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L’enquête philosophique
Entretien avec Claudine Tiercelin


par La rédaction , le 17 février 2017
avec le soutien de Les entretiens du Collège



Qu’est-ce qu’une enquête philosophique ? Claudine Tiercelin, professeur au Collège de France, discute des mécanismes d’acquisition et de révision de nos croyances et montre qu’en métaphysique comme en politique, la notion de vérité nous est indispensable.

Montage : Vincent Boyer

Transcription de l’entretien

La Vie des Idées : Qu’est-ce qu’une enquête philosophique ?

Claudine Tiercelin : L’enquête philosophique est ce qui vous permet de rechercher la vérité et d’avoir pour idéal la connaissance. Platon et Aristote enquêtaient déjà philosophiquement. Le modèle de l’enquête socratique est le suivant : est-ce que je pose cette question ? est-ce que je réponds à cette question ? est-ce que ce que je crois est vrai et peut être justifié par des raisons ? Lorsque je dis que je privilégie le modèle de l’enquête sur le modèle de la connaissance on peut penser que je m’inscris dans ce modèle socratique de questions et de réponses. Un modèle qui a aussi eu ses heures de gloire chez les pragmatistes américains, notamment Charles Sanders Peirce et John Dewey.

J’essaie de conserver le plus possible ce qu’étaient les trois axes nécessaires à toute enquête qui veut suivre un modèle classique, en répondant à la question : qu’est-ce qu’une croyance vraie justifiée ? En effet, la connaissance doit répondre à trois conditions nécessaires et suffisantes : 1) quand quelqu’un sait quelque chose il croit quelque chose, c’est la condition de croyance ; 2) cette croyance doit être vraie, c’est la condition de vérité ; 3) cette croyance doit être justifiée par des raisons, c’est la condition de justification. Toute enquête philosophique est un effort pour essayer de s’inscrire dans ce modèle de la connaissance posé par Platon dans le Théétète.

Pourquoi le modèle proprement pragmatiste de l’enquête ajoute-t-il une dimension supplémentaire ? Lorsque l’on essaie d’enquêter, on s’interroge de très près sur les conditions de possibilité de la connaissance, certes, mais on essaie aussi, ce qui est plus original, de s’interroger sur les conditions de possibilité du doute qui peut affecter nos croyances. L’enquête philosophique a beaucoup à gagner à comprendre ce mécanisme de va-et-vient qui s’opère en permanence entre des croyances que nous pensons être vraies, et suffisamment justifiées, et les doutes que nous pouvons avoir à l’égard de ces croyances. Par exemple il peut arriver que l’expérience que nous rencontrons crée un tel choc qu’elle va totalement à l’encontre de nos croyances, à tel point que nous sommes obligés de les réviser. L’enquête doit être en mesure de nous renseigner un petit peu plus sur les mécanismes d’acquisition de formation de nos croyances, et d’interroger les conditions de possibilité du savoir et du doute.

Le deuxième élément très important de l’enquête est qu’une enquête remet en cause une forme d’idéal classique de la connaissance comme s’appuyant sur l’infaillibilité, ou sur des certitudes dogmatiques, ou encore sur certains principes de nécessité et d’apodicticité. Notre concept de connaissance, en particulier dans le domaine scientifique, nous a obligé à revoir un petit peu ce modèle impérial du savoir et nous oblige aussi à revenir à un style plus socratique : nous devons en permanence essayer de nous assurer que les croyances que nous avons correspondent bien à ce qui est : une approche faillibiliste de la connaissance est donc nécessaire. Nous devons impérativement suivre une éthique intellectuelle qui est telle que si nous rencontrons quelque chose qui va à l’encontre de ce que nous croyons, alors nous devons réviser cette croyance.

La Vie des Idées : Quelles sont les spécificités de l’enquête métaphysique ?

Claudine Tiercelin : Je conçois la métaphysique comme l’étude la plus générale de ce qui est, au sens de la métaphysique générale, et au sens aussi de l’examen, que je crois possible, de la nature des propriétés du réel. À partir du moment où j’ai cette grande ambition en métaphysique, il est évident que cela m’impose une méthode très particulière.

Dans la première phase de l’enquête métaphysique il faut s’assurer que les problèmes sur lesquels nous réfléchissons ne sont pas des pseudo-problèmes. Le tournant du positivisme logique est là, mais aussi le tournant kantien : un certain nombre de critiques de la métaphysique sont passées par là et nous ont fait mesurer à quel point il était difficile de dire quelque chose qui ne soit pas totalement dénué de sens en métaphysique. Il faut donc faire passer nos énoncés métaphysiques au test du sens et du non-sens. Il existe des conditions d’assertabilité de nos énoncés en métaphysique auxquels il faut en effet se soumettre.

Le deuxième moment de l’enquête métaphysique est cette fois un peu moins thérapeutique. Il faut procéder à une analyse conceptuelle qui nous permette de déterminer non seulement ce qui est, mais aussi ce qui est possible et ce qui est concevable. La métaphysique, à la différence des sciences empiriques, essaie de déterminer le champ des possibilités. Pour ce faire, l’analyse conceptuelle doit s’occuper de ce que le langage ordinaire met à sa disposition, mais très souvent elle doit aussi essayer d’utiliser les moyens de la logique formelle pour rendre compte de ce qui signifie l’être. Cette analyse conceptuelle se fait à un niveau a priori, même si nous ne devons pas faire l’économie d’un certain nombre d’intuitions que nous pouvons avoir en métaphysique. Il faut nous appuyer, dans cette phase de l’analyse conceptuelle, sur un certain massage énergique des intuitions que nous pouvons avoir sur la substance, le changement, le libre-arbitre. Nous avons des intuitions, qui sont souvent contradictoires, et il faut jouer sur ces intuitions, les faire travailler.

Le troisième niveau de l’enquête consiste à essayer de déterminer si les analyses que nous avons pu tirer au clair sur le plan de l’a priori peuvent rencontrer un certain nombre de données qui nous sont fournies par les sciences empiriques, par exemple la biologie ou la psychologie cognitive. Ces sciences fournissent toute une série d’informations et nous devons tester nos analyses conceptuelles grâce à elles, sinon nous faisons de la métaphysique en apesanteur.

La Vie des Idées : Pourquoi une enquête sur les faits politiques est-elle nécessaire ?

Claudine Tiercelin : La question est de savoir si les faits sociaux sont différents d’autres types de faits. Y a-t-il vraiment une ligne de partage entre les faits dont peut rendre compte le philosophe politique et les faits dont peut rendre compte le philosophe des sciences ou le savant ? Parler d’un certain nombre de phénomènes politiques, de faits politiques, relève d’une ontologie différente : le fait qu’il y ait des billets de banque est un fait socialement construit, et ce n’est pas la même chose que de tenir compte, par exemple, du fait que des dinosaures ont existé avant que nous soyons là. De même, les faits dont il est question sur internet aujourd’hui ne sont plus tout à fait du même ordre, c’est la question des big data. Il y a donc une hiérarchie à instaurer entre les types de faits et il est évident que le philosophe, quelle que soit sa spécialité, aura à mener une réflexion sur la modification qui est en train de s’opérer sur ce que c’est véritablement qu’un fait.

La Vie des Idées : Que peut nous apporter le pragmatisme aujourd’hui ?

Claudine Tiercelin : Pierce a toujours dit que le principe social était enraciné dans la logique. Il était convaincu que le pragmatisme impliquait le réalisme : cela voulait dire quelque chose de très fort, puisque cela supposait qu’il y avait même des universaux réels. La raison pour laquelle le pragmatisme peut avoir quelque chose à nous apporter c’est peut-être au moins autant dans sa lecture peircienne que dans sa lecture jamesienne. Il faut veiller au fait que la vérité est une chose sérieuse – et non pas quelque chose qui peut muter comme James le pensait –, c’est-à-dire que ce n’est pas simplement quelque chose qui est utile, qui se paie, qui se vérifie, mais quelque chose qui reste indépendant de ce que nous pensons. Il y a bien, au-delà des valeurs que nous avons, au delà des idées que nous pouvons avoir, un certain nombre de facts of the matter, de faits, qu’il est de notre responsabilité de faire entendre. Nous n’avons donc peut-être pas tous les moyens à notre disposition en faisant simplement appel à notre expérience, une éthique de la communication, de la discussion. Nous avons besoin, en politique, d’une conception beaucoup plus forte de la vérité.

Propos recueillis par La Rédaction

par La rédaction , le 17 février 2017

Pour citer cet article :

La rédaction , « L’enquête philosophique. Entretien avec Claudine Tiercelin », La Vie des idées , 17 février 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-enquete-philosophique

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