philosophie de l’environnement, et avec elles celles d’éthique animale dont on peut considérer qu’elles en sont une sous-partie, se sont progressivement imposées comme légitimes, nécessaires et fécondes dans le débat, la réflexion philosophique, le paysage intellectuel et éditorial. Mais elles le firent par le détour contextualiste et pragmatique – en un mot beaucoup moins universaliste et théorique dans la manière d’appréhender les enjeux que ne le fit le débat en France – des philosophies de l’environnement d’inspiration nord-américaine, notamment des théories du care et des théories écoféministes. Ces dernières, en dépaysant le débat, à la fois géographiquement et conceptuellement – en adoptant les distinctions analytiques entre éthiques anthropocentrée, écocentrée, biocentrée ; en discutant le statut d’une valeur intrinsèque reconnue à l’animal ou à un milieu ; en élargissant le champ de la considération morale, etc. -, ont contribué à le rendre audible. Mais cela se fit au risque de s‘enfermer dans une casuistique et une querelle technique sur la valeur intrinsèque ou sur la critique de l’anthropocentrisme. Ce faisant, on délaissa souvent les relations entre environnement et cultures, nature et histoire. Tout s’est ainsi passé comme si la fascination pour la wilderness occultait ce qui est à l’origine de ces interrogations, à savoir les relations entre la nature et l’histoire qu’a encouragées la pensée moderne. La valorisation de la nature sauvage ne peut toutefois par constituer seule une réplique au développement d’une civilisation technologique acosmique. Elle risque même de négliger l’enjeu que constitue le projet de recosmiciser, d’embrayer nos cultures et un « être avec » la nature.

Simultanément, pendant que cet intérêt pour l’éthique environnementale s’est développé, le type d’économie qui a rendu possible la civilisation technologique – une économie sans oikos, sans « maison commune » – a continué à étendre son champ d’application, trouvant dans le développement durable – cet oxymore si souvent dénoncé – l’occasion de conciliation à bon compte de la croissante économique, de la protection de la biosphère et de la justice sociale (p. 15). Le discours européen sur le développement durable parait bien souvent ambigu, étendant au lieu de le modifier et de le contrecarrer le paradigme de l’homo oeconomicus abstrait. Il peut cautionner une croissance qui quantifie et financiarise les « richesses » produites par la nature en développant de nouveaux marchés (les services écologiques gratuits, le marché de puits de carbone et des permis à polluer, etc.) Plutôt que de penser la nature de manière non utilitariste, on continue de la manipuler en n’y voyant qu’une ressource et une carrière. En face de l’anthropologie de « l’idiot rationnel » (cf. Amartya Sen, « Des idiots rationnels », Essai 1 repris dans Ethique et économie et autres essais, Puf, Collection Quadrige, 2012) qui cautionne l’économie responsable de la crise environnementale mais également en face de la fascination pour la wilderness, Corine Pelluchon se propose donc de promouvoir une anthropologie relationnelle dont « la nourriture » condense le programme. Elle l’explicite dans un « cogito gourmand et engendré » (p. 351) immergé dans le monde sensible qui souligne « l’essence nourricière du monde et la générosité de la vie » (p. 355), base susceptible de corriger l’acosmisme de la civilisation technologique. Son projet est donc d’élever un contrat social et naturel à partir d’une phénoménologie du sentir (Maldiney est convoqué ici p. 49 et suiv.) pour laquelle la communauté du sensible découvre la consusbtantialité originaire de l’homme et du monde est le mode originel de notre rapport au monde. Le sentir-avec-les-choses prend le pas sur l’être-au-monde. Ce que le mot « nourritures » retenu comme titre de l’ouvrage exprime clairement, c’est que le monde qui sert notre subsistance est aussi celui qui contribue à définir notre substance. Il est donc un contresens à ne pas faire. Nourritures ne signifie pas ici ressources (comme l’exalte une société de consommation qui confond la jouissance et l’envie) mais conscience sentie d’une coappartenance, d’une relation, d’un vivre de et avec.

La phénoménologie du sentir, propédeutique d’un contrat social renouvelé ?

Le livre ambitionne alors de faire une synthèse entre les différents traitements des questions environnementales dans le cadre de la philosophie continentale et de ses traditions (phénoménologique, herméneutique, philosophie politique du contrat, éthique de la considération morale). Insatisfaite de la querelle interminable qui oppose les différentes éthiques environnementales, mais également insatisfaite de la façon dont se sont posés les termes du problème dans le contexte français, Corine Pelluchon retient les leçons des éthiques environnementales en les réinstallant sur le fond d’une anthropologie relationnelle liant humains et non humains dont l’idée de « nourritures » est le concentré expressif. Elle s’attèle à cette tâche en élaborant une phénoménologie mettant au jour des existentiaux majeurs (se nourrir, habiter) sur l’assise desquels déployer une philosophie politique et une éthique (annoncée pour un prochain ouvrage qui serait le deuxième volume de ce projet). De ce point de vue, l’ouvrage investit une voie médiane entre éthique environnementale et humanisme politique des Lumières en s’appuyant sur ce que signifie et implique la conscience d’une appartenance à la nature que décrit une phénoménologie du sentir. Il y a donc là un double déplacement : articuler philosophie de l’environnement et conscience d’une histoire contre l’exaltation romantique mais abstraite de la nature sauvage ; dépasser la lecture trop courte de la philosophie politique classique des théories du contrat pensant le pacte social des hommes entre eux et négligeant les relations entre les humains et la Terre.

La thèse de Corine Pelluchon prend une place originale dans le paysage intellectuel de l’écologie politique. Dans la controverse française entre l’ouvrage de M. Serres et celui de L. Ferry s’est cristallisée, sinon figée une opposition radicale, apparemment indépassable entre philosophie de la nature et philosophie de l’histoire, entre écologie et humanisme, entre conscience postmoderne de la vulnérabilité et culture moderne de l’autonomie. L’affirmation maintenue par L. Ferry d’un idéal humaniste inspiré des Lumières que rien n’oblige à sacrifier sur l’autel de la crise écologique, n’avait voulu trouver dans l’appel au respect de l’environnement, que la convocation d’une conception pré-moderne de la nature – le cosmos. L’écologisme dans cet esprit ne serait qu’un antihumanisme encourageant la fusion, dilution du sujet émancipé et autonome dans le grand tout orphique de la nature. La défense, à rebours par Michel Serres d’un contrat naturel d’inspiration lucrétienne, instruit des philosophies des sciences de la nature attentives aux relations systémiques, faisait référence, au moins par assonances, aux théories du contrat social classique. Il suggérait que le contrat naturel négligerait, en pensant les liens des hommes entre eux, les relations des humains avec les non humains, mais il ne montrait pas comment l’on passe de la conscience d’une appartenance symbiotique à une responsabilité éthique et politique eu égard à la Terre et tous ses habitants.

Dans ce contexte, l’ouvrage de Corine Pelluchon renouvelle les termes du débat, y compris lexicalement comme le paradigme des nourritures le manifeste assez. Ce faisant, il ne s’agit pas d’opposer l’autonomie à la vulnérabilité, l’histoire à la nature, mais de se rendre phénoménologiquement attentif au point de connexion où l’existant humain se sait aussi être un vivant « de » et « avec » d’autres vivants dans une forme de coprésence. Se situant au-delà du langage de la vulnérabilité, en choisissant le mot sensible de nourritures, elle prend ses distances avec les dualismes culture/nature, sujet/objet qui ne font de la nature qu’une ressource à exploiter. Cela lui permet également de privilégier cette forme de jouissance joyeusement relationnelle de notre être au monde, engagée dans l’alimentation et l’habitation considérées non comme condition suffisante mais comme soubassement de toute manière de faire monde. Vivre de… c’est vivre de relations et en prendre soin, attentif au fait que la faim des autres (mot de Levinas qui ouvre l’ouvrage) met en question et interroge nos manières de faire monde commun. Cette phénoménologie du sentir radicale – concentrée sur la nourriture et sur l’habiter irréductibles à leurs caricatures que sont la protéine et la localisation -, articulée à un constructivisme politique redonne à l’idée de « contrat naturel » une consistance convaincante. Il prépare un traité de la considération morale qui explorera les dispositions éthiques qui pourraient soutenir cette philosophie des nourritures. Assumant la tradition humaniste des théories politique du contrat mais en les repensant au risque du retentissement pratique de ce que signifie l’épreuve écologique d’un être avec la nature, Corine Pelluchon articule souci de l’environnement et enjeux sociaux et historiques en repensant les relations entre démocratie et délibération, à travers une conception de la justice comme partage des nourritures. Cherchant à faire œuvre, comme le souligne le sous-titre de l’ouvrage, d’une philosophie du corps politique, elle y parvient, avec élégance et force.

par Jean-Philippe Pierron, le 29 avril 2015

Pour citer cet article :

Jean-Philippe Pierron, « L’essence nourricière du monde », La Vie des idées , 29 avril 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-essence-nourriciere-du-monde

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